— Une robe de camelin vert et un bliau de soie puce ; mais, Rose, tu me l’as dit tant de fois ! trouve du nouveau aujourd’hui !
— Vous plaît-il d’entendre comment votre père, après avoir secoué le joug de son tuteur, le Mauclerc de Bretagne, fut armé chevalier par le jeune Roy Loïs ?
— Cela, Quentin, j’aime tant l’ouïr et tu me l’as si souvent conté, que je le sais par cœur. Tu ne me narres jamais que les prouesses des hommes ; il me serait bon d’apprendre aussi les gestes faits par les dames du château.
— Damoiselle, interrompit Quentin, elles ne surent pas s’y plaire comme vous ! Tenez, les pommes doivent être cuites, Hermance va vous en préparer une tout-à-l’heure.
— Je la mangerai froide, dit Jehanne qui, comme toutes celles de sa race, tenait à son idée, puis se retournant vers Rose :
— C’est à toi de me parler des dames de ce lieu : j’aimerais savoir comment était cette Mathilde, sœur de mon père ?
— Damoiselle, interrompit Hermance, les pommes seraient bien meilleures chaudes.
— Je ne veux ni d’elles, ni de toi en ce moment et je ne quitterai pas Rose avant d’avoir su ce que faisait Mathilde à mon âge.
— Ce que font toutes les demoiselles, affirma Quentin d’un ton bref, comme pour empêcher sa docile épouse de répondre ; elle chantait , elle lisait dans les livres.
— Ce n’est plus toi que j’interroge, Quentin ; cette Mathilde était donc bien mauvaise femme, puisque son nom seul vous met en émoi ?
Rose sursauta dans un mouvement de révolte :
— Il serait grand péché, Jehanne, de vous laisser en mésaise contre celle qui ne fit d’autre mal que celui qu’elle se causa à elle-même.
— Rose, gronda Quentin, jamais femme ne saura donc tenir sa langue !
— On ne fera point taire la mienne, cejourd’hui, car Mahault n’a point mérité les soupçons de cette enfant. Nous l’appelions ainsi, quand elle avait votre âge et courait comme une chèvre, emmy les bois et les remparts ; si parfois elle avait brusque façon, nul cœur n’était bon comme le sien ; je l’avais nourrie de mon lait et l’aimais autant, en vérité, que les trois enfants de ma chair. Hermance, que voici, était son aînée de deux ans : ne prends donc point cette figure de carême, je te prie, Hermance, sais-tu si celle dont je parle n’est pas aussi bien que toi en grâce avec notre Dieu ?
— Je récite tous les jours pour elle l’oraison de sainte Agnès, reprit la Tertiaire en baissant le regard.
— Et donc, interrogea Jehanne très intéressée, elle aimait courir comme moi, cette Mahault ?
— Oui, mais elle aimait aussi à feuilleter les manuscrits. II y en avait de toutes sortes, car le seigneur Guillaume Langevin, votre grand-oncle, pour se consoler du grand deuil qu’il eut de la mort de son fils unique, lisait sans cesse dans les grimoires. Son héritier Raoul, votre père, était alors enfançon, d’âge trop tendre pour lui tenir au cœur, et Mathilde avisée comme pas une, et sachant déjà disserter de toutes choses, était son seul réconfort. Quand elle avait bien couru, escortée de Gaucher, son frère de lait, qui la suivait comme son ombre, elle allait, je la vois encore, s’asseoir près de son oncle, et lire dans le même, livre que lui !
— Ce fut sa perte, dit Hermance, en se signant.
— Tu devrais plutôt dire son excuse. Celle-ci non plus n’avait pas de mère pour veiller sur elle, et une pauvre femme comme moi manquait de sapience pour la reprendre et ne savait que l’aimer à plein cœur. Je ne pus d’ailleurs la surveiller longtemps, car elle passait des mois entiers en la compagnie de son oncle, dans la maison qu’il s’était fait bâtir à l’orée du bois de Savigny, pour être plus à même de vaquer à son salut, parmi les saints hommes qui habitaient l’abbaye. Tandis qu’ils suivaient leurs offices, comment fille de quatorze ans n’aurait-elle point pris ennui, en cette solitude ?
Elle y rencontra le neveu de Messire l’Abbé et commença de jouter avec lui, comme deux jouvenceaux qu’ils étaient. Bientôt ils se convinrent tant qu’ils se dirent des choses…
— Oui, interrompit Jehanne,… des choses d’amour, mère Rose.
— Oh ! notre damoiselle, il ne faut prononcer ce mot, dit Hermance.
— Continue, Rose ! Qui donc parlait d’amour à ta fille Mahault ?
— C’était un beau jeune homme, venu de Paris pour œuvrer la Châsse des quatre saints de Savigny ; mais, bien qu’artisan, il connaissait les manières de la ville et possédait autant de savoir que s’il avait étudié pour être prêtre ; avec cela beau de visage, et mis de telle sorte que, quoique vilain, tous les jeunes seigneurs d’alentour semblaient rustres au près de lui. À donc, ils se voyaient sans cesse, devisaient sous les arbres, et s’étant mirés un jour à la fontaine Sainte-Catherine, ils subirent sans doute quelque maléfice, puisque ma pauvre Mahault tant se laissa prendre le cœur, qu’elle endevint toute faillie, et, perdant le respect qu’une damoiselle noble doit à son nom, elle voulut à toute force prendre pour époux ce fils de bourgeois.
— J’eusse agi comme elle, si le beau jeune homme était fait de telle sorte que tu le dépeins, Rose.
— Ne parlez point ainsi, Jehanne de Fougères, dit l’Intendant, en saisissant le bras de la fillette ; une damoiselle comme vous se doit à sa lignée, et Mathilde fit grand crime en renonçant à la sienne. Cette désobéissance causa peut-être la mort du vieux Guillaume qui l’avait élevée ; car reproches, prières, menaces ne l’empêchèrent point de se faire enlever comme une ribaude et de s’en aller nuitamment en l’Abbaye blanche, sous la seule escorte de Gaucher, mon nigaud de fils. En apprenant cela, je compris si bien la colère de mon seigneur, que, comme il avait chassé sa nièce, je me promis aussi de ne jamais revoir ce niais, qui n’avait su résister à caprice de femme. Ne sont-elles point toutes folles quand amour les tient ? Mais si votre tante a fait grande faute, car d’être femme de l’orfèvre du Roy ne l’empêche pas de s’être mise en de hors de sa caste, ce serait crime pour vous, Jehanne de Fougères, qui êtes seule, maintenant, pour porter le poids du vieux nom ! J’ai le droit de vous dire cela, moi dont toute la vie s’est passée à m’efforcer de le grandir. Maintenant, trêve à cette histoire, elle a trop duré et n’est point bonne pour votre âge ; venez vitement avec moi donner pitance à vos faucons !
— Pour cejourd’hui, allez seul, Quentin, il pleut encore très fort et cette flambée me réchauffe.
Le vieil intendant sortit, ses deux chiens sur les talons, et ferma la porte avec fracas. Entre les trois femmes, un silence se fit, mais bientôt Jehanne, sentant le cœur de Rose en grand émoi, vint se blottir près d’elle et lui demanda avec mystère :
— Tu ne les as jamais revus, ces deux-là que tu aimes tant ?
— Jésus Dieu ! c’est ce qui fait ma peine, point ne les ai revus, ni ne les reverrai sans doute. La voix d’Hermance s’éleva pleine de componction :
— N’ayez pas si grande navrance, ma mère, jamais je n’omets d’ajouter cinq Pater et cinq Ave à ma prière, pour demander, par la protection de Madame Sainte-Anne, la conversion des pécheurs, et particulièrement de mon frère.
— Il n’est peut-être pas si pécheur que tu crois, et le fût-il cent fois, sache-le bien : plus ils le sont, plus leurs mères les aiment.
La curiosité de Jehanne n’était point encore satisfaite. Approchant sa fraîche figure du visage vermillonné sur lequel les larmes avaient laissé leurs traces :
— Ma mie Rose, dit-elle câline, sais-tu ce qu’il advint de la tante Mahault ? Tu dois lui envoyer des missives ?
— J’ai trop parlé ce soir ; vous n’en salirez pas plus long, ma Reine, car vous voici tout enfiévrée. Repoussant la pomme qu’Hermance lui présentait, sur un lit de miel et en un bol de faïence fleurie, Jehanne revint à la charge :
— Tu lui écris de temps en temps, te dis-je : j’ai vu de l’encre à tes doigts ! Puis, attirant le tiroir de la massive table, elle y découvrit une écritoire qui n’était point celle de Quentin, avisa deux feuilles de parchemin soigneusement enveloppées, et, rejetant en arrière les deux nattes qui lui revenaient sur le visage, dit du petit ton décide dont elle avait l’habitude :
— Tandis que Quentin soigne ses faucons, je veux écrire à la tante Mahault, car il me semble que je l’aimerais fort, si je venais à la connaître.
II
DIEU LE VEULT
Sous un ciel léger, dans lequel le soleil de mars disperse comme en se jouant des flocons de nuages, Paris s’éveille en fête. Du Brabant au Languedoc, de la Provence à l’Artois, des hôtes illustres affluent dans ses murs pour assister à l’ouverture du Parlement qui doit fixer l’époque du départ de la Croisade.
Elle, est enfin décidée, cette guerre sainte, à laquelle le Roy Loïs, guéri de la maladie qui le mit aux portes du tombeau, brûle de prendre part. Sa foi vaillante a vaincu les obstacles, triomphé des répugnances, et les seigneurs, hésitants d’abord, car le souvenir des précédentes expéditions avait amolli leur courage, se décident à le suivre. Le Roi d’Angleterre doit s’unir à lui, et l’on partira vers la Saint-Jean d’été de l’année suivante. ▪ (À suivre)
Roman : LES AVENTURES D’UNE BOURGEOISE DE PARIS de Myriam Thélen (1911).
Publié dans l’Action française le 30 mai 1923.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.