(CHAPITRE X DU NAPOLEON DE BAINVILLE. UNE MERVEILLE D’INTELLIGENCE ET DE STYLE)
Ce 18 brumaire (9 novembre 1799) et les jours suivants, il n’y eut dans Paris ni grandes manifestations populaires, ni combats de rue, ni envahissement par une foule d’émeutiers des palais où se tient l’État. Plutôt des tractations entre politiques sous la pression de la troupe. De quoi décevoir ceux qui croient aux grands soirs et rêvent de prise de pouvoir par la rue. Les profondeurs populaires comptent surtout par les aspirations qui les animent et par l’assentiment qu’elles donneront à ceux qui, dans des circonstances exceptionnellement graves, relèveront le défi de prendre et exercer le Pouvoir.
NAPOLEON – Jacques Bainville
CHAPITRE X
“Je crois pouvoir dire que la masse est fatiguée de choisir et de délibérer.” Portalis
IL n’est pas superflu, pour l’intelligence des événements qui vont suivre, de se demander ce qui fût arrivé si le 18 brumaire n’avait pas réussi. Aux difficultés que le premier Consul rencontra encore, on peut estimer que le gâchis eût été énorme, compliqué de séditions militaires et de rivalités de généraux, une situation dont le modèle s’est trouvé, près de nous, espagnol ou mexicain. L’armée était entrée dans la politique avant la journée de Saint-Cloud. Et précisément, en dépit des apparences, parce qu’il est lui-même un soldat, mais le plus intelligent de tous, et autre chose aussi qu’un soldat, Bonaparte vient fermer l’ère des coups d’État. Il vient étouffer la caste puissante des prétoriens. “Ce n’est pas, dira-t-il, comme général que je gouverne, mais parce que la nation croit que j’ai les qualités civiles propres au gouvernement.” Et son gouvernement sera celui d’un militaire, non pas celui des militaires. Bonaparte ne sera plus l’un d’eux, mais au-dessus d’eux. Tous dépendront de lui, aucun ne pourra le dépasser. Son propre intérêt lui commande de les tenir en main et personne ne les aura traités plus durement que lui. Le premier des services qu’il rend à l’État, c’est de bannir la politique des états-majors, de faire rentrer les grands chefs dans la discipline et dans le rang.
À Sainte-Hélène, Napoléon disait que, loin d’être son maître, il avait toujours obéi aux circonstances. Sous le Consulat, ajoutait-il, “de vrais amis, mes chauds partisans, me demandaient parfois, dans les meilleures intentions et pour leur gouverne, où je prétendais arriver ; et je répondais toujours que je n’en savais rien. Ils en demeuraient frappés, peut-être mécontents, et pourtant je leur disais vrai. Plus tard, sous l’Empire, où il y avait moins de familiarité, bien des figures semblaient me faire encore la même demande, et j’eusse pu leur faire encore la même réponse.” Ce n’était pas seulement vrai. C’était juste. Bonaparte n’a jamais su où il allait, parce qu’il ne pouvait pas le savoir, et c’est pourquoi il est allé toujours plus loin.
On a tendance à simplifier et à s’imaginer que, le 20 brumaire, Bonaparte disposait de la France, qu’il n’avait qu’à commander et que tout le monde était disposé à obéir. C’est une fausse image de la situation. Si le pouvoir souverain, absolu, lui vint par la suite – et d’ailleurs pour un temps bien court au regard de l’histoire – c’est au contraire en raison des résistances qu’il eut à vaincre.
Et si l’autorité se fixa dans un homme, ce ne fut d’ailleurs pas en un jour. L’ambition, la volonté de Bonaparte n’auraient rien pu, même après brumaire, si elles n’avaient été dans le sens des choses. Le pouvoir d’un seul résulta d’un besoin, le même qui avait déjà fait naître le Directoire, successeur simplifié de ce Comité de salut public, lourde machine gouvernementale qui avait compté jusqu’à seize membres. Avant thermidor, on avait pensé à resserrer l’exécutif tout en légalisant la dictature parlementaire de l’Incorruptible. Le triumvirat de Robespierre, de Couthon et de Saint-Just serait devenu un “triple consulat”. Le mot même avait été prononcé, au témoignage de Prieur, et c’est là que Sieyès l’aurait pris, car “il n’y avait que lui pour couver une pauvre idée avec tant de persévérance”.
Peut-être était-ce pour écarter le souvenir du triumvirat terroriste que la Constitution de l’an III avait créé cinq Directeurs. Ce pouvoir exécutif à cinq têtes s’était montré divisé, insuffisant, et son insuffisance dangereuse pour la République. On revenait maintenant au triumvirat avec les trois Consuls. Par étapes, on arriverait à une seule personne en prolongeant toujours le mandat ; dix ans, puis le Consulat à vie, enfin la monarchie héréditaire, et toujours, ce qui n’est nullement un paradoxe, pour sauver, avec les hommes de la Révolution, la Révolution elle-même, ses résultats civils et surtout ses conquêtes territoriales. Napoléon fut conduit à l’Empire par les courants qui entraînaient la République depuis qu’elle était devenue conquérante. Il n’y était pas encore.
Au mois de novembre 1799, on ne voyait pas plus loin qu’une République meilleure, « régénérée » par un changement de Constitution. Et si la présence de Bonaparte dans le gouvernement improvisé à Saint-Cloud était un élément dont on ne pouvait méconnaître l’importance, le jeune général n’était là qu’en tiers, à côté d’un grand pontife républicain. La Constitution que Sieyès méditait depuis de longs mois et qui devait couronner sa carrière de législateur fut la cause accidentelle qui permit à Bonaparte de prendre la première place sans recourir à un nouveau coup de force.
Le gouvernement provisoire qui s’était formé dans la soirée du 19 brumaire comprenait, avec les deux Directeurs qui avaient préparé le coup d’État, le général dont ils avaient eu besoin pour l’exécuter. Ce gouvernement n’était pas tapageur. Il était modeste et même timide. Il affectait de continuer l’ancien, de tenir toujours les Conseils pour existants. Pas de réaction surtout. On en évitait jusqu’à l’apparence et des mesures de rigueur contre les Jacobins, prises dans le premier moment, furent rapportées. On se borna à révoquer les lois vexatoires, la loi des otages et l’impôt progressif ou emprunt forcé que les Conseils eux-mêmes, les sentant impopulaires, se disposaient à abroger. Bonaparte en personne alla délivrer les otages au Temple. Dans le ministère même, plusieurs des titulaires restèrent en fonctions. Le portefeuille de l’Intérieur fut donné, pour contenter les intellectuels brumairiens, au savant Laplace. Enfin, pour qu’il y eût égalité entre les trois consuls, il fut convenu que chacun d’eux présiderait chaque jour, ce qui n’alla pas sans quelques froissements entre Bonaparte et Sieyès. Il fallut encore, pour tout arranger, l’intervention de Talleyrand qui retrouva ainsi le portefeuille des Affaires étrangères. Bientôt, Roger-Ducos, personnage effacé, ne faisant rien ou pas grand-chose, ce fut Bonaparte qui, d’un commun accord, se chargera de la direction des affaires, tandis que Sieyès mettait la dernière main à sa Constitution.
On s’est beaucoup moqué de ce chef-d’œuvre de l’éternel constituant que Bonaparte aurait sabré en quelques mots. La vérité est assez différente. L’idée essentielle de Sieyès, et elle fut, en somme, respectée, était la même que celle de l’an III. Les brumairiens, continuateurs des thermidoriens, songeaient comme eux à perpétuer, dans l’ordre rétabli, à l’abri des entreprises royalistes ou jacobines, le résidu de la Convention. Et là, du moins, le système de Sieyès était génial à force d’être simple. Le Directoire avait cassé les élections qui lui étaient contraires. Sieyès abolissait l’élection. Le peuple ne désignerait plus que les éligibles. L’ancien régime avait les Notables. On aurait des “listes de notabilité”. Cela fait, un Sénat, dont le noyau primitif serait composé d’anciens conventionnels, choisirait sur la “liste nationale” les membres de deux autres Assemblées, le Tribunat chargé de discuter les lois que le Conseil d’État aurait préparées et le Corps législatif chargé de les voter sans mot dire. Napoléon n’eut plus tard qu’à supprimer le Tribunat pour supprimer la parole. Mais la souveraineté du peuple, les libertés publiques et parlementaires, bref tout ce qui définit et constitue la République, c’était Sieyès qui l’avait aboli. Dans sa mécanique, dans son « horloge », l’Empire autoritaire s’installerait tout seul. Le grand promulgateur de la Loi avait ouvert la porte à ce qu’on a, plus tard, appelé le despotisme.
Ajoutons que les “listes de notabilité” comprenaient des “inscrits de droit” qui seraient les hommes ayant exercé des fonctions publiques au cours de la Révolution. En outre, ces listes ne seraient pas formées avant deux années. Les trois assemblées seraient donc composées d’abord, et plus sûrement même que les premiers Conseils du Directoire, de révolutionnaires éprouvés. C’est ainsi encore que, tout naturellement, d’une fournée de régicides, sortirent des dignitaires de l’Empire.
Et tout cela, que Bonaparte n’eut qu’à garder et à continuer, ne faisait pourtant pas de lui le chef du pouvoir. Sieyès avait cru penser à tout et se prémunir contre une dictature. En haut de sa « pyramide », il mettait un grand Électeur chargé de désigner deux consuls, l’un de la paix, l’autre de la guerre, l’un pour les affaires du dedans, l’autre pour les affaires du dehors. Si, par hasard, ce grand Électeur devenait inquiétant, le Sénat avait la faculté de l’“absorber” dans son sein, en d’autres termes de le destituer. Quand on en vint à discuter la Constitution, Bonaparte accepta tout, sauf le grand Électeur, ce qui lui fut d’autant plus facile que Sieyès, pour vaincre sa répugnance, lui offrait la place qu’il s’était d’abord réservée ou que, dit-on, il réservait soit à un prince étranger, soit à un prince de la famille d’Orléans. Offre imprudente, qui allait tourner à sa confusion et faire ce qui n’était pas dans son dessein : un premier Consul. Les circonstances servaient le jeune général. Mais quel art de les saisir toutes, de voir à l’instant les points faibles et de manœuvrer de vieux politiciens pourtant subtils !
Si Bonaparte ne voulait pas être le grand Électeur, “ombre décharnée d’un roi fainéant”, “cochon à l’engrais”, et préférait n’être “rien plutôt que ridicule”, le suprême personnage de l’État imaginé par Sieyès alarmait les républicains. Pour eux, c’était l’équivalent d’un roi, alors qu’un président à l’instar des États-Unis leur semblait déjà trop. Bonaparte se servit de cet épouvantail pour démolir le grand Électeur. Il mit le plan de Sieyès en discussion devant les commissions législatives tirées des Conseils. Daunou, ancien conventionnel, fut chargé de rédiger un contre-projet. Daunou avait été le principal auteur de la Constitution républicaine de l’an III. Tout en la corrigeant, il tenait à laisser dans la nouvelle le plus possible de la précédente. Puisque la nécessité de resserrer et de renforcer le pouvoir exécutif était reconnue, Daunou proposait de remplacer, selon l’idée primitive des brumairiens, les cinq Directeurs par trois Consuls. Seulement, pour ne pas retomber dans l’instabilité et dans les divisions intérieures du Directoire, les consuls seraient nommés pour dix ans, et l’un d’eux aurait la préséance. De la conception du grand Électeur sortait ainsi un premier Consul qui fut naturellement Bonaparte, puisque c’était à lui que le plus haut poste avait déjà été offert. Des divers amendements apportés par Daunou au plan de Sieyès, celui-là, large pas vers l’unité du pouvoir, fut à peu près le seul qui passa, mais il était essentiel. Alors, la Constitution de Sieyès, qui abolissait déjà le système électif, se trouva en outre pourvue d’un chef véritable par l’initiative d’un républicain, ancien membre de la Convention. Au choix du général Bonaparte, il ne manqua même pas l’approbation des deux commissions législatives tirées, du reste, des Anciens et des Cinq-Cents et qui, par conséquent, représentaient la tradition des Assemblées révolutionnaires.
Si l’autorité que dégageait la personne du jeune général – souvenons-nous qu’il vient d’avoir trente ans – s’est imposée aux brumairiens, c’est ainsi, toutefois, et non autrement, qu’il est arrivé à la première place dans l’État. Les circonstances, jugées par lui d’un œil sûr,
exploitées avec décision, l’y ont porté. Des républicains l’y ont appelé. Il y est venu au moins aussi légalement que les bénéficiaires du coup de fructidor. Et, d’une manière fortuite, la Constitution de Sieyès a singulièrement aidé à lui mettre tout à fait le gouvernement entre les mains. Dégoûté de la politique et des hommes, Sieyès s’élimina, s' »absorba » d’ailleurs de lui-même, au prix d’une retraite confortable, tandis que Roger-Ducos disparaissait avec modestie. Bonaparte n’eut plus qu’à choisir librement ses collègues, le deuxième et le troisième Consuls.
Ce furent des choix judicieux de personnages à la fois dociles et décoratifs, des choix pleins de sens, et qui indiquaient une politique. D’abord Cambacérès, que l’on a vu ministre de la Justice et neutre au 18 brumaire, un homme de bonne famille, conseiller des aides sous Louis XVI, frère d’un chanoine tardivement assermenté et qui va être archevêque. Cambacérès, entré dans la Révolution, avait présidé le Comité de salut public, toujours prudent, opportuniste et modéré en tout, jusque dans le régicide, puisqu’il avait voté le sursis. Au reste, ami des honneurs et dignitaire né ; on a dit de lui qu’il était “l’homme le plus propre à mettre de la gravité dans la bassesse”. Il fallait ensuite quelqu’un qui, sans avoir une réputation de réactionnaire, fût encore moins marqué que Cambacérès et fît lien avec l’ancien régime. Car l’idée du premier Consul était déjà la « fusion ». Après avoir cherché avec soin, et s’étant informé, il désigna Lebrun.
Celui-là, d’âge plus que mûr (il avait la soixantaine), représentait un courant, une tradition de la monarchie. Il avait été secrétaire du chancelier Maupeou, dont il avait rédigé les ordonnances au temps de la « révolution » que ce ministre avait tentée, lorsque avec l’appui de Louis XV il avait voulu briser les Parlements, obstacles aux réformes. Alors la royauté eût repris la politique de Louis XIV. Le souverain, agissant avec ses ministres, eût, par voie d’autorité, corrigé les abus et modernisé la machine de l’État. Au fond, et bien que l’idée n’en fût pas nette et ne s’exprimât pas, c’eût été le despotisme éclairé à la mode du XVIIIe siècle et de Voltaire. Turgot et l’école des grands intendants réformateurs avaient encore, au début du règne de Louis XVI, apporté cette promesse de progrès, alors que la routine était protégée, entretenue par les Parlements. Les hésitations, les retours en arrière du malheureux Louis XVI avaient achevé de perdre ce qu’avait déjà compromis la nonchalance de Louis XV, qui voyait clair, mais que les résistances lassaient vite. Continuée, achevée, la “révolution” de Maupeou en eût probablement épargné une autre et c’étaient des choses qui se savaient encore trente ans plus tard. Dessein ou hasard , le choix de Lebrun était un symbole. Les Français, en 1789, ne s’étaient-ils pas abusés sur leurs désirs ? Ce qu’ils avaient voulu, n’était-ce pas, avec l’égalité d’abord, l’autorité plutôt que la liberté ?
À la fin de 1799, c’était bien, en tout cas, ce qu’ils acceptaient. Un homme de sens, Portalis, avait écrit peu de temps avant le 18 brumaire : “Je crois pouvoir dire que la masse est fatiguée de choisir et de délibérer.” Elle l’était à ce point qu’elle laissait tout faire et qu’après avoir, depuis dix ans, voté sur tout, élu à tout, elle perdait sans regret, et pour ainsi dire sans une pensée, le droit de vote remplacé par le plébiscite ratificateur, autre innovation de Sieyès. Assuré d’avance, le résultat de ce plébiscite allait exprimer le consentement public, mais avec moins de force peut-être que l’absence de toute protestation contre le régime consulaire, car il n’y en eut pas de sérieuse, au moins dans la foule. Et de quoi la foule se fût-elle plainte ? Elle n’était même pas étonnée. Est-ce que tout ne continuait pas, en mieux ? Est-ce que la Constitution nouvelle n’était pas l’œuvre, à peine retouchée par Bonaparte, de ce même Sieyès qui, en 1789, avait, d’un mot fameux, traduit la grande aspiration du Tiers État ? Pourtant, cette Constitution faisait bon marché de choses auxquelles la France de la Révolution et la France des libertés et des franchises antiques avaient cru également tenir, que ce fussent, pour l’une, les Assemblées souveraines, pour l’autre, les vieux Parlements. Désormais, plus de corps intermédiaires ; une administration et des administrés. Que les Français aient accepté cela ne s’explique pas seulement par le fait qu’on sortait d’années de misère et d’anarchie et qu’on était soulagé par la renaissance d’un pouvoir vigoureux sans être sanglant ni persécuteur. La conformité avait quelque chose de plus profond. C’était peut-être Bonaparte qui venait accomplir le vœu des États généraux, réaliser, dans leur esprit, les cahiers de 1789.
Et puis, si la masse était “fatiguée de choisir et de délibérer”, les intellectuels, qui avaient appuyé la révolution de Brumaire (comme on avait dit autrefois la révolution de Maupeou), étaient las des caprices de la masse. Le coup d’État avait été celui de l’Institut que le consul Bonaparte continuait de fréquenter, faisant même de l’auteur de la Mécanique Céleste, un ministre de l’Intérieur. Les idéologues étaient pour le despotisme éclairé. Cabanis, qui représente l’esprit de l’Encyclopédie, la philosophie du XVIIIe siècle, disait orgueilleusement de la Constitution nouvelle : “La classe ignorante n’exercera plus son influence ni sur la législation ni sur le gouvernement ; tout se fait pour le peuple et au nom du peuple, rien ne se fait par lui et sous sa dictée irréfléchie.” Pourtant, la classe ignorante savait assez bien ce qu’elle voulait. Elle voulait enfin “jouir de la Révolution”, traduction matérialiste de la pensée des idéologues : “Rectifier le XVIIIe siècle sans l’abjurer”.
La Constitution de l’an VIII fut promulguée le 14 décembre 1799, un peu plus d’un mois après la journée de Saint-Cloud. Les trois Consuls entrèrent en fonction le 25 décembre. Les cinquante commissaires les installèrent et, avec eux, c’était la Convention, continuée par les Assemblées du Directoire, qui transmettait officiellement et solennellement le pouvoir au général Bonaparte et à ses deux collègues. Il y avait transition, non rupture. Et la proclamation qui fut lancée aux Français pour annoncer que les Consuls définitifs succédaient aux Consuls provisoires était sincère lorsqu’elle disait : “Citoyens, la Révolution est fixée aux principes qui l’ont commencée.” En ajoutant : “Elle est finie”, on s’abandonnait seulement à une illusion générale et qui n’était même pas neuve. Combien de fois n’avait-on pas dit qu’elle avait atteint son terme ? Louis XVI lui-même l’avait cru quand le président de la Constituante le lui avait dit.
Pour qu’elle prît fin, comme on le voulait alors, il fallait la paix, mais la paix avec les frontières naturelles. Et ce désir de paix, c’était une des causes du 18 brumaire, comme c’était une des raisons de la popularité de Bonaparte. Chose qu’on se représente mal aujourd’hui, Bonaparte, dans la rue, était acclamé au cri de : “Vive la paix !” L’auteur du traité de Campo-Formio donnerait enfin ce qu’on attendait, ce qu’on espérait depuis si longtemps. Car la guerre durait toujours, et c’est un élément de la situation qu’il faut garder présent à l’esprit pour comprendre la suite des choses. Bien que chef d’un gouvernement civil, le premier Consul serait encore chef de guerre.
La France, en 1800, se flattait que ce ne serait plus pour longtemps. Un dernier effort et l’on aurait le repos. D’instinct on se disait aussi que ce dernier effort voulait un gouvernement vigoureux, qu’on ne remportait pas de victoires décisives avec la haine, les proscriptions, la guerre civile à l’intérieur, qu’il fallait une réconciliation nationale autant que la répression de l’anarchie. Et l’union des Français, personne mieux que Bonaparte ne pouvait s’en charger. Ce programme était dans sa pensée parce qu’il était d’abord dans la nature d’un homme que nous avons vu étranger aux factions, étranger dans le sens le plus fort, et jusque dans le sens propre du mot. Sans doute, la poursuite de la paix définitive sera vaine. La déception ne viendra qu’avec lenteur, parce que la masse aura vu en outre, dans le maître qu’elle accepte, celui qui lui garantit que la Révolution est “fixée à ses principes”. L’invasion finale elle-même ne lui fera pas oublier ce qu’elle avait attendu de son chef. Au retour de l’île d’Elbe, elle renouvellera crédit à celui qui, empereur, était resté le général Vendémiaire, sauveur de la Révolution. Selon la remarque de Chaptal, les réquisitions, la conscription auraient dû le faire abhorrer des ruraux. Mais “il les rassurait sur le retour des dîmes, des droits féodaux, la restitution des biens des émigrés”. Tel apparut le premier Consul. Là-dessus l’empereur ne le démentira pas. Même quand il cesserait d’être “l’homme de la République”, il demeurait fidèle au génie de la Révolution.
Et quand on observe les premiers actes du gouvernement de Bonaparte, on se rend compte que sa grande supériorité a été celle de l’intelligence. Le pouvoir était venu entre ses mains, par la conspiration de quelques hommes actifs et d’une foule consentante, dans des circonstances et des conditions bien définies et pour des tâches immédiates. Ce qu’il y avait à faire, c’était de remettre sur pied un pays malade et qui, dès que l’hiver serait achevé, aurait encore une guerre à soutenir. Il faut ici reprendre le fil, se rappeler que Brune à Bergen et Masséna à Zurich avaient simplement arrêté l’invasion. Avec le printemps, les hostilités recommenceraient. Cependant, les fautes du Directoire, fautes qui venaient de causer sa chute et qui justifiaient le 18 brumaire, n’avaient pas été seulement militaires et diplomatiques. Elles avaient porté sur l’ensemble de la politique. C’est ainsi que Bonaparte montrait sa supériorité. Sa conception générale du gouvernement était celle que la situation exigeait. Proconsul en Italie, il avait compris que pour occuper un pays étranger avec quelques dizaines de milliers d’hommes, il fallait ménager les sentiments et les intérêts de la population, leçon qui, après son départ de Mombello, avait été perdue. De même il comprenait que, pour obliger l’Europe à reconnaître les frontières naturelles – et il était clair qu’on ne l’y obligerait que par la force des armes – il fallait que la France fût organisée et unie. Elle avait besoin de toutes ses forces, comme elle avait besoin de tous les Français, “besoin de rallier, de réunir les différents partis qui avaient divisé la nation afin de pouvoir l’opposer tout entière à ses ennemis extérieurs”. Il se trouva donc, et c’est ce qui a fait la gloire durable du Consulat, que Bonaparte, dans une idée simple et de bon sens, en vue d’un objet très précis, en vue d’une campagne très prochaine, et, comme il disait, “marchant à la journée”, fit tout ce qui devait contenter les Français dans leurs aspirations les plus diverses. L’ordre, la prospérité, des lois, des finances, la sécurité du lendemain, tout ce qui manquait depuis dix ans, il le donna. Il mettait fin aux divisions, aux persécutions religieuses, aux luttes de classe. En un mot, d’une idée de circonstance, mais éminemment convenable à la circonstance, Bonaparte fit peu à peu un système de gouvernement auquel, et pour toutes les raisons qui lui étaient naturelles et que nous avons vu se développer en lui, il était plus propre et mieux préparé que personne.
Quatre mois et demi d’un labeur écrasant, qui portait sur toutes les parties de l’administration et de la politique, où il s’instruisait sans arrêt de tout ce qu’il ne savait pas encore, mirent Bonaparte en état de remporter ses nouvelles victoires. Tout tournait autour d’une reprise, d’ailleurs inévitable, imposée par l’ennemi lui-même, d’une guerre qui, on se l’imaginait, serait enfin libératrice. Car, à cette aurore du Consulat, qui paraît si brillante de loin, la situation qui avait causé la chute du Directoire subsistait avec tous ses périls. L’armée autrichienne, commandée par le feld-maréchal Mélas, était sous les armes en Italie. Dès le commencement de mars, elle entrait en opérations contre l’armée française, dont le commandement avait été donné à Masséna, le vainqueur de Zurich bientôt réduit à s’enfermer dans Gênes, tandis que son lieutenant Suchet serait repoussé jusqu’au Var et que l’ennemi violerait le territoire français.
En d’autres termes, l’invasion, conjurée à l’entrée de l’hiver, était encore menaçante. Puisqu’il fallait recommencer la guerre, et l’on se figurait toujours que c’était pour la dernière fois, du moins fallait-il aussi qu’on la fît dans de bonnes conditions. La première était d’en finir avec la guerre intérieure. C’est un des premiers actes du gouvernement de Bonaparte, parce que tout le programme du premier Consul, au-dedans, découle de cette idée-là. En somme, la Convention avait été surprise par le soulèvement de la Vendée. La République croyait faire le bonheur du peuple français et de tous les peuples. Qu’une partie de la France restât insensible aux bienfaits de la Révolution, c’était pour les conventionnels un phénomène déconcertant. Mais, s’ils avaient révolté l’Ouest, c’était sans le savoir. Le Directoire n’avait pas cette excuse. Il ne pouvait plus ignorer que les méthodes jacobines, les levées d’hommes, la persécution religieuse rallumeraient l’insurrection vendéenne, comme elles allumaient l’insurrection de la Belgique. Au moment même où il poussait plus loin que jamais la guerre de conquêtes, le Directoire s’était planté délibérément ce “poignard dans le dos”. Un des premiers soins du premier Consul fut de pacifier la Vendée.
Tout en lui donnant dix jours pour se soumettre, il entre en négociation avec les chefs, les fait venir auprès de lui, montre son estime pour leur caractère et pour leur bravoure, s’adresse à leur fibre nationale, laissant croire au besoin – c’était une ruse dont on s’était déjà servi avec Charette – qu’il ne serait pas opposé au retour des Bourbons. En même temps, il rappelle l’abbé Bernier, influent dans l’Ouest et qui s’était réfugié en Suisse. Il lui donne l’assurance que le culte sera libre, que les pays catholiques garderont leurs prêtres non assermentés, non « jureurs ». Les églises qui se sont déjà rouvertes un peu partout, les cloches si longtemps silencieuses qu’on laisse sonner, beaucoup de manifestations d’une renaissance de la foi sur lesquelles il ferme les yeux donnent du poids à ses paroles. C’est déjà l’annonce du Concordat. La suppression des fêtes révolutionnaires qui ne rappellent que des souvenirs de sang, celle du 21 janvier surtout, qui lui a toujours répugné, est une autre sorte de gage. Le premier Consul a canonné l’opposition royaliste en vendémiaire et l’a « fructidorisée » par Augereau. Il la désarme maintenant par de bons procédés et de bonnes paroles. S’il ne révoque pas les lois contre les émigrés, ce qui alarmerait les acquéreurs de biens nationaux, s’il n’annule pas en bloc les proscriptions de fructidor, ce qui inquiéterait les républicains, il accorde des grâces individuelles qui ne lui valent peut-être pas toujours de la reconnaissance, mais qui font dépendre de lui beaucoup de gens. Et là encore, il n’a rien inventé. C’était la méthode dont Fouché s’était déjà servi au ministère de la police avant brumaire.
C’est ainsi qu’il apaisa, s’il ne put l’éteindre définitivement, la grande insurrection de l’Ouest. Quelques-uns des chefs furent séduits par son accueil, son langage. Mais un irréductible, Frotté, pris par trahison, fut passé par les armes ; il naîtra de là des haines implacables. Un autre, c’était Georges Cadoudal, le fameux Georges, était secrètement admiré de Bonaparte qui voulut le voir, l’ébranler, le conquérir. Georges, après l’entrevue, disait qu’il avait eu envie d’étrangler ce petit homme. Il opposa à tout un refus opiniâtre et l’on se sépara pour une lutte à mort. L’un des deux devait y périr. Mais si le Chouan, homme d’une espèce non moins prodigieuse que l’autre, risquait sciemment sa tête, il ne se doutait pas des effets qu’il produirait en visant celle de Bonaparte. Les royalistes que le premier Consul n’a pas réussi à rallier le regarderont, et avec raison, l’événement devait le prouver, comme le dernier obstacle à une restauration que l’agonie du Directoire rendait probable. Ils voudront le tuer, ils le manqueront. Et leurs complots mêmes, par un étrange choc en retour, serviront à faire un empereur.
Pour suivre selon l’ordre chronologique l’activité du premier Consul pendant ces quatre mois de réorganisation, il faudrait un livre. Lui-même, d’ailleurs, voyait chaque jour s’élargir sa tâche. Tout est à refaire en France. Il ne suffit pas de quelques décrets, de quelques lois. Rien que pour rétablir un peu d’ordre dans l’administration et dans les finances, on était conduit à tout reprendre par la base parce que le système était vicieux et qu’on ne s’installe pas dans un État révolutionnaire. Parfois, devant des hommes sûrs, Bonaparte laissait paraître le fond de sa pensée. Il fallait “sortir de l’ornière du républicanisme”.
Les finances ? Pour faire la guerre, disait un capitaine d’autrefois, trois choses sont nécessaires : I° de l’argent ; 2°de l’argent ; 3° de l’argent. Le Directoire avait fait la guerre sans argent en pressurant les pays conquis. il n’y avait presque plus de pays conquis, et l’Italie, qui avait donné tant de millions, était perdue. La pénurie du Trésor était telle que, le soir du 19 brumaire, on n’avait pas trouvé “de quoi expédier des courriers aux armées et aux grandes villes pour les informer de l’événement”. Il fallut, pour passer les premiers jours, emprunter des fonds aux banquiers, qui d’ailleurs trouvèrent que ce gouvernement provisoire n’était bon que pour un crédit limité et ne fournirent d’avances qu’à la condition que l’emprunt forcé serait aboli. On ne pouvait se contenter de ces expédients. En un mot, les finances étaient à reconstituer, comme le reste de l’État, car le Directoire était arrivé au dernier degré de l’insolvabilité. Bonaparte eut recours à un homme de la profession, nous dirions aujourd’hui un technicien. Il s’appelait Gaudin et c’était encore un fonctionnaire de l’ancien régime dont les débuts dans l’administration remontaient à la dernière année du règne de Louis XV.
Nous qui avons vu de nos yeux comment on passe de la panique à la confiance, nous sommes moins étonnés du redressement financier qui s’accomplit sous le premier Consul. Sa part fut de rassurer les intérêts, de mettre fin au « sauve-qui-peut ». Ce fut aussi d’écouter les hommes du métier qui lui recommandèrent de créer la Banque de France et de revenir aux taxes indirectes qu’avait supprimées la Révolution. On avait salué avec enthousiasme la fin des aides et de la gabelle. On retrouva les « droits réunis », c’est-à-dire les mêmes choses sous d’autres noms. Mais l’important était de donner des ressources au Trésor pour continuer les grandes entreprises extérieures. Et l’ordre rétabli dans les finances, la monnaie saine, le paiement exact des rentes, ce furent encore des bienfaits du Consulat.
L’ordre, il fallait le rétablir partout. Dix ans de Révolution, et des années où toute l’administration avait été élective, avaient laissé un gâchis moral et matériel affreux. Tout était à refaire, depuis la justice jusqu’à la voirie. L’étonnant était que l’on eût pu si longtemps poursuivre la guerre sur plusieurs fronts à la fois, sans compter la guerre civile, avec un pays aussi ravagé. Ce tour de force, rendu possible par la richesse et la vitalité de la France, ne pouvait plus continuer. On était à bout. Bonaparte l’avait très bien vu.
De son point de départ – remettre la France en état d’achever victorieusement la lutte pour les frontières naturelles et conquérir la paix – découle ainsi tout un système de gouvernement. Son éclectisme s’y manifeste par le choix des hommes comme par le choix des moyens. Il adopte encore une idée de Sieyès quand il met à la tête des départements (au lieu de ces » administrations” élues qui, jusque-là, avaient entretenu le désordre) des délégués directs du pouvoir appelés préfets, comme lui-même, la mode étant romaine, de s’appelait consul. Mais la création de ces fonctionnaires s’inspirait des intendants de la monarchie. Quelques-uns comprirent qu’elle “anéantissait de fait le régime républicain”. Et ces préfets, de même que les nouveaux magistrats, de même que les membres du Conseil d’État, Bonaparte les prend dans tous les partis qui achèvent de s’affaiblir, de se désorganiser par ces prélèvements. Ce n’est pas seulement de jacobins, mais de royalistes, de girondins, d’anciens Constituants qu’il « saupoudre » ses cadres administratifs. Il disait : “J’aime les honnêtes gens de toutes les couleurs.” Mais il mélangeait à dessein les couleurs. Il n’exigeait que l’amour du bien public et l’application. Il n’avait pas de préjugés. Il était le seul qui pût n’en pas avoir et c’était une position, non plus seulement d’arbitre, mais déjà de souverain.
L’ensemble des institutions dites de l’an VIII, dont les dispositions essentielles durent encore, date de là. Ce n’était pas que, pour les rendre durables, Bonaparte les eût longuement méditées. Il ne portait pas des plans pendant des années comme Sieyès. Mais il avait rencontré naturellement les désirs de la masse, trouvé le point de conciliation sans chercher à construire pour l’éternité. On exagérerait peut-être à peine en disant qu’il ne voyait pas beaucoup plus loin que la prochaine campagne du printemps. Son œuvre ne s’inspirait pas de tels ou tels principes de réforme sociale. C’était une œuvre d’actualité. Elle mettait fin à l’anarchie matérielle, à l’anarchie la plus voyante, celle dont les Français souffraient, dont ils étaient excédés. Elle conservait les idées générales et les résultats de la Révolution, inscrits dans le Code civil. Elle en respectait toujours le « génie », fait surtout de la passion de l’égalité, où baigna le corps des nouvelles lois. Au fond, quelque chose d’assez « français moyen », d’assez petit-bourgeois et rural, qui a fait longtemps des bonapartistes et des consulaires. Système très simple et même sommaire, une poigne, l’ordre dans la rue, le droit à l’héritage, la propriété intangible, les fonctions ouvertes à tous, la permission d’aller à la messe pour ceux qui en ont envie, pas de gouvernement des nobles ni des curés. Beaucoup mieux que les convulsions révolutionnaires et le théâtre dramatique de la Convention, mieux que le gâchis du Directoire, la formule napoléonienne répondait ainsi aux aspirations de 1789, sans compter que, depuis 1789, il y avait eu la vente des biens nationaux. Les acquéreurs étaient anxieux de consolider leur propriété et d’être protégés contre les revendications, de même que, dans l’état-major politique, les régicides craignaient les représailles d’un gouvernement contre-révolutionnaire. À tous le Consulat apportait des garanties.
Telles furent les assises les plus fortes du pouvoir de Bonaparte. Une autre de ses idées maîtresses, c’est la réconciliation ou plutôt, comme il disait, la « fusion », la collaboration des Français. Elle lui amène, du camp de la contre-révolution, ceux qui ont souffert des persécutions et de l’exil. Ici, Joséphine lui est encore utile par ses anciennes relations aristocratiques. Et l’oncle Fesch aussi. Tout sert. Être neveu d’un ecclésiastique, bientôt d’un évêque, n’est pas mauvais pour le premier Consul. Et puis, il flatte un autre goût national, celui de la gloire, comme il flatte, chose qu’on ne doit jamais oublier et qui en expliquera beaucoup d’autres, l’espoir de la paix, toujours promise, toujours différée. Il rend même du prestige à l’autorité, encore un besoin dont il avait eu la divination. La chose la plus extraordinaire qu’il fasse peut-être alors, et dès les premières semaines du Consulat, le 19 février 1800, c’est de quitter le Luxembourg et de s’installer avec ses deux collègues aux Tuileries, bien qu’il y eût une nuance entre les Tuileries et Versailles où il ne se résoudra jamais à résider.
Les Tuileries, l’émeute y avait ramené Louis XVI aux journées d’octobre pour les violer le 20 juin et les prendre d’assaut le 10 août. Elles étaient comme le symbole du despotisme renversé par le peuple. Avant d’habiter le château, il avait fallu en nettoyer les murs “ignoblement barbouillés de bonnets rouges”. Sur l’un des corps de garde, on lisait encore cette inscription : “10 août 1792. La royauté est abolie en France ; elle ne sera jamais rétablie.” Et les serments de ne jamais rétablir la royauté restaient rituels, obligatoires. Mais, en venant s’établir dans le palais des rois, Bonaparte ne signifiait-il pas aux Bourbons que, du moins, ce ne seraient pas eux qui y rentreraient et qu’il n’était pas disposé, comme tant de royalistes aimaient à le croire, à jouer le rôle de Monk ?
Il n’est pas Monk, restaurateur des Stuarts, mais Washington. Le fondateur de la République américaine venait de mourir. Le gouvernement consulaire avait organisé une cérémonie funèbre en son honneur, prononcé son éloge, comme celui d’un modèle. C’est couvert du nom de Washington que Bonaparte, acclamé par les uns, regardé curieusement par les autres, s’en alla, dans un cortège que la pénurie persistante du Trésor n’avait pas permis de rendre très pompeux, prendre possession des Tuileries.
Les mots qu’il y prononça quand il fut seul avec ses familiers sont parmi les plus célèbres, les plus révélateurs de ceux qu’on cite de lui. A-t-il dit le soir à Joséphine : “Allons, petite créole, couchez-vous dans le lit de vos maîtres ?” C’est possible. L’imprévu, le fantastique, l’ironie même de la situation sont là, en tout cas, bien rendus et rien n’en échappe à ce jeune homme singulièrement mûr qui, parfois, quand il en a le temps, se regarde vivre, qui est capable de retours sur sa destinée et sur lui-même.
À Roederer, frappé par ce qu’il y avait de désolé dans ces appartements chargés de souvenirs et qui lui disait : “Général, cela est triste”, il a certainement répondu : “Oui, comme la gloire.” Sur le parvenu l’emportait l’homme de lettres, le poète qui sentait les choses.
Sa pensée la plus profonde, sa pensée politique, c’est devant son secrétaire, toutefois, qu’il l’aura exprimée : “Bourrienne, ce n’est pas tout que d’être aux Tuileries. Il faut y rester.” Rester, continuer la prodigieuse aventure, l’incroyable carrière d’un cadet-gentilhomme corse devenu à trente ans chef de l’État français, c’est déjà la préoccupation de Bonaparte. Elle ne le quittera pas au milieu de la toute-puissance. Il gardera le sentiment aigu que son pouvoir est fragile et précaire. Il a trop de pénétration pour ne pas comprendre qu’en ce moment même tout ce qui s’est fait par une suite d’événements heureux peut se défaire par un accident brutal, conspiration bien montée, échec militaire que le génie n’évite pas toujours. Ce sont des dangers qui le serrent de près, dont la vision ne le trouble pas, mais qui est assez nette pour que, dans sa haute fortune, son ascension vertigineuse, il ne se laisse pas éblouir. ■
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