Par Jean-Paul Brighelli.
Commentaire – Cet article est paru dans Causeur le 10 juin. Il y est question de la dialectique de la force et de l’esprit ou prétendu tel. Comme d’ordinaire, Jean-Paul Brighelli y manie avec vigueur et verdeur de vrais ou de faux paradoxes qui ont le mérite de sortir des routines et répétitions dont nous aurions tous tendance à nous contenter, croyant avoir déjà notre religion sur tout. Reste que sont évoquées ici quelques réalités persistantes : celles de l’égalitarisme plus ou moins mou, ou, au contraire, autoritaire, dogmatique et envahissant qui a détruit l’école et voué toute une jeunesse – mais pas seulement du tout – à l’inculture et à l’incompétence. Mais celles aussi qui, par exemple dans le sport, retrouvent l’ardeur des inégalités gagnantes, le goût de l’effort, de la force, des hiérarchies naturelles et / ou acquises, etc. Et de l’admiration vouée aux plus forts. Horresco referens ! Nous n’en dirons pas davantage. La lecture en soi de cet article incite à la réflexion. Et, nous semble-t-il, c’est beaucoup.
L’intellectuel a-t-il par définition un physique d’endive cuite ? Le gros costaud est-il par nature un âne accompli ? Notre chroniqueur, ex-compétiteur qui a, comme on dit, de beaux restes, s’insurge contre l’opposition commune de l’intellect et du sportif, qui arrange bien les intellos débiles et les sportifs demeurés.
Heureusement que les enfants ne sont pas dupes, et qu’ils persistent à s’enthousiasmer pour les vrais athlètes de diverses disciplines. Ils raffolent, eux, des classements, des performances, des démonstrations de force…
Il est loin, le temps où Diana Ross chantait « I Want Muscles » en caressant les biceps extasiés d’une bande de gros costauds… Déjà à cette époque (1982), nous avions eu droit à une publicité (1976) où un avorton à lunettes séduisait Madame en lui offrant une Brandt.
Les lunettes sont d’ailleurs le signe extérieur de richesse spirituelle. Rappelez-vous le pauvre Laurent Fignon baptisé, parce qu’il était myope, « l’intellectuel du peloton ». Qui oserait aujourd’hui s’appuyer sur un vrai costaud pour séduire une jouvencelle ?
Nerds contre brutes bodybuildées
Dans le dernier numéro de Marianne, Matthieu Giroux analyse avec finesse l’opposition frontale du muscle et de l’intelligence. « Peut-être, suggère-t-il en préambule, serait-il temps de renoncer à des représentations nourries par le cinéma d’action plus que par l’histoire de la philosophie. Le monde ne se partage pas, heureusement, entre « nerds » — « individu maigrelet à lunettes obnubilé par ses théories scientifiques » — et brutes bodybuildées. »
Il faut remonter à la source de cette représentation. En fait, à la IIIème République. Dans les temps antérieurs, l’intellectuel qui survit sait se battre. Socrate a fait la guerre dans les rangs des hoplites — 30 kilos de bronze à se coltiner pendant des jours avant de se battre pendant des heures —, Descartes parcourait l’Europe à cheval et a rédigé un traité d’escrime, malheureusement perdu. Les aristocrates qui prenaient la plume n’étaient pas des demi-portions. Demandez donc à Blaise de Montluc ou à Agrippa d’Aubigné, deux immenses soldats, dans des camps opposés, des guerres de religion. Le cardinal de Retz, quoique peu favorisé par la nature, avait constitué un régiment qui portait ses couleurs et chargeait, l’épée à la main, à la tête de ses hommes, face aux troupes de Condé.
Les conditions de vie étaient si rudes que seuls survivaient les individus physiquement doués. Bien sûr, il y avait des exceptions — Voltaire, par exemple. Mais que ces exceptions soient devenues la norme de l’intellectuel est un phénomène qui doit tout au XIXe siècle.
Le dernier écrivain qui a eu un corps est Maupassant, qui à 15 ans était capable de se jeter dans les eaux démontées de la Manche, à Etretat, pour porter secours à un vacancier en perdition, et le ramener au rivage. Maupassant qui descendait la Seine de Paris à Rouen, à l’aviron. Et qui était capable de combler trois ou quatre professionnelles en une nuit — et ces dames, qui en ont vu d’autres, ne sont pas aisées à satisfaire.
Face à lui, ces bouts d’hommes que sont Edmond de Goncourt, petit gros engoncé dans sa robe de chambre, ou Zola, demi-portion que seule grandit sa plume. C’est d’ailleurs pour caractériser Zola et ses amis que les anti-dreyfusards inventent ce mot d’« intellectuel ». Et il est significatif que les racailles en âge scolaire l’aient repris, sous l’apocope « intello », pour désigner ceux de leurs camarades qui réussissent bien en classe. D’un côté des bons élèves, de l’autre des joueurs de foot.
Cela finit, au début du XXe siècle, par une dissociation totale, entre Proust, tremblant de fièvre dans ses fourrures, et Agostinelli, son chauffeur, modèle de beauté grecque.
Cas de divorce
On a voulu du moins nous faire croire que le monde intellectuel avait divorcé de l’univers physique. Nombre d’écrivains pourtant — Giraudoux, Montherlant, Char — furent des sportifs accomplis. Mais dès les années 1930, la personnalité dichotomique de Sartre — un gnome habité d’une intelligence supérieure, quoi que vous en pensiez — finit par dominer la représentation physique de l’intellectuel. Et tant pis si Simone de Beauvoir était une excursionniste infatigable, et garda très tard un corps impeccablement structuré, tant pis si Camus, tout tuberculeux qu’il fût, jouait au foot avec ses copains algériens. Qui sait si la haine que Jean-Paul cultiva vis-à-vis d’Albert n’est pas née dans cette opposition du corps glorieux du tombeur de ces dames et du philosophe habile à discuter sur l’Être du haut de son Néant physique…
Guillaume Vallet vient de sortir un essai stimulant qui rebat les cartes. Les nouvelles générations, dit-il, comprennent peu à peu qu’un corps en bon état est un atout dans la compétition économique : « Tout le monde ne veut pas ressembler à Schwarzenegger, mais l’idée de s’occuper de son corps devient une norme par rapport à laquelle il faut se positionner ». Et de noter la multiplication des salles de sport, même si les contraintes du confinement ont acculé nombre d’entre elles à la faillite.
L’école hors jeu
Il est d’ailleurs assez comique de voir, dans ces salles, la séparation bien nette entre ceux qui s’essoufflent sur des tapis roulants et ceux qui, au fond, en secret, face à des miroirs impitoyables, soulèvent vraiment de la fonte. Le jeune bobo moderne n’en est pas encore à s’identifier à ces corps torturés par l’effort. Il devrait se renseigner : Schwarzy, avant même d’entrer dans les concours de Monsieur Univers, était diplômé en économie et marketing, et Dolph Lundgren (le soi-disant boxeur soviétique façonné comme une machine qui affronte Stallone dans Rocky 4) a obtenu un master de chimie avant d’intégrer la prestigieuse université Pullmann de Washington — avant d’obtenir une bourse Fulbright pour le MIT. Tout en s’adonnant aux arts martiaux. Sans compter qu’il parle suédois, anglais, espagnol, français, russe, un peu d’allemand et de japonais.
Et vous, mes agneaux ?
En France, des pédagogues au physique insuffisant ont réformé l’enseignement de l’EPS, en refusant de noter la performance pure, et en surévaluant l’auto-évaluation, la « participation » et autres fariboles. Heureusement que les enfants ne sont pas dupes, et qu’ils persistent à s’enthousiasmer pour les vrais athlètes de diverses disciplines. Ils raffolent, eux, des classements, des performances, des démonstrations de force, et s’ennuient en cours de gym. Les pédagogues qui appellent un ballon de rugby le « référentiel bondissant aléatoire » devaient y penser, avant de passer eux-mêmes hors-jeu. ■