Commentaire – Cette chronique est parue dans le Figaro du 25 mai. Eugénie Bastié se fonde sur cette sorte de constatation que la « décivilisation » à laquelle nous avons affaire et dont s’est avisé le Chef de l’État, n’est pas un « concept » d’extrême droite ou de n’importe où ‘ailleurs, ni un concept du tout, mais que « c’est le réel ». Se fonder sur le réel, au moins en première intention, c’est à coup sûr la meilleure garantie d’appréhender correctement la vérité des choses et des situations. Ce n’est là qu’une remarque banale mais si souvent balayée par les tentations de l’idéologie ! Celle d’Eugénie Bastié, par exemple, conservatrice et partiellement libérale. Eventuellement la nôtre lorsque nous cèderions à la faiblesse de nous écarter de cette forme d’empirisme, cette méthodologie de l’expérience de l’Histoire et du réel en train de surgir dans le présent, que l’école d’Action Française, celle de Maurras et Bainville, avait voulu se donner et qui fut la raison de fond de leurs analyses et de leurs prévisions les plus réussies, les plus abouties. Sur le sujet évoqué ici nous avons publié un « grand texte » de Maurras se risquant à donner une définition de la civilisation et a exposer le processus qui l’a fait naître dans sa perfection la plus haute. Nous sommes affrontés au processus inverse : celui de sa corruption, de son extinction. C’est ce dont traite Eugénie Bastié, non sans talent ni effort de lucidité.
ANALYSE – Emmanuel Macron a associé les violences à un « processus de décivilisation ». Une expression qui correspond au titre d’un ouvrage publié par Renaud Camus.
La civilisation n’est pas un acquis définitif, avertit Norbert Elias, c’est une conquête fragile et provisoire, sédimentée par des siècles de contraintes, mais qui peut être déconstruite en un jour
« Processus de décivilisation »: l’expression employée par Emmanuel Macron pour évoquer les violences dans la société a fait bondir. Prompt à la «vigilance contre l’extrême droite» dont il a fait sa vocation, Edwy Plenel a piaillé sur Twitter: «Au Conseil des ministres, Macron parle de “décivilisation” pour évoquer les violences. C’est un concept fumeux inventé par l’écrivain d’extrême droite Renaud Camus, déjà inventeur de l’idéologie raciste du “grand remplacement”».
Le directeur de Mediapart a accompagné son commentaire de la couverture d’un livre datant de 2011 de l’écrivain effectivement titré Décivilisation. Edwy Plenel pourrait poursuivre son travail de vigilance, et reprocher à Christophe Guilluy l’usage du terme «dépossession» titre d’un ouvrage récent de Renaud Camus, et appeler à débaptiser «le département du Gers» à qui le châtelain de Plieux a rendu hommage dans un ouvrage en 1997.
Trève de plaisanterie: l’attribution de la notion de « décivilisation » à l’extrême droite relève d’une pratique désormais classique qui consiste à diaboliser les mots pour mieux nier la réalité à laquelle ils renvoient. Il est interdit de regrouper sous le terme de « décivilisation » la multiplication des agressions de basse intensité, la violence à l’égard des élus, la hausse de la délinquance, la toxicomanie, la massification de la pornographie, le manque de savoir-vivre dans les transports en commun, la dégradation de la politesse la plus élémentaire. Tout cela serait soit la conséquence d’un «manque de moyens» (éternelle réponse de la gauche à tout problème de société), soit des faits isolés exagérément gonflés par les chaînes d’info en continu.
Le concept de «décivilisation» n’a pourtant rien à voir avec l’extrême droite, il est l’œuvre d’un sociologue juif allemand Norbert Elias, auteur d’un ouvrage majeur Sur le processus de civilisation, écrit alors qu’il était exilé en Angleterre en 1939. Selon Elias, la «civilisation des mœurs» est au cœur de la «dynamique de l’Occident». À partir de la Renaissance se met en œuvre un processus de civilité, parti des couches aristocratiques de la société: relations interpersonnelles, manières, apparences, peu à peu se met en œuvre un raffinement des comportements, un adoucissement des mœurs. Celui-ci est fondé sur l’intériorisation des contraintes sociales. On crée la fourchette et la galanterie. Discrétion, retenue, pudeur, distance: tels sont les impératifs de ce processus de civilisation qui met à distance les pulsions. «Un homme, ça s’empêche», résumait Camus (pas Renaud, Albert). La civilisation n’est pas un acquis définitif, avertit Norbert Elias, c’est une conquête fragile et provisoire, sédimentée par des siècles de contraintes, mais qui peut être déconstruite en un jour. Comme Hannah Arendt, Elias s’est posé une question essentielle: comment la barbarie nazie a-t-elle pu surgir au cœur d’un pays aussi civilisé que l’Allemagne en plein XXe siècle? Un processus de «décivilisation» a eu lieu, un reflux des comportements civilisés permis selon Elias par la faiblesse congénitale de l’État allemand couplée à une idéologie nazie promouvant la brutalité et la libération des pulsions.
Nous ne sommes évidemment pas dans le même cas de figure aujourd’hui. La «décivilisation» en cours n’est pas due à l’écrasement de l’individu par la masse, comme l’était celle produite par les totalitarismes, mais plutôt à un relâchement de toutes les contraintes sociales sous le fait d’un individualisme hyperexacerbé, d’une libération de toutes les pulsions au nom de la sacralisation des libertés individuelles. Il n’y a plus aucune nécessité, aucune morale, aucune pression sociale, aucune orientation des désirs. Comme l’écrivait Allan Bloom dans L’Âme désarmée, « La civilisation, ou pour employer un autre terme, l’éducation est l’apprivoisement ou la domestication des passions brutes de l’âme». Or «le tissu délicat de la civilisation, fait de la trame de la chaîne des générations successives, s’est complètement effiloché, et les enfants sont encore élevés, mais ne sont plus éduqués.»
Nous n’avons plus de mœurs, alors nous faisons des lois. Chaque fait divers appelle sa circulaire. Le marché et le droit se substituent aux us et coutumes. Et une société qui s’est donné pour unique motif la déconstruction regarde, consternée, sa désagrégation. ■
Remarquable analyse !