Nous poursuivons ici notre survol barrésien des dimanches de cette année 2023, avec l’annonce de la réédition par Belle-de-Mai Éditions du Jardin de Bérénice, qui fait suite aux deux premiers tomes de la trilogie « Le culte du moi », Sous l’œil des barbares et Un Homme libre.
René Jacquet dans Notre maître Maurice Barrès (éd. Libraire Nilsson, 1900) présenta ainsi cet ouvrage publié en 1891 :
La longue période d’angoisses et d’études intérieures qu’embrassent ces deux premiers volumes serait vaine si elle ne devait avoir de conclusion pratique. À la fin des Barbares, le jeune homme supplié son Maître (« qui que tu sois, axiome, religion ou prince des hommes ») de lui choisir le sentier « où s’accomplira sa destinée ».
Par le Jardin de Bérénice, nous l’accompagnons dans ce sentier. Philippe a résolu d’être député. Bien entendu l’auteur ne s’attardera pas aux menus détails, d’une agitation électorale il n’en retiendra que le cadre indispensable à sertir des idéologies, à « situer » des sensations.
Probablement parce que l’action y est plus continue, qu’il s’y trouve des pages d’un sentiment plus délicat et que, même abstraction faite du symbole, la douce Bérénice incarne un type infiniment touchant, le Jardin de Bérénice de est vite devenu populaire dans les classes lettrées. Pour cette raison il devient inutile d’en faire ici l’analyse; au reste il entre simplement dans notre intention de saisir le sens de l’œuvre, qui surtout importe.
Le Jardin de Bérénice (qui primitivement devait être intitulé de la parole de Néron mourant Qualix artifex pereo !) est, pour employer les termes mêmes de l’auteur, le commentaire des efforts que tenta Philippe en vue de « concilier les pratiques de la vie intérieure avec les nécessités de la vie active ».
Il entre dans la vie, ayant ses côtés son amie Bérénice, symbole de l’âme populaire et en face, comme adversaire, Charles Martin qui se créant de l’univers une vision opposée à celle qui passionne Philippe, incarne les barbares.
Or plus il avance, plus le monde s’harmonise avec ses pensées tous les systèmes sont tombés comme des voiles ; il voit par lui-même ; il découvre autour de lui une harmonie universelle ; il est le centre d’un infini séduisant et (comme ce mot résume bien toute l’œuvre de Barrès !) « d’une belle ordonnance ».
En résumé, le Jardin de Bérénice c’est les premiers jours de vie d’une âme qui, ayant pris conscience d’elle-même, se forme un univers.
Il n’est peut-être pas hors de propos de remarquer ici une ingénieuse application de la théorie qui dominait Un homme libre : Bérénice, élevée dans un musée parmi des tentures aux dessins naïfs qui bornent pour elle l’univers, conservera toujours son âme mystique et fleurie, un peu étroite, un peu triste, mais perverse avec tant d’innocence…
Ce serait peut-être aussi l’endroit où « placer » une étude sur « la femme dans Barrès », l’objet… « Voilà bien le nom qui lui convient sous tous ses aspects, au cours des trois volumes. Elle est en effet objectivée la part sentimentale qu’il y a dans un jeune homme de ce temps. » Mais tout ce qu’il y avait à dire, il l’a dit lui-même en termes magnifiques et immuables ; je ne saurais que paraphraser certaines pages de ses opuscules explicatifs aucune étude, si savamment psychologique soit-elle, ne les vaudra. Qu’on s’en tienne à ses commentaires, puisqu’ils contiennent tout.
De tous les livres de Barrès celui-là me semble lui demeurer le plus cher ; il aimerait, particulièrement lui voir rendre justice et surtout qu’on le comprit. Ne nous y trompons pas : le grand succès a été pour l’affabulation des esprits d’un monde sentimental plutôt que subtil, mais peu accoutumé à ces métaphysiques, ont pu y prendre un plaisir délicat, en raison de ce qu’ils soupçonnaient sans en prendre une notion exacte de profond à travers l’indécis de la forme, — le public de ceux qui ont compris le sens intime de l’œuvre est restreint. L’auteur en a souffert il est trop fier pour vous le dire. Et pourtant, lisez ce fragment d’une préface qu’il écrivit autrefois pour un livre de Jean Lorrain, La Petite Classe ; on y sent trembler de l’émotion à travers le nuage d’ironie.
La petite classe ! c’est le nom charmant dont Jean Lorrain a baptisé ceux et celles qui se piquent d’avoir les opinions, les sensations, les frissons artistiques les plus neufs. La métaphore est à la fois gentille et très exacte. Les plus jeunes, les plus naïfs, le plus charmants, voilà ce qu’est la petite classe, en même temps que son nom souligne fort bien le goût très décidé et très singulier qu’ont les femmes de cette époque pour l’instruction. Elles veulent savoir. Elles aiment les choses d’autant mieux qu’elles sont ardues la musique savante, la poésie savante, la philosophie. Leurs flirts préférés sont Mallarmé et Nietzsche.
… Et moi aussi, pourtant, j’ai été de la « petite classe » ! Je leur ai amené une petite fille, l’enfant Bérénice, triste et vêtue de violet, avec ses mains chargées de péchés, dont ils s’amusèrent. Mais chez eux, on ne fume pas et on ne parie pas politique. J’y baillais. Pour en sortir j’aurais pris le bras de Georges Ohnet lui-même, car il n’est qu’une chose que je préfère à la beauté, c’est le changement. Je n’eus point à recourir à cette extrémité. Quelques verres que je pris sur le comptoir du marchand de vins, dans l’antichambre des réunions politiques, ont lavé sur mes lèvres ce qui put s’y trouver un jour de miel poétique…
Quand je dis plus haut Bérénice : est le symbole de l’âme populaire, — cette interprétation ne prétend pas s’imposer. D’aucuns ont vu en Petite-Secousse l’instinct, d’autres la tradition d’une race. Ce me semble également plausible et conforme à l’esprit d’un Barrès et c’est la première apparition dans son œuvre d’une forte pensée qui supporte toute sa thèse démocratique et sa conception du véritable intellectualisme.
Barrès pense que l’instinct national concorde avec la raison la plus réfléchie, que l’instinct d’un pays est la vérité pour ce pays. Sur cette concordance de la plus haute raison réfléchie et de l’inconscient national. Barrès s’est toujours victorieusement appuyé dans ses luttes contre les intellectuels. C’est le sens de ses appels « à la France Éternelle, » où il dit que la santé sociale se retrouve dans chaque crise si l’on accepte les instincts séculaires du pays et c’est bien aussi le sens de Bérénice, qui meurt du pédant intellectuel Charles Martin.
Mais à propos de Petite-Secousse, qu’on me permette une légère digression, — en plus positif.
– Pourquoi l’avez-vous appelée Bérénice ? demandai-je un jour au maître, fort étourdiment.
– Bérénice ? Mais c’est un joli nom… J’aime beaucoup… Et puis, n’est-ce pas ? elle est un peu cousine de l’autre… celle de Racine…
– C’est bien à Aigues-Mortes que vous l’avez connue ? C’était une jolie petite méridionale ?…
– Quel insatiable curieux vous faites ! Durant mon premier séjour à Aigues-Mortes, je n’ai fréquenté personne ; j’ai voyagé, j’ai travaillé. À telles enseignes que les habitants de là-bas prétendent que je ne suis venu chez eux qu’après avoir écrit et publié mon volume…
– Bah !
– Mais c’est faux : j’y suis allé avant et encore après !
– Alors le prototype exista ?…
– Quelle fausse idée de toute création artistique. Peut-on dire jamais qu’on copie un modèle vivant !
Il réfléchit, les yeux au plafond.
– Ma foi oui ; elle était bien naïve, bien enfant, toute neuve, et douce… Une belle âme…
Il y eut un nouveau moment de silence ; il se promenait à travers la chambre en sifflotant Boudeuse[1].
(Pourquoi bouder ainsi, méchante…)
Soudain, comme suivant une idée, il leva les épaules d’un geste coutumier et, avec un de ses ineffables sourires qu’on ne sait s’ils viennent de la tête ou du cœur :
– Au fond, je crois qu’elle était simplement stupide, dit-il.
Nous descendîmes pour le dîner.
– Et pourquoi « Bougie-Rose » ?
– ….. Bougie-Rosé….. (Il dégringolait très vite)… Sa petite amie… poseuse…… grands mots….. airs pincés….. (Je le suivais avec peine)….. « Toi….. prétentieuse comme une bougie rose ». Alors….. (Il faisait grincer ses doigts sur la rampe en acajou massif)…..
– Et « Petite-Secousse » ?
– ….. Indiscrétion exécrable….. Petite-Secousse….. Tiens !….. oublié les cigarettes !….. Eh bien, voilà….. Petite-Secousse..?
(Le reste se perdit à un tournant de l’escalier.) ■
[1]Où diable a-t-il appris cela ?
Nombre de pages : 128.
Prix : 20 € (frais de port inclus).
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