« La « rente mémorielle » reste bien l’alpha et l’oméga du système algérien. La France croit que ses gestes apaiseront Alger mais finira par se demander si le jeu en vaut la chandelle… »
Par Xavier Driencourt.
Commentaire – Cette tribune de Xavier Driencourt est parue dans Le Figaro de ce 17 juin. Sa conclusion en résume parfaitement la teneur : « La « rente mémorielle » reste bien l’alpha et l’oméga du système algérien. La France croit que ses gestes apaiseront Alger mais finira par se demander si le jeu en vaut la chandelle… ». Un jeu dangereux et naïf mené, sous l’empire de peurs de divers ordres – dont celles que cause la présence de millions d’Algériens sur le territoire national – contre les intérêts vitaux de la France. Et, à terme pas si éloigné que a, au péril de son existence même.
TRIBUNE – Le président Abdelmadjid Tebboune a publié un décret qui augmente le nombre de circonstances dans lesquelles l’hymne national algérien doit être joué dans sa version intégrale. Celle-ci comporte un couplet qui vise nommément la France. Xavier Driencourt, diplomate et ex-ambassadeur de France à Alger voit dans cette décision un nouveau camouflet pour la France.
L’information est passée relativement inaperçue, en tout cas, peu commentée: un décret paru au Journal officiel algérien a codifié le protocole de l’hymne national algérien, Kassaman. Ce chant écrit par le poète algérien Moufdi Zakaria, militant indépendantiste plusieurs fois incarcéré par la France, date de 1955, donc écrit pendant la guerre d’indépendance, à une époque où objectivement, la France était l’ennemi de l’Algérie. Il n’a été adopté comme hymne national qu’en 1963. Sur fond d’une très belle musique, guerrière et entraînante, il est sans doute le seul hymne national qui désigne nommément l’ennemi du pays. Cet ennemi, c’est la France. En effet, le troisième couplet est assez critique vis-à-vis de l’ancien colonisateur. Qu’on en juge:
«Ô France! le temps des palabres est révolu ;
Nous l’avons clos comme on ferme un livre
Ô France! voici venu le jour où il te faut rendre des comptes
Prépare-toi! voici notre réponse,
Le verdict, Notre révolution le rendra
Car nous avons décidé que l’Algérie vivra
Soyez-en témoin! Soyez-en témoin! Soyez-en témoin! (Kassaman, kassaman)»
Ce troisième couplet était assez largement critiqué pour diverses raisons, certains le trouvant trop ou inutilement agressif, d’autres, pas assez. Mais finalement, peu de débats ont eu lieu dans les années 1960, après l’indépendance et Kassaman, depuis quarante ans, n’était plus un sujet. Le troisième couplet n’était maintenu que pour les congrès du FLN et pour l’investiture du président de la République. Je me souviens d’ailleurs qu’en tant qu’ambassadeur en Algérie, j’avais entendu l’hymne algérien dans son intégralité, donc avec le troisième couplet, aux cérémonies d’investiture, en mai 2011, du président Bouteflika à l’occasion de son troisième mandat, et le 19 décembre 2019 pour l’investiture du président Tebboune. Mais, d’une manière générale, n’était joué que le premier couplet. Lors des fêtes nationales, après l’hymne du pays hôte, seul le premier couplet, chanté ou non, était exécuté. Le 14 juillet par exemple, après La Marseillaise, le premier couplet de Kassaman était chanté. Personne n’y trouvait à redire et aucun débat n’avait donc lieu sur ce point.
Pourquoi rétablir aujourd’hui ce fameux couplet « anti-français » ?
Le décret récent, signé par Abdelmajdid Tebboune, prévoit donc que l’hymne complet sera joué désormais dans les «cérémonies officielles en présence du président de la République, mais également lors des visites des chefs d’État», ce qui entraînerait par exemple son exécution intégrale au cours d’une visite du président Macron. On aurait pu imaginer ainsi, lorsque le président de la République s’était rendu à Alger à la fin du mois d’août dernier, une Marseillaise suivie d’un Kassaman ciblant le pays dont Alger accueillait le représentant officiel !
La question qui dès lors se pose est la suivante: pourquoi rétablir aujourd’hui, en juin 2023, ce fameux couplet «anti-français» de l’hymne national algérien ? Pourquoi ne pas laisser se poursuivre le compromis tacite du passage sous silence du troisième couplet ? Comme en général, en Algérie, rien n’est laissé au hasard, on peut imaginer que ce choix est tout sauf anodin. Publier ce décret présidentiel le lendemain du troisième report de la visite officielle en France du président Tebboune, au moment où le même chef d’État choisit de se rendre à Moscou en pleine offensive militaire peut être interprété comme un nouveau signal de mauvaise humeur vis-à-vis de Paris, d’autant que cette initiative intervient après les polémiques suscitées en France, comme en Algérie, par l’idée de renégocier ou de dénoncer l’accord franco-algérien de 1968 sur l’immigration. Les sites d’information algériens – souvent manipulés par des officines militaires – commentent cette initiative. Celle-ci s’ajoute aux gestes négatifs d’Alger, les virulentes critiques à l’encontre des soi-disant «barbouzes» ayant «exfiltré» Mme Amira Bouraoui, le rappel – le deuxième en moins d’un an – de l’ambassadeur d’Algérie à Paris, le remplacement systématique du français (le fameux « butin de guerre » célébré par l’écrivain Kateb Yacine) par l’anglais, y compris en présence du président français.
Il est stupéfiant de constater qu’Alger s’enferme depuis plusieurs mois, en dépit de discours parfois apaisants, dans une bouderie diplomatique dont on se demande quand elle finira: les gestes amicaux de la France, les initiatives du président de la République en faveur d’Alger depuis son voyage d’août 2022, ce «pari algérien» fait par la France et qui la brouille avec Rabat, sont systématiquement ignorés ou critiqués. On pourrait présager que la visite d’État du président algérien désormais programmée à l’automne se télescopera avec le débat parlementaire sur l’immigration et qu’un quatrième report de celle-ci pourrait suivre…
Force est de constater un point. Comme précisé plus haut, le débat sur l’hymne national algérien n’existait plus depuis quarante ans et la question du troisième couplet n’était plus depuis longtemps un sujet de polémique. En le remettant dans le débat politique, les autorités algériennes ont délibérément rouvert un débat qui n’avait pas lieu d’être. Pour quelle raison si ce n’est la volonté de gêner Paris ? C’est donc le signe que la « rente mémorielle » reste bien l’alpha et l’oméga du système algérien. La France croit que ses gestes apaiseront Alger mais finira par se demander si le jeu en vaut la chandelle… ■
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Xavier Driencourt est diplomate. Ancien directeur général de l’administration du Quai d’Orsay, chef de l’Inspection générale des affaires étrangères, il a été ambassadeur de France à Alger à deux reprises, entre 2008 et 2012, puis entre 2017 et 2020. Il a publié un livre retraçant son expérience: «L’Énigme algérienne. Chroniques d’une ambassade à Alger» (Éditions de l’Observatoire, 2022).
Xavier Driencourt, Politique migratoire : que faire de l’accord franco-algérien de 1968 ?, mai 2023