— Ah ! s’écria l’orfèvre, je veux équiper une troupe d’hommes, prêts à donner sang et courage, mais auxquels l’or fait défaut ; ce serait belle façon, n’est-ce pas, chère femme, d’employer une part de celui que j’ai gagné ?
— Telle idée est faite pour me séduire, mon doux amy ; vous pourriez offrir la maîtrise de cette troupe, par exemple, à…
— Arrêtez ! la fille des vieux Eudon ne doit point parler ainsi ; elle me mépriserait de ne point me mettre à la tête de ma compagnie. Excusez-moi, Mahault, d’avoir dû imposer à votre amour cette peine de la mésalliance !
— André, vous ai-je jamais fait croire que je l’aie regrettée ?
— Non ! moi seul, je l’espère, en souffris en secret et il me reste encore la crainte de n’avoir pas su payer assez cher le bonheur qui me vient de vous ; j’ai voulu l’énclore dans la ciselure des reliquaires, le faire chanter par la gamme précieuse des gemmes ; l’heure est venue de l’affirmer autrement, ces mains ont forgé trop de gardes d’épées pour ne pas savoir les manier à leur tour. Et l’époux de Mahault de Fougères veut, sur les champs de bataille, aller se forger des éperons de chevalier.
— André, sachez-le, l’époux que j’aime, c’est vous, tel que vous êtes, ce sont vos yeux, qui ont toujours regardé les pauvres en pitié, et vos mains de travailleur si largement tendues à tous. Je vous chéris au tant que notre Reine Blanche peut aimer son fils et son Roy, mais comme elle, j’appréhende ces expéditions qui nous ont toujours été funestes ! restez, mon bien-aimé !
Et Mahault, malgré son courage, se troubla si fort, que son époux, dans une puissante étreinte, l’attira vers lui, puis il dit gaîment :
— L’heure n’est pas venue de vous troubler, ainsi, ô ma vaillante ; pour ce jourd’hui encore, je vais faire œuvre d’ouvrier et mettre la dernière main à l’agrafe qui retiendra le manteau du Roy. Ce sera mon chef-d’œuvre et vous verrez de quel incomparable émail j’aurai su le revêtir. À bientôt donc, ma mie, soyez en paix et songez à toute la joie qui m’est venue de vous.
Restée seule, Mahault s’accouda à nouveau au balcon de fer ouvragé, l’âme remplie encore de toutes les choses que son époux lui avait dites ; et cette tendresse précieuse lui donnait une telle sécurité, que tout à cette heure lui paraissait acceptable et facile. Oui, tout ! même le long voyage aux pays meurtriers, pourvu qu’ils le fissent ensemble.
Comment ne se serait-on pas laissé gagner par le souffle d’héroïsme oui flottait dans l’air ce matin-là ? Les cloches, ces voix aériennes de la cité, sonnaient à grande volée.
On n’avait pas fait en vain appel au vieux sang des Méen, et leur fille, se pre nait à crier, elle aussi :
Dieu le veut ! Dieu le veut !
L’air était léger à souhait, des hirondelles revenues depuis peu se poursuivaient avec des cris joyeux.
Tout à coup, une explosion formidable retentit. Il doit y avoir un malheur, où donc s’est-il produit ? et Mahault regarde dans la rue avec cette confiance que donne la certitude de se sentir en sécurité chez soi.
Ciel ! la pièce se remplit de fumée. À sa rencontre accourt Gaucher, son frère de lait, pâle comme un mort. Il veut lui barrer le passage, mais l’écartant du revers de la main, elle pénètre jusque dans cette tourelle, dont l’orfèvre s’était fait un atelier réservé.
Le pavé de granit est jonché de débris de toutes sortes, la matière vitrifiable qu’il maniait tout à l’heure a fait explosion, et, tenant encore en main son dernier chef-d’œuvre, l’orfèvre du Roy gît, le front ouvert.
De son bonheur de tout à l’heure, il ne reste plus à Mahault que ce débris foudroyé !
Elle se penche près de lui, dans cette douleur sans nom qui ne connaît pas même le soulagement des larmes, elle prend dans ses mains une des mains inertes qui, peu à peu, se glacent dans la sienne, et dont toujours… toujours… toujours elle devait sentir la glaciale et indéprenable étreinte.
III
RYEN NE M’EST PLUS
Lorsque, par un de ces malheurs qui fondent sur elle comme un coup de foudre, une existence a été bouleversée, si douloureux est le choc qu’on ne peut d’abord se rendre compte de l’endroit où il vous a blessé ; telle la bête aux abois se demande d’où vient le dard qui l’a transpercée, tels les malheureux ignorent quelle Fatalité les désigne aux coups du destin.
D’abord, ils la subissent sans trop la comprendre, grisés par la violence même de la douleur. Au premier moment, glacée et sans larmes, Mahault avait réglé elle-même les détails de ce cérémonial compliqué avec lequel on reçoit la terrible visiteuse et vu comme en un rêve ces funérailles auxquelles le Roi lui-même avait voulu assister, pour honorer la mémoire de son fidèle serviteur.
À cette heure déchirante, où l’être aimé allait quitter pour toujours le logis où il fut heureux, Mahault avait à peine aperçu le royal consolateur qui, penchant sur elle sa haute taille, lui avait dit : « Il était bon entre toutes les autres créatures mortelles, mais le Seigneur vous l’avait prêté : il faut quand même bénir son nom. »
Ces paroles furent prononcées de telle manière que, des yeux de la veuve, les larmes amoncelées pendant ces trois jours jaillirent en flots pressés.
Depuis, elles coulaient amères, intarissables ; mais à quoi bon appeler la Mort ? Celle-ci, prompte à frapper qui la fuit, se dérobe lorsqu’on la veut rejoindre ; et la pauvre femme ravivait sa blessure en passant les journées dans cette funèbre tourelle où, par son ordre, toutes les traces du terrible drame se voyaient encore.
Les amis étaient accourus, quelques-uns puissants et célèbres, car l’exemple était venu de haut, tous émus et très sincères ; mais si les témoignages de sympathie vont d’instinct aux victimes d’une grande catastrophe, toute tristesse persistante les mot facilement an fuite, et celle de la veuve était si farouche que personne, à la longue, ne vint plus la troubler.
Dans cet isolement, qui tenait à distance les autres serviteurs, le fidèle Gaucher était seul admis et, afin de s’identifier davantage à cette sœur de lait, pour la quelle il aurait trouvé tout simple de se faire occire, sa figure, lamentable à son ordinaire, avait revêtu une expression plus pitoyable encore. Lorsque, sur ses longues jambes, il se balançait de droite à gauche, la mine de ce valet du malheur était si larmoyante qu’il semblait en incarner l’image. Mais son dévouement était au-des sus de toutes les rebuffades : il ne se décourageait pas lorsque, préparant à la dame quelque nourriture réconfortante ou essayant de l’intéresser à un petit détail extérieur, il obtenait le plus souvent cette réponse :
— Paix, Gaucher, je veux rester seule.
Or, un jour que le heurtoir ouvragé avait fait retentir la maison silencieuse, un grand bruit de voix s’entendit ; peu après, avec une précipitation dont il n’avait jamais eu l’habitude, Gaucher entra dans la salle, et, ouvrant toute grande sa bouche édentée :
— Dame, cria-t-il, c’est un courrier qui vient de chez nous. Une fugitive lueur d’intérêt traversa les yeux de Mahault, ; mais, comme si elle se reprochait d’avoir, fût-ce une minute, distrait sa pensée de celle de l’absent :
— Chez nous ? que veut dire ce mot ? Je n’ai plus de chez nous maintenant.
Des larges mains de Gaucher, l’étui est quand même passé dans les siennes elle le palpe, le retourne avec cette angoisse de ceux qui, rendus craintifs par la souffrance, voient en tout une annonce de malheur. Puis de ses doigts mai, dans l’inactiin avaient pris la pâleur des cierges.
Elle saisit encore l’étui, tend à Gaucher un des plis qu’il contient, sur lequel il est facile de reconnaître l’écriture naïve de Rose, et regarde silencieusement l’autre où, en gros caractères, on lit cette inscription :
À ma chère tante, la dame Mathilde de Fougères.
Eh quoi ! il restait encore un être au monde pour lui donner ce nom oublié de tous ? Dans sa main pâle la lettre pèse toujours, de tout le poids de l’inconnu, scellée d’une empreinte maladroite, en laquelle trois feuilles de fougères montrent leurs têtes flétries. Mais ce sont encore les armes parlantes, celles qui, fières et droites, s’incrustent sur le vieil écusson.
Mahault se rapproche de la porte restée entr’ouverte, et pousse le vantail. Pour la première fois depuis longtemps, la lumière chaude d’une journée d’été pénètre dans la pièce et éblouit la recluse. Protégeant de sa main ses paupières clignotantes, elle s’avance d’un pas vers cette clarté, dont elle est déshabituée, et lit ce qui suit :
« Madame ma tante, je suis Jehanne, fille du seigneur Raoul, votre frère. Ce jourd’hui, j’ai appris votre histoire, que personne ne me voulait narrer : elle ressemble à celles que chantent les troubadours, et la vieille Rose, en me la disant, pleurait fort. Madame ma Tante, je voudrais bien vous connaître ; mon cher père guerroie sans cesse et je suis bien esseulée dans le château avec messire Pierre, notre chapelain, Quentin, Rose et Hermance. Mais j’aime, mes tours, les grands chênes qui sentent bon et les vertes fougères poussées contre les murailles. Je vous en envoie trois feuilles, car vous devez les aimer aussi, et je signe : Votre nièce, Jehanne. ▪ (À suivre)
Roman : LES AVENTURES D’UNE BOURGEOISE DE PARIS de Myriam Thélen (1911).
Publié dans l’Action française le 1er juin 1923.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.