125 ans après sa première publication, Belle-de-Mai Éditions réédite le premier tome de la trilogie « Le roman de l’Énergie nationale », Les Déracinés, écrit par Maurice Barrès.
Son auteur y livre une critique sévère de l’esprit de la IIIe République, tel qu’elle le diffuse par le truchement son École, dite de Jules Ferry ; son substrat étant la pensée du grand philosophe des Lumières allemandes (Aüfklarung) Emmanuel Kant, à qui l’on doit un nombre pléthorique d’essais, dont Critique de la raison pure, Fondements de la métaphysique des mœurs, Critique de la raison pratique, Principes métaphysiques de la morale, etc. – une liste exhaustive eût été trop longue.
Ce roman majeur du nationalisme français est précédé par un avant-propos de Pierre de Meuse, que les lecteurs de JSF connaissent bien.
LES DÉRACINÉS (extrait de Notre maître Maurice Barrès, de René Jacquet, éd. Nilsson, 1900)
Voici non plus de l’idéologie abstraite mais de la sociologie pratique. Les assises du culte du Moi étant posées, Barrès sans en rien abdiquer, bien entendu, se consacre à un autre apostolat.
Les Déracinés sont le premier tome d’une trilogie « Le Roman de l’énergie nationale » dont les deux parties à paraître seront intitulées L’Appel au soldat et Leurs Figures (cette dernière précédemment annoncée sous le titre de L’Appel au Juge).
L’envergure de l’œuvre et son autorité, le souffle d’épopée qui la traverse, son éloquence et son succès, tout cela a été dit et répété dans tous les modes. Passons, puisqu’ici le sens seulement nous importe.
En quelques lignes nous allons résumer le volume chapitre par chapitre ; cela fait, nous dégagerons la thèse générale.
I. LE LYCÉE DE NANCY. — Paul Bouteiller, nouveau professeur de philosophie, passionne sa classe par sa dignité impeccable et ses leçons de morale. Il enthousiasme ses élèves, pour les théories kantiennes ; il suscite en eux des ambitions (ce qui est un grand bien) mais sans songer à donner un but ces ambitions (ce qui est un crime car ces enfants emportés par leur confiance et leur insouciance risquent de devenir des dévoyés). Bouteiller, en outre, a le tort de faire miroiter aux yeux de ses élèves des situations sociales où ils ne pourront fournir à la société qu’un minimum de services. Devenus hommes, ils pourraient être d’une grande utilité à leur pays s’ils voulaient s’attacher à leur terre lorraine : mais ils n’ont pas été accoutumés à cette perspective.— Bouteiller part, laissant ces jeunes gens sous le coup de ses enseignements, disproportionnés aux capacités intellectuelles et morales de chacun d’eux, enseignements incomplets qui les poussent, désemparés, vers de fausses directions.
II. DANS LEURS FAMILLES. — Maurice Rœmerspacher, de Nomeny, excellent élève, type du brave Lorrain, petit-fils d’un agriculteur était destiné à la médecine.
François Sturel, de Neufchâteau, fils d’une veuve qui se sent un peu déclassée dans cette province rudimentaire et désire pour son fils des destinées plus élevées. Ses vieilles tantes en auraient, voulu faire un avocat dans le pays.
Suret-Lefort, de Bar-le-Duc, fils d’un homme d’affaires véreux. Intelligent et actif.
Henri Gallant de Saint-Phlin, de Varennes, fils de gentilhomme campagnard très attaché au sol et aux traditions de sa province ; moral très pur.
Henri Racadot, de Custines, petit-fils de serfs ; esprit sournois, violent, sans générosité ; son père s’est enrichi par des moyens inavouables.
Antoine Mouchefrin, de Longwy, fils d’un photographe sans fortune ; boursier du lycée : peu sympathique d’aspect ; presque difforme.
Alfred Renaudin, fils d’un modeste contrôleur des contributions indirectes ; est casé par Bouteiller comme mouchard de Gambetta dans un journal opportuniste.
III. LEUR INSTALLATION À PARIS. — Sturel s’installe à Paris : esprit tourmenté d’ambition, avide de devenir un individu. Il fait un brin de cour à Thérèse Alison, jeune fille que son expérience de la vie mondaine rend sceptique et, au milieu des plus grandes tentations, politique et prudente. Rencontre de Mouchefrin et Racadot qui, récemment débarqués eux aussi, s’affirment comme deux fripouilles avérées ; puis de Renaudin, très important, Suret-Lefort, grave et austère. Ils se réunissent un soir pour attendre à la gare Rœmerspacher qui est pour eux le summum de la science et de la sagesse.
IV. LES FEMMES DE STUREL. — Thérèse Alison à qui il fait une cour platonique sans grands résultats et une Arménienne plus facile, Astiné Aravian, qui par ses récits orientaux trouble l’esprit sentimental de Sturel en qui elle provoque le rêve des splendeurs asiatiques.
V. UN PROLÉTARIAT DE BACHELIERS ET DE FILLES. — Les jeunes Lorrains se sont assimilé l’esprit de leur milieu ils ne sont plus des Lorrains, mais des individus incolores. Preuve par le détail des jeunes gens. Racadot et Mouchefrin surtout n’ont rien gardé de leur caractère originel ; ils sont parvenus au dernier degré de la misère et de l’avilissement.
VI. UN HASARD QUE TOUT NÉCESSITAIT. — C’est l’occasion qui leur arrive par l’intermédiaire de Renaudin de faire du journalisme ; car sans qu’ils s’en soient doutés c’était là le but de leur existence à Paris. Toutefois Racadot et Mouchefrin sont exclus de cette bonne fortune et ils enragent… Vie de Portalis, aventurier politique dépourvu d’honnêteté et pétri d’ambition.
VII. VISITE DE TAINE a RŒMERSPACHER. — Taine vient faire visite à Rœmerspacher ;
de l’exemple d’un platane, il tire pour le jeune philosophe une haute règle de vie. Sur son conseil, Rœmrrspacher et Sturel décident de réunir en un groupe leur petite colonie dispersée. (Voir sur ce chapitre, Bourget, Essais de psychologie, chez Plon).
VIII. AU TOMBEAU DE NAPOLÉON. — Les Lorrains se donnent rendez-vous aux Invalides, près du tombeau de Napoléon. Sturel commente à ses amis la vie du grand Empereur qui, de rien, est devenu la grande personnalité du siècle. Cet exemple suscite leur énergie mais quel emploi lui donner ?
IX. LA FRANCE DISSOCIÉE ET DÉCÉRÉBRÉE. — L’unité française se compose de quatre blocs : 1° les bureaux (y compris l’armée) ; 2° les religions (révélation, science) ; 3° les ateliers (agricoles et industriels) ; 4° les syndicats ouvriers. — Ces blocs sont descellés ; notre énergie nationale, divisée, s’affaiblit.
X. ON SORT DU TOMBEAU COMME ON PEUT. — (Suite du chapitre VIII). Ils discutent quelques propositions tendant à fixer un emploi à leur énergie ; celle qui les rallie vient de Racadot : fonder un journal.
XI. BOUTEILLER PRÉSENTÉ AUX PARLEMENTAIRES. — Bouteiller est pris en considération par le baron Jacques de Reinach qui le fait participer à un dîner de parlementaires, de ministres et de banquiers.
XII. « LA VRAIE RÉPUBLIQUE ». — La fondation du journal La Vraie République est décidée. Administrateur Racadot ; rédacteur en chef Sturel, avec le reste de la colonie comme comité de rédaction et d’administration. Rœmerspacher et Sturel vont demander conseil à Bouteiller qui s’enquiert d’abord de la politique qu’ils veulent soutenir : « Nous exposerons nos idées, disent-ils, le public les classera ! » Bouteiller les traite d’indisciplinés et ils se quittent brouillés. — Pourtant, se disent les jeunes gens, pour qu’on puisse nous imposer la discipline d’un parti sans que nous ayons le droit de discuter ses tendances, il faudrait que ce parti possède une autorité, qu’il soit une religion.
XIII. SON PREMIER NUMÉRO. — Le premier numéro de la Vraie République est en préparation. Par malheur les articles de Rœmerspacher, Sturel, Saint-Phlin, trop profonds, sont assommants.
XIV. UNE ANNÉE DE LUTTES. — Les affaires du journal ne vont pas Racadot, exploité par Renaudin, obtient à grand’peine une subvention de Reinach qu’il essaie ensuite, mais en vain, de faire chanter. Sturel se met en travers des combinaisons louches ou simplement des compromissions stipendiées. Ce chapitre contient des notions intéressantes sur le maniement habituel des fonds secrets.
XV. QUNIZE JOURS DE CRISE. — Racadot et Mouchefrin sont parvenus à la plus affreuse misère. Le père de ce dernier lui refuse l’argent qu’il sollicite ; il en est réduit aux derniers expédients pour trouver du pain et un gîte.
XVI. LA MYSTÉRIEUSE SOIRÉE DE BILLANCOURT. — Tandis que, par une belle soirée, Sturel fait une mélancolique promenade en compagnie de Thérèse Alison, Racadot et Mouchefrin assassinent sur les berges de la Seine Astiné Aravian, pour s’approprier ses bijoux.
XVII. LES PERPLEXITÉS DE FRANÇOIS STUREL. — Sturel qui soupçonne son ami Racadot d’être l’assassin d’Astiné, se demande si son devoir n’est pas de le dénoncer. Racadot est arrêté.
XVIII. LA VERTU SOCIALE D’UN CADAVRE. — Sturel ne sait s’il doit dénoncer Mouchefrin, comme complice de Racadot. L’unanimité des classes nobles, riches, pauvres, même canailles, à exalter Victor Hugo dont le cercueil est exposé, glorieux, sous l’arc-de-triomphe de l’Étoile, lui rappelle que tout homme, quoiqu’il soit, est partie intégrale de l’humanité et de la Vie ; il faut accepter le rôle qu’y jouent nos voisins. Il ne parlera pas. Splendide description des obsèques de Victor Hugo.
XIX. DÉRACINÉ, DÉCAPITÉ. — Mouchefrin s’en tire indemme. Racadot est guillotiné.
XX. À BOUTEILLER LA LORRAINE RECONNAISSANTE. — Bouteiller est élu député de Nancy.
THÈSE. — L’enseignement purement humanitaire qu’on donne dans les classes des lycées est dangereux : il suscite, il est vrai, l’ambition et l’énergie des jeunes gens, mais à cette ambition, à cette énergie il ne donne aucun but, ce qui peut être désastreux pour eux et pour la société. Chose plus grave : il sape les attaches de la race ; d’individus racinés dans des réalités qui sont les traditions, elle fait des citoyens de l’univers, arrachés du ferme sol natal, transplantés dans le pays aérien des abstractions et des mots, — des déracinés.
Bouteiller n’a su que pousser vers Paris ses élèves désemparés. Qu’est-il arrivé ?
Rœmerspacher et Sturel, qui sont l’élite d’une génération, comme des aiguilles de boussoles affolées ne savent où se tourner, quel prétexte donner à leur activité. Ils veulent, mais quoi ?
Saint-Phlin vit du souvenir de sa province plutôt que des ressources parisiennes.
Renaudin, qui n’a gardé aucun scrupule, se fait une petite situation dans le journalisme.
Suret-Lefort, intrigant, en impose à un petit cercle d’amis par son éloquence.
Racadot qui est énergique mais pauvre, « trahi par les chefs insuffisants du pays », ne peut trouver les fonds nécessaires pour assurer l’œuvre qui doit lui créer une situation la misère le mène à la guillotine.
Mouchefrin, sans valeur énergique et intellectuelle, s’attache à la fortune de Racadot et doit à ses amis de ne pas l’accompagner sur l’échafaud.
Si le lycée, au lieu de faire à ces jeunes gens une patrie de raison, leur avait appris à vivre et à se développer selon leur race et dans l’influence de leur terre, si Bouteiller n’avait pas mis son zèle à interrompre en eux la sève natale, ils auraient vécu heureux tout en servant la collectivité.
Bouteiller, à reprendre les choses dès le principe, est le seul coupable et Racadot est une victime indirecte de Bouteiller.
Mais Bouteiller lui-même n’est-il pas l’instrument de quelqu’autre puissance, doctrine ou institution ? Évidemment il n’est que le fidèle propagateur de la morale universitaire et c’est le danger de cet enseignement que Barrès a prétendu signaler. Par la force de son analyse, avant la fameuse « Affaire », il a donc prédit dans Bouteiller les « intellectuels ».
Un peu plus tard, dans la Terre et les Morts, il formulera ainsi la thèse des Déracinés en la fortifiant d’un exemple personnel :
« … Pour moi, dévoyé par ma culture universitaire, qui ne me parlait que de l’Homme et de l’Humanité, il me semble que je me serais avec tant d’autres agité dans l’anarchie, si certains sentiments de vénération n’avaient averti mon cœur. »
Cette phrase résume les Déracinés.
Dans son ouvrage De Kant à Nietzsche, au chapitre de « La Régression philosophique », M. Jules de Gaultier écrit ces paroles mémorables :
Parmi les systèmes de philosophie régressive qui, après le travail d’assainissement mental accompli par la Critique de la raison pure, tentèrent de restaurer les idées théologiques, il convient de citer en première ligne celui qu’a formulé Kant dans la Critique de la raison pratique, dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, dans les Principes métaphysiques de la morale. À Kant, c’est Kant lui-même qu’il faut opposer tout d’abord et qu’il faut immoler. On est tenu de le faire sans ménagement et d’omettre tous égards en raison de l’influence considérable exercée sur une classe nombreuse d’esprits par le faux rationalisme qu’il a restauré.
C’est à l’honneur de M. Maurice Barrès qu’il soit impossible aujourd’hui d’aborder un tel sujet, sans citer son nom et sans rappeler qu’en romancier et en sociologue, en une œuvre d’analyse et d’imagination d’une haute, valeur psychologique[1]. il a signalé la morale Kantienne comme un péril national.
Chez nous la race est formée en espèce définitive et qui ne varie plus. Elle ne peut tenir sa vie morale que des attitudes traditionnelles enracinées par la coutume et par l’hérédité, devenues chez elle des manières d’être indépendantes de la foi qu’elles supposaient au début. C’est cet ensemble d’idées qu’embrasse et circonscrit la conception de M. Barrès. Appliqué à une race qui en est au point précis de son évolution où se trouve la nôtre, le Kantisme de la raison pure peut avoir l’empire de dessécher les anciennes racines, mais le Kantisme de la raison pratique, est impuissant a créer une plante nouvelle, à imposer utilement sa greffe, parce que la connivence de l’Instinct vital lui fait défaut.
Périlleux donc pour la race en ce sens qu’il irait la stériliser, le triomphe du Kantisme en morale marquerait la main mise d’un groupe étranger sur l’esprit national. ■
[1]Les Déracinés.
Nombre de pages : 404
Prix (frais de port inclus) : 29 €
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Publié le 11 juin 2023 – Actualisé le 25 juin 203