PAR MATHIEU BOCK-CÔTÉ.
Cette chronique est publiée dans Le Figaro de ce matin et, sur ce qui est appelé ici une zombification misérable (à tous les sens du terme) du monde occidental, elle ne mâche pas ses mots de sorte que nous ne voyons rien d’utile à ajouter ou à objecter. L’impression est celle d’un effondrement général terriblement inquiétant. Quant aux générations à qui restent, en principe, quelques décennies à vivre, nous ne saurions trop leur recommander de relever leur niveau de conscience politique bien au dessus de celui de leurs aînés et non l’inverse.
CHRONIQUE – Les personnes issues de l’immigration et les jeunes sont frappés, les uns, par l’absence de repères culturels, les autres, par une ignorance identitaire. Deux expressions de l’effondrement psychique du monde.
Ce n’est pas d’hier que nous le savons : de plus en plus de fous hantent nos villes. On préfère normalement parler de déséquilibrés, ou d’hommes atteints de problèmes psychiatriques. La formule est plus sobre, probablement plus exacte techniquement, mais elle ne rend pas compte de l’effroi légitime du commun des mortels qui rencontre ces pauvres hères, au regard vide ou fiévreux, pouvant soudainement devenir très agressifs, et se jeter sur le moindre quidam qui a le malheur de croiser leur chemin. En haillons, drogués, sans repères, ils témoignent d’une forme d’ensauvagement de nos villes, où se multiplient ceux qui ressemblent à leur manière à des zombies. La question de la santé mentale est désormais indissociable de celle de l’insécurité.
Ces malheureux étaient rares : ils sont de plus en plus nombreux. Peut-être parce que le monde occidental en produit de plus en plus. Une société qui se désymbolise et se déstructure fait tomber les digues qui permettaient de contenir les pulsions agressives et destructrices, autrefois inhibées, pour le meilleur et pour le pire. Peut-être aussi parce que le monde occidental a renoncé à placer en institution les individus qui auraient justement besoin de soins psychiatriques significatifs. Nous subissons encore, sans nécessairement en être conscients, l’impact de ce qu’on a appelé dans les années 1970 l’antipsychiatrie, qui assimilait l’internement psychiatrique à une forme d’enfermement pénitentiaire. On sait aussi, c’est désormais une vérité de sens commun, que la psychiatrie est la grande négligée du système de santé français.
Fait nouveau dans le récit médiatique des dernières semaines, surtout après les événements d’Annecy et Bordeaux: on constate aussi que les problèmes psychiatriques touchent une proportion significative des personnes issues de l’immigration. Non pas que la chose était inconnue, mais il était généralement mal vu de l’évoquer publiquement – sauf au temps des attentats, quand systématiquement, à la figure de l’islamiste on substituait celle du déséquilibré. Qui s’y risquait avait de bonnes chances de se faire accuser de stigmatiser toute une population, ce dont il n’était évidemment pas question. Le problème actuel se présente autrement, et plus sobrement: le déracinement, l’installation ratée dans un nouveau pays, n’est pas naturel pour l’être humain, qui se retrouve alors désorienté, et jeté dans le vide.
Hypnose nihiliste
L’effondrement psychique de nos sociétés frappe aussi les jeunes générations, qui ne disposent plus des repères nécessaires pour s’inscrire dans l’existence – même les repères biologiques les plus élémentaires ne se présentent plus comme tels, et sont décrétés optionnels, dans la société des «iels». Étrangères à leur nature sexuée, convaincues d’hériter d’une civilisation atroce, à laquelle elles veulent s’arracher par l’automutilation identitaire, hantées par le réchauffement climatique au point de basculer dans une écoanxiété qui pousse à la paralysie ou, inversement, au désir de violence et d’action directe, elles errent aussi, à leur manière, dans une société qu’elles rejettent moins au nom d’un idéal alternatif qu’en sombrant dans une hypnose nihiliste comme si elles voulaient s’anéantir avant que le monde ne les anéantisse.
Il y a par ailleurs un paradoxe psychiatrique. Autant notre société rechigne à enfermer les cas psychiatriques même les cas les plus graves, autant elle n’hésite pas à surmédicaliser l’angoisse du commun des mortels, en misant sur une régulation pharmaceutique généralisée des émotions. À défaut de savoir réparer les failles sociologiques engendrées par une anthropologie défaillante, l’ordre social entend neutraliser le dysfonctionnement psychique qu’elle engendre. Dès le plus jeune âge, les enfants sont médicamentés: on en vient même à pathologiser leur vitalité, en la renommant agressivité. Plus largement, l’expression d’un désaccord avec la société telle qu’elle évolue sera ainsi psychiatrisée, et traitée sur le mode de la phobie, ou même de la haine. Contre elle, on construira de nouveaux interdits.
La décivilisation a cela de particulier qu’elle est désormais filmée. Les images d’agression circulent sur les réseaux sociaux. Il n’est plus vraiment possible de faire semblant qu’elles réfèrent à des faits divers insignifiants. Mais plus ces images circulent, et plus le pouvoir cherche à les censurer, à empêcher leur diffusion, en se faisant même menaçant à l’endroit de ceux qui ne respecteraient pas l’interdiction. Il ne faut pas troubler le discours rassurant d’un vivre ensemble harmonieux. Les images sont falsifiées ou interdites, comme les statistiques sont tripatouillées, comme certains mots sont proscrits ou bannis. Le meilleur des mondes ne tolère pas qu’on le regarde lorsqu’il n’est pas fardé d’une bonne couche de maquillage idéologique. ■
Mathieu Bock-Côté
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques (éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois(éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Ses derniers livres : Le multiculturalisme comme religion politique, aux éditions du Cerf [2016] – le Le Nouveau Régime(Boréal, 2017) – Et La Révolution racialiste et autres virus idéologiques, Presses de la Cité, avril 2021, 240 p., 20 €.