« Combien je voudrais connaîtra votre époux André Bonnard ! Il doit être beau de visage et noble de cœur pour que vous l ’ayez aimé ainsi. »
Un été sans nuages étendait sa chape d’or et d’azur sur Paris ; en vain, de chaque côté des rues étroites, les maisons rapprochaient-elles leurs toits pointus, comme pour se demander l’une à l’autre un peu d’ombre : en vain, sous les porches surélevés, les passants cherchaient-ils un semblant de fraîcheur. Une impalpable poussière s’élevait de la terre surchauffée ; de la Seine montait une buée chaude, aussitôt absorbée par l’avide soleil.
Sous son surcoût de drap noir, et le visage serré dans les bords étroits de sa coiffe de deuil, Mahault souffrait dans cette fournaise ; les bruits de la ville devenaient pour elle une torture ; le roulement continu des chars, ces cris de toutes sortes qui sont comme la chanson familière de la cité, ne l’empêchaient pas d’entendre là, tout près, la cadence des fins marteaux, le crissement des limes qui façonnaient le métal docile dans l’atelier voisin, où, sous la main d’autres Bonnard, l’œuvre, un instant interrompue, reprenait avec l’implacable continuité des choses.
La veuve en éprouvait une révolte, dont la faiblesse qui suit les grandes crises ne lui permettait pas de se défendre. Un désir lui venait de changer de place : peut-être souffrirait-elle moins dans un lieu où tant d’heureux ne coudoieraient plus sa détresse. Puis, la Bretagne donne à ses enfants un tel lait que la saveur leur en reste aux lèvres et, comme tous ceux qui se sont éloignés de cette rude nourrice, Mahault était prise du désir de lui redemander, fût-ce pour un peu de temps, une place à l’ombre de ses halliers, une part de ses galettes de blé noir.
Elle relisait aussi parfois la lettre de cette fillette inconnue, dont la main, trop tard, hélas ! s’était tendue vers celui que les siens avaient banni. Ignorant presque son âge, elle se la figurait petite et fluette, près des massives tours, ou à l’ombre de ces grands chênes qui sentent bon !
En cette canicule, un souffle d’air frais agitait quand même l’éventail de leurs branches, dont la caresse est douce aux fronts accablés. Il serait bon s’asseoir sur la margelle du vieux puits, tandis qu’à quelques pas la cascade chanterait sa rafraîchissante chanson. Il semblait à celle qui les avait quittées depuis si longtemps que toutes ces choses autrefois aimées et familières, lui faisaient signe de revenir.
Son frère ! elle l’aimait d’autant plus alors qu’une différence d’âge de quelques années lui donnait, le droit de le protéger et, qu’indomptable avec les autres, il restait caressant et tendre pour sa sœur aînée. Saurait-elle retrouver les traits de ce petit homme brun, tout de muscles et de nerfs, dans ceux du batailleur tenace et rude, dont elle avait de loin suivi les luttes victorieuses ?
Oubli ou parti-pris, il ne lui avait pas donné signe de vie. Le seigneur de Fougères ayant hérité des rancunes du vieil oncle, repousserait encore peut-être cette roturière déclassée. Non, la veuve de l’orfèvre du Roy était trop fière pour s’exposer à cette insulte qui, venant du chef de sa famille, lui serait plus pénible encore.
Mais, elle savait au moins un lieu où on l’accueillerait avec bonté. L’oncle de Bonnard vivait toujours, retiré en un moustier qu’il avait fait construire tout près de l’abbaye, pour y recueillir les pauvres ladres. Si pitoyable aux maladies du corps, il saurait panser la plaie qui lui rongeait l’âme ! Ainsi, pendant bien des semaines, Mahault fut partagée entre l’anxiété de quitter le lieu où elle avait tant souffert et le désir de revoir celui où elle avait été si heureuse ; puis, lentement, l’idée d’un retour à Savigny s’ancra dans son cœur endolori.
Quand la veuve de l’argentier avait pris une résolution, rien ne l’empêchait de la tenir. Les préparatifs d’un tel voyage étaient d’ailleurs assez compliqués pour la forcer de reprendre contact avec l’existence. Laissant les frères Bonnard dépositaires d’une part de ses richesses, elle monnaya l’autre, emplit une cassette de pierreries d’un prix inestimable, serra dan3 de solides coffres les objets auxquels elle tenait le plus.
Ensuite, Gaucher dut faire choix d’une de ces escortes de gens armés sans lesquelles il n’eût point été prudent de se risquer sur les routes ; la voyageuse ne manqua pas non plus de mettre sa conscience en ordre, d’écrire ses dernières volontés et elle quitta Paris à l’heure où il s’éveille, fiévreux encore de la lassitude que lui donnent tous les labeurs et tous les plaisirs qui s’agitent en lui.
Elle aussi éprouvait cette angoisse du départ, presque semblable à celle de la mort, puisque l’une comme l’autre séparent ce que nous sommes de ce que nous avons été.
Long parcours n’est pas gai à faire pour qui porte chagrin en croupe ; aussi la pauvre Mahault traversa-t-elle, sans aucun intérêt, les plaines interminables de la Beauce, les plantureux pays bas normands ; elle connut de bons gîtes et de pitoyables hostelleries, éprouvant chaque jour davantage combien il est dur d’affronter seule ces étapes qu’on eût franchies joyeusement à deux. Mais à mesure qu’au trot de sa haquenée blanche, les journées de route se succédaient, elle retrouvait mille sensations oubliées avivées par cette senteur qui est l’haleine même de la terre natale, senteur faite de l’humidité des mousses, de la sève féconde des bois, de la maturité des fruits jaunissants, à laquelle les champs de blé noir mêlant leur arôme de miel.
Ces lieux, quittés vingt ans auparavant, tandis que la bourrasque d’avril éparpillait autour de leurs folles tendresses d’antan une neige de fleurs blanches, elle les retrouva dans la solennité apaisée d’un jour d’automne. À l’heure où le soleil étend sa pourpre sur le manteau nué d’or dont la nature se revêt en cette saison, Savigny lui apparut avec l’imposante masse de son église romane et les arceaux légers de ses cloîtres, que reflétait le calme miroir de l’étang. Elle mit pied à terre et contempla longtemps l’horizon aux courbes molles et douces, bien faites pour enclore cette retraite sainte ; rien n’avait changé dans ce coin du monde si verdoyant et si ombreux : les mêmes ruisselets y chantaient dans les mêmes prairies, les mêmes hêtres élançaient vers le même ciel leurs troncs sveltes comme des fûts de colonnes. Tout était calme et doux ; seuls, les pauvres humains, toujours tourmentés par la vie, ne savent point jouir de la paix tranquille des choses !
Les souvenirs que la veuve était venue chercher de si loin l’enserraient comme dans une ronde, et, voulant les égrener tous, telles les perles d’un rosaire d’amour, elle désira demeurer seule, laissant à ceux de son escorte le soin d’annoncer son arrivée à l’abbaye.
Prenant la longue avenue, où son pas réglé sur celui de son André foulait autrefois les fleurettes légères, elle gravit la côte à pas lents, tandis que sa robe de veuve traîne sur le tapis de feuilles mortes : c’est la fontaine de Sainte-Catherine qui sera la première halte de ce pèlerinage ; au bout de cette hêtrée voûtée comme une cathédrale, la voici !
Abritée sous un bouquet de saules, elle est cachée aux regards profanes par un mouvant rideau de roseaux. Doucement, comme lorsqu’on craint de mettre en fuite l’ombre fragile du Passé, Mahault écarte les légères branches et s’incline vers la source en se demandant quelle triste image l’eau claire va lui renvoyer.
Ô surprise ! un jeune visage s’y mire déjà, celui d’une fillette cachée par les herbes de l’autre bord, et si attentive à sa contemplation qu’elle n’a rien entendu venir. Il en est donc toujours d’assez naïves pour croire que ces ondes sont fées et pour leur demander quand viendra l’heure d’aimer !
La jeune fille, surprise au Bord de la fontaine, se relève d’un bond, toute rougissante ; ses nattes dorées ont trempé dans l’eau, elle tord violemment leur flexible écheveau de soie, et, comme pour, s’excuser devant cette étrangère :
— Ils sont trop longs, dit-elle en faisant glisser sous ses doigts les gouttelettes de cristal.
— Ne vous en plaignez pas, ils tombent toujours assez vite. Si jeunette encore, avez-vous déjà des secrets à confier à, cette fontaine ?
— Eh ! c’est seulement parce que je veux me mirer à mon aise, et si mon père le seigneur Raoul savait…
— Le seigneur Raoul est-il donc à l’Abbaye ?
— Il la quitte dans quelques heures, mais que vous importe ?
— Enfant, est-ce possible que- voua soyez Jehanne de Fougères ?
— Qui vous l’a dit ? moi, je ne vous connais point.
— Souvenez-vous d’une lettre écrite il y a quelques mois à votre tante Mathilde.
Séparées l’une de l’autre par la source transparente, sur laquelle leurs deux ombres se mêlent, elles se regardent longuement :
— Se peut-il qu’elle soit déjà si vieille ? pense Jehanne.
— Se peut-il qu’elle soit déjà si grande ? songe Mahault.
IV
AU CHÂTEAU DE FOUGÈRES
Du haut de l’échauguette, le veilleur annonce à son de trompe l’arrivée du seigneur.
Les hommes d’armes, brusquement réveillés, font glisser les lourdes chaînes et Quentin, les yeux mi-clos encore, prend sur son chevet la clef de la barbacane. ▪ (À suivre)
Roman : LES AVENTURES D’UNE BOURGEOISE DE PARIS de Myriam Thélen (1911).
Publié dans l’Action française le 2 juin 1923.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.