PAR RÉMI HUGUES.
Article en 6 parties, publiées à dater d’aujourd’hui, puis les jours suivants.
Si l’islam mondial avait un chef…
Le 26 septembre 2022 Youssef Al-Qaradawi est décédé, à l’âge de 96 ans. « Si l’islam mondial avait un chef, ce serait lui »[1] selon l’essayiste et ancien journaliste du Monde Xavier Ternisien. Cet homme était l’animateur vedette de la chaîne du pays qui en ce moment est au centre du monde, le Qatar : Al-Jazeera, que le grand public occidental découvrit suite aux attentats du 11 septembre 2001.
Al-Qaradawi y animait l’émission Al-Charia ‘wal Hayat (« La Charia ou le vie ») que regardaient des millions de téléspectateurs. De nationalité égyptienne, il tenait sa légitimité en matière de théologie islamique de ses années d’études à l’université cairote Al-Azhar, référence mondiale dans ce domaine.
Mais surtout ce qui lui a valu cette place éminente au sein du monde musulman du XXIe siècle est ses liens avec l’organisation des Frères musulmans, qu’il rejoignit dès ses seize ans. Ce mouvement fondé en 1928 par Hassan al-Banna en Égypte – alors colonie britannique –, devenu un ordre transnational, vient de perdre son grand téléprédicateur.
Parmi les objectifs poursuivis par le fondateur Al-Banna, il y avait celui de faire passer l’Europe sous le contrôle de « mains orientales »[2]. Or les dirigeants fréristes actuels ont toujours ce but en tête. Après le bilan mitigé des Printemps arabes pour l’organisation, cette quête du Graal européen a de quoi lui redonner un nouvel élan.
Les Printemps arabes, l’heure de gloire
Dans un premier temps les Frères musulmans furent les grand gagnants des Printemps arabes. En atteste cette déclaration du 6 mars 2011 d’Alain Juppé, alors ministre des Affaires étrangères, en visite le au Caire :
« Le dialogue que j’ai eu avec l’ensemble de cette délégation, et en particulier avec les membres des Frères musulmans, a été intéressant, et m’a permis de bien mesurer que la présentation qui est faite parfois de ce mouvement mérite d’être éclairée et approfondie. Plusieurs d’entre eux m’ont fait part de leur vision d’un islam libéral et respectueux de la démocratie. »[3]
Jusque-là mal vu par certaines chancelleries occidentales, le mouvement frériste devenait fréquentable, en tant que pilier du nouveau monde arabe, libéral et démocratique, pour citer le patron du Quai d’Orsay d’alors.
En France la bien-pensance de gauche s’émerveilla de ces révolutions de l’autre rive de la Méditerranée ; elles étaient, d’après elle, à voir comme le prolongement de 1789, 1830, 1848 et 1871. Par exemple, Edwy Plenel s’enthousiasmait : « ne sommes-nous pas devant un événement qui, dans sa singularité, rappelle […] la postérité de […] 89, le 1789 révolutionnaire français, celui qui fait que Kant interrompt sa promenade justement parce que c’est un événement impensable et improbable […] ? […] C’est une aspiration purement démocratique et sociale, liant indissolublement question démocratique et question sociale autour de l’égalité des droits, qui a soulevé et qu’ont porté les foules tunisienne et égyptienne. Ce sont des mouvements constitutionnels, d’invention démocratique avec des élections libres et des assemblées constituantes en vue, qu’elles ont déclenchés. »[4]
Tant en Tunisie qu’en Égypte ceux qui ont remporté les élections suivant l’éviction de leur « despote » déchu respectif – Ben Ali et Moubarak – sont les partis fréristes. La branche tunisienne s’appelle Enhada : c’est son chef Rached Ghannouchi qui a pris le pouvoir après le printemps de Jasmin, même si formellement le nouveau Premier ministre était Hamadi Jebali, qui l’avait précédé en tant que chef du parti.
Au Maroc aussi, les Frères musulmans connaissent une forte poussée, et ainsi le spécialiste du Proche-Orient et de l’Islam Georges Corm d’écrire que les Printemps arabes ont permis au mouvement frériste de devenir « la principale force électorale, ainsi que démontré par le résultat des élections du mois d’octobre 2011 en Tunisie, où le parti Ennahda obtient 40 % des voix, mais aussi au Maroc où le Parti de la justice et du développement obtient un score aussi élevé aux élections de novembre 2011. »[5] ■ (À suivre).
[1]Xavier Ternisien, Les Frères musulmans, Paris, Arthème Fayard, 2010, p. 299.
[2]Cité par ibid., p. 193.
[3]Cité par ibid., p. 8.
[4] Benjamin Stora (dialogue avec Edwy Plenel), Le 89 arabe. Réflexions sur les révélations en cours, Paris, Stock, 2011, p. 23-4.
[5]Georges Corm, Le Proche-Orient éclaté. 1956-2012, t. II, Éd. La Découverte, Paris, 2012, p. 1168.
Publié le 12.12.2022 – Actualisé le 28.05.2023
À lire de Rémi Hugues Mai 68 contre lui-même (Cliquer sur l’image)
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