PAR RÉMI HUGUES.
Article en 6 parties, publiées à dater du dimanche 28 mai puis les jours suivants.
La Turquie, nation frériste
Le théologien et historien Jean-François Colosimo signale que, jeune, le président turc « abandonne un début de carrière au football pour entrer dans un groupuscule clandestin lié aux Frères musulmans où il apprend par cœur les classiques de l’islamisme contemporain. […] Puis il réalise que pour gagner le pouvoir, il lui faut sortir de cette marginalité, enclencher un vaste rassemblement populaire et réunifier la nation, pour assurer sa sauvegarde, sous la bannière de l’islamo-démocratie. »[1]
Avant de fonder l’AKP, dont la stratégie consiste dès le départ à « ancrer l’islam politique dans le jeu démocratique »[2] – indique Ahmet Insel –, Erdogan militait au sein du parti islamiste Refah de Necmettin Erbakan.
Si le chef suprême des Frères musulmans, ou ‘murshid ‘âm (« guide suprême ») est censé être celui qui dirige la matrice égyptienne, il ne serait pas totalement inepte de voir en Erdogan le vrai ‘murshid ‘âm de la Confrérie, surtout depuis la disparition d’Al-Qaradawi, alors que pendant longtemps seule l’Égypte pouvait revendiquer le titre de foyer de rayonnement du frérisme.
Si la Turquie est incontestablement sous la coupe des Frères musulmans, on peut qualifier aussi d’autres pays de « para-fréristes ». Quand Alexandre Adler affirme que « l’argent saoudien […] a subventionné toutes les formes d’extrémisme musulman ces vingt dernières années, y compris Al-Qaïda bien entendu »[3], implicitement il mentionne les Frères musulmans.
Le mécène saoudien
Dans Occident & Islam, le chercheur indépendant Youssef Hindi relate cet épisode : « En 1936, alors qu’Al-Banna accomplit le pèlerinage à La Mecque pour la première fois, il demande à Abdelaziz ibn Saoud, roi d’Arabie Saoudite, de fonder une branche des Frères, mais Abdelaziz lui répond ‟tout le royaume est une branche des Frères et tous les Saoudiens sont des Frères musulmans” »[4]
Ce qui est confirmé par le géopolitologue Aymeric Chaudrade, qui, retraçant l’historique de la Confrérie, soutient que « l’islam social et révolutionnaire des Frères musulmans (né à une époque où le marxisme était puissant partout) […] s’étend depuis l’Égypte sur le reste du Maghreb dans les années 1970, puis […] rencontre le wahhabisme saoudien et la bienveillance américaine en Afghanistan face aux Soviétiques. »[5]
Le mouvement frériste a longtemps été l’instrument des Saoudiens dans leur lutte pour la suprématie dans le monde musulman. Si leur principal rival dans la région est aujourd’hui la chiite République d’Iran, et ce depuis sa révolution islamique de 1979, avant cela ce fut l’Égypte de Nasser.
Xavier Ternisien écrit : « L’Arabie Saoudite aide matériellement Saïd Ramadan, en tant qu’adversaire de Nasser. Le fils spirituel de Banna a noué des relations excellentes avec le roi Fayçal. »[6] Saïd Ramadan est le fils spirituel du fondateur de la Confrérie dans le sens où il s’est marié avec sa fille, Wafa Al-Banna, et en s’unissant avec elle il a également épousé sa cause frériste. Leurs deux fils, Hani et Tariq Ramadan, ont eux aussi repris le flambeau, nous y reviendrons plus loin concernant ce dernier.
À partir du milieu des années 1970, la manne pétrolière saoudienne a joué un rôle considérable dans le développement de l’organisation. Rappelons-nous que c’est à ce moment-là qu’est intervenu le « choc pétrolier » orchestré par les pays de l’OPEP, qui ont vu le produit de leurs ventes d’hydrocarbure littéralement décoller. « On imagine facilement quel nouvel élan peut apporter le pétrole à ce mouvement de solidarité islamique qui avait jusqu’ici piétiné face au triomphe du tiers-mondisme militant des Nasser et Soekarno »[7], souligne Corm.
Pétro-dollars saoudiens auxquels s’ajoutent ensuite ceux du Qatar, d’où officiait Al-Qaradawi, comme on l’a dit. ■ (À suivre).
[1]Jean-François Colosimo, Le sabre et le turban. Jusqu’où va la Turquie, Paris, Cerf, 2020, p. 84.
[2]Ahmet Insel, La nouvelle Turquie d’Erdogan. Du rêve démocratique à la dérive autoritaire, Paris, La Découverte, 2015, p. 172.
[3]Alexandre Adler, L’Odyssée américaine, Paris, Grasset & Fasquelle, 2004, p. 137.
[4]Youssef Hindi, Occident et Islam. Sources et genèse messianiques du sionisme de lʼEurope médiévale au choc des civilisations, t. I, Alfortville, Sigest, 2015, p. 120.
[5]Aymeric Chauprade, Géopolitique. Constantes et changements dans l’histoire, Paris, Ellipses, 2007, p. 359.
[6]Xavier Ternisien, op. cit., p. 217.
[7]Georges Corm, Le Proche-Orient éclaté. De Suez à l’invasion du Liban (1956-1982), Paris, La Découverte/Maspero, 1983, p. 82.
Publié le 14.12.2022 – Actualisé le 30.05.2023
À lire de Rémi Hugues Mai 68 contre lui-même (Cliquer sur l’image)
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Remarquable. Jusqu’ici…