Les Lundis.
Par Louis-Joseph Delanglade*.
La langue française se porte-t-elle « très bien », comme l’affirme le titre du court essai de Mmes Auger et Abeillé, Le français va très bien, merci (Gallimard), toutes deux linguistes et épaulées en la circonstance par une quinzaine de collaborateurs ? Ne se porte-telle « pas si bien » comme leur répond M. Pruvost, lui-même tout autant linguiste que ces dames, dans un texte intitulé « Le français ne va pas si bien, hélas » (Le Figaro, 24 mai), co-signé par une vingtaine d’écrivains, universitaires et académiciens ?
On aurait presque pu se réjouir de la polémique, y voyant une manifestation de l’intérêt qu’a toujours suscité chez nous la langue et tout ce qui y touche de près ou de loin. Mais il ne faut pas se leurrer. Le petit brûlot des deux dames est le produit d’un engagement militant et idéologique évident. Elles revendiquent, certes, une démarche scientifique c’est-à-dire, concernant la langue, descriptive et non prescriptive. Foin des normes et donc des jugements de valeur : tout ce qui existe a droit de cité ! Or, l’esprit scientifique qu’elles revendiquent leur sert plutôt de caution. On le comprend immédiatement, dès les tout premiers mots de la première de couverture, avec en guise de nom d’auteur : « LES LINGUISTES ATTERRÉES » – clin d’oeil évident à une écriture inclusive qui prétend, disent-elles, « dépasser le binarisme du genre grammatical ».
Nous voici loin de l’objectivité scientifique : il ne s’agit plus de décrire la langue mais bien de la violenter en prétendant imposer les « normes » d’une toute petite minorité. Les premiers mots du texte lui-même, « Nous, linguistes… », vont dans le même sens. On aurait pu sourire de cette appropriation puérile et arrogante de leur discipline (alors qu’elles et leurs acolytes ne sont que des linguistes parmi d’autres, pas forcémet d’accord) et renvoyer les deux dames aux Femmes savantes de Molière (Armande : « Nul n’aura de l’esprit hors nous et nos amis », acte III, scène 2). Mais on sait aujourd’hui ce que cache ce sectarisme et de quoi le terrorisme intellectuel d’une certaine gauche radicale est l’annonce.
Pour l’instant, les coupeuses de têtes en sont au stade métaphorique. Leur cible prioritaire est l’Académie française : « elle bloque la langue au lieu de l’accompagner » (France Inter, matinale du 26 mai). Ainsi sont reprises contre elle les critiques les plus rebattues, les plus éculées, les plus stupides – inutile d’y revenir. Restons sur l’essentiel. Qu’est-ce qui permet d’affirmer que le français se porte très bien ? Réponse (France Inter) : « Le seul moyen d’abîmer une langue, c’est de ne pas la parler. Or, le français n’a jamais été autant parlé. » Argument purement quantitatif et qui ignore la langue écrite. Peu convaincant.
Le reste de leur argumentation qui repose pour l’essentiel sur le béaba de la linguistique peut dans un premier temps paraître aussi faible. Ce serait tomber dans le piège de leur présupposé : qui, sinon un éventuel adversaire, prisonnier du fantasme d’une langue qu’il idéalise, serait assez inculte pour nier qu’une langue est d’abord parlée, que la langue évolue dans toutes ses composantes et que l’on ne parle ni n’écrit plus aujourd’hui comme à l’époque classique, que des mots nouveaux d’origine étrangère y apparaissent régulièrement, que le français n’est plus seulement la langue des Français et qu’en existent en quelque sorte plusieurs variantes, que tout énoncé oral ou écrit est fortement tributaire de la situation de communication, etc. ? Ces évidences linguistiques leur permettent d’adopter un ton de donneuses de leçons, de discréditer par avance ceux qui ne seraient pas d’accord avec elles et d’éviter ainsi le débat de fond.
Quel est-il, ce débat ? Très simplement que si la langue est un outil social dont chacun doit apprendre à se servir, elle a aussi une dimension littéraire, culturelle, politique même – et peut donc faire l’objet de jugements de valeur, c’est-à-dire prescriptifs et au fond échapper aux seuls linguistes. Ainsi est-il dommageable pour la France (jugement de valeur) que M. Macron ait réuni deux cents patrons étrangers (Versailles, 15 mai) pour un sommet baptisé Choose France. En utilisant une formulation anglaise, le chef de l’État donne raison à ceux qui, contre l’avis des deux dames, jugent l’anglais envahissant – plus de deux tiers des Français, rappelons-le. N’eût-il pas été plus satisfaisant (jugement de valeur), y compris pour ses hôtes, de le baptiser « Choisir la France » ou encore « Choisissez la France », avec en dessous, en plus petit et en italiques Choose France ?
On peut penser que la langue est le théâtre naturel d’un affrontement sain et constant entre des forces novatrices et des forces conservatrices. On a toutefois la désagréable impression que le court « essai » de Mmes Auger et Abeillé se situe au-delà de cet antagonisme, qu’il cherche plutôt à instiller les ferments d’une sorte de dissolution, peut-être faudrait-il dire déconstruction, de la langue. Ne désespérons pas : la langue française reste un être vivant qui mérite d’être défendue et illustrée encore et toujours. ■
* Agrégé de Lettres Modernes.
© JSF – Peut être repris à condition de citer la source.
Voir la dictée, ce samedi 27 mai – 16h15 – France 3, « Tous prêts pour la dictée » – 45 min –
A voir en rediffusion
https://www.france.tv/france-3/tous-prets-pour-la-dictee/
Et une grande dictée, dimanche 4 juin, sur les Champs Élysées…