Par Marc VERGIER.
Selon Jacqueline de Romilly, « ne » est LA marque de la négation (venue du latin et présente dans les non, nenni, nul, no, nein, niet … ). De nos jours, il est volontiers complété, renforcé – voire remplacé – par des petits mots désignant une quantité élémentaire (et originellement positive) : rien, pas, point, goutte, etc. comme si le « ne » était affaibli. À ce titre, madame de Romilly condamne doublement les « j’ai rien », « je crois pas » « il y a personne » etc. Il me revient que mon professeur de sixième (au lycée Papillon) nous étonna tous avec un péremptoire « rien c’est quelque chose , rien ce n’est pas rien ! »
Coïncidence ou concurrence, il existe un autre « ne », dit explétif qui s’immisce souvent dans les propositions dépendant de verbes à sens négatif. C’est ainsi que l’on dit « je crains qu’il ne vienne ». signifiant « il viendra, je le crains ». Au contraire, si l’on pense « il ne viendra pas, je le crains », on dira « je crains qu’il ne vienne pas ».
Quoique cet usage du « ne » explétif soit traditionnel, attesté, validé par nos grammairiens tout en restant optionnel, je ne peux m’empêcher de penser qu’il est plus simple et clair de dire « je crains qu’il vienne et qu’il attrape le covid ». Y perd-on quelque nuance dans la crainte, ainsi que certains le suggèrent ? J’en doute.
Prolongeant la proposition de madame de Romilly, on peut légitimement s’étonner que, dans ces exemples, le « ne » pouvant être considéré « explétivé » ou neutralisé, la négation repose (presque) exclusivement sur les « pas », ne laissant au « ne » qu’un rôle ornemental. La formulation la plus ornée (certains diraient la plus noble) rejoindrait et justifierait ainsi les tours fautifs tels que « je crois pas » !
Il existe une seconde catégorie d’usages courants du « ne » explétif, dans les propositions comparatives : « il est plus savant (ou ignorant) qu’il ne (le) croit » ; « je suis moins grand que n’est mon cousin »… Ces usages sont, eux aussi, attestés chez nos plus grands auteurs. Soit ! Mon goût me ferait plutôt suivre Montaigne qui écrit : « je n’ai pas plus fait mon livre que mon livre m’a fait ». Je ne trouve donc aucun défaut – et plus de netteté – à dire « je suis moins grand que mon cousin ». Faire de ces « ne » une marque de noblesse, le représentant d’un style soutenu me semble erroné.
Je pense aussi que chacun de ces « ne » explétifs est susceptible, dans des proportions très diverses, de provoquer des malentendus, surtout chez les étrangers. J’ai pu constater ainsi la totale contradiction, sur une notice d’exposition, entre la proposition originale française et sa traduction anglaise. L’apprentissage du français en est rendu un peu plus compliqué et sa prétention à la clarté et à la précision ne peut manquer d’en souffrir.
Tel était le décor familier dans lequel, auprès de mon arbre, tel Brassens, je vivais heureux. Il y a vingt ans environ, mon oreille a vraiment souffert en entendant à la télévision, des centaines de fois, l’exhortation réclamatoire « avant qu’il ne soit trop tard ». Il s’agissait, je crois, d’inciter les commerçants à se prémunir contre les impayés en consultant le plus souvent possible Infogreffe.
Avant que …ne ! Depuis des siècles, l’évangile, par exemple, se serait égaré en nous répétant « avant que le coq ait chanté trois fois... » ? Avant que …ne ? Et pourquoi pas en attendant que …ne , afin que … ne, sans que … ne ? Ainsi alerté, ce sont des milliers de « ne » superflus ou illogiques qui me sont apparus depuis, très au-delà des usages consacrés. Une invasion m’a-t-il semblé, inquiétante au point de me rendre presque désagréables à l’œil ou à l’oreille lesdits usages consacrés.
Qu’on en juge par ces quelques exemples notés à la volée ces dernières années :
– Paris Match (septembre 2017) : « Il n’y a pas un seul sujet qui ne déplaise à Gérard Depardieu. Gérard Depardieu a une opinion sur tout… »
– France 2 (20 heures, 29 février 2008) : « Il n’a pas fallu deux semaines pour que le secret ne s’évente. »
– Le Figaro (28 juillet 2021), à propos de l’épéiste Cannonne : « …style aussi singulier que ne l’est sa personnalité. »
– RTL.fr (25 janvier 2022) : « …René Robert est mort à l’âge de 84 ans sans que personne ne soit jamais venu l’aider. »
– Soir 3 (26 juillet 2005) : « rarement une récolte n’aura été autant attendue. »
– Où vous devinez (date oubliée) : « laissez cet endroit aussi propre que vous ne l’avez trouvé. »
– BFMTV (3 février 2023) après l’incident du ballon chinois : [Blinken] n’a pas voulu annuler cette visite [en Chine] pour ne pas que cette crise diplomatique ne prenne de trop grandes proportions. »
– JSF (Ph. Schneider , 26 janvier 2022) à propos du Président Macron : « Remarquons que de moins en moins de Français ne l’écoutent. »
– JSF (Éphéméride, Pierre Lescot, à une autre date) : « du moins jusqu’à ce que que Louis XIV ne partît pour Versailles… »
– G. Darmanin, ministre de l’Intérieur (juin 2023) : « ..le risque que ne soient commises des infractions pénales. »
– TVL (La petite histoire, 26 février 2019) : « Il a fallu attendre que l’archéologie ne réponde [en l’absence d’archives]. » et plus loin : « Il aura fallu… pour que l’histoire ne se dessine à nouveau… »
– Journal du Geek (9 septembre 2022) : « Il y a peu de chances qu’un saucisson aux noisettes ne parvienne à décrocher le score A. »
– Boulevard Voltaire (N. Gauthier ; 2 juin 2022) : « … le temps que la tendance ne commence à s’inverser. »
– FR 3 (30 juillet 2022) à propos de la vallée de la Roya : « … pas question pour [les riverains] qu’une piste de moto-cross ne voit le jour. »
– LCI (21 janvier 2021) : « … aucune preuve que le vaccin ne génère une mutation. » et aussi : « les agressions qui se multiplient sans qu’il ne faille surtout en chercher la cause. »
– Le Matin.ch (1er octobre 2020) communiqué russe à l’ONU : « Il est impossible d’avoir à faire [sic] avec l’Occident jusqu’à ce qu’il ne cesse d’utiliser des méthodes de provocation. »
– La Tribune numérique (Guillaume Renouard, 4 novembre 2020) : « … le risque : attendre que la justice ne départagent [sic] Trump et Biden… »
– G.W. Goldnadel (6 avril 2022) : « Dès lors qu’Éric le Satan était menacé de rentrer dans sa boîte, il était fatal que Marine Le Pen ne reprenne sa figure diabolique ancestrale. »
Sur cette pente, on aboutit à des formulations ambiguës, comiques, voire absurdes. Peut-on faire sens de cette manie, de cette mode ?
L’Académie Française s’offre à répondre en ligne à ce genre de question. J’ai donc soumis cet « avant que…ne » à leur autorité, précisant que je n’arrivais pas à trouver cette tournure chez Flaubert, Anatole France, Renan, Stendhal …, non plus que chez nos plus anciens classiques. Il m’a été rétorqué, assez sèchement, que j’avais tort car … Paul Claudel l’avait adoptée. Un peu court, non ?
Foin de l’Académie, donc ; il y d’ailleurs plus immortel que Claudel et la multiplication de ces drôles de « ne » ne saurait s’expliquer par l’immensité de son lectorat.
Je l’ai dit : l’insertion de tels « ne » ne me semble pas la marque d’un style soutenu, comme le soutiennent beaucoup. Les exemples présentés inclinent à penser, au contraire, à un style relâché, hésitant, non maîtrisé, inquiet, voire boursouflé.
Les lacunes de l’apprentissage scolaire (lecture des classiques, analyse grammaticale …) pourraient avoir joué un rôle. Dans le doute quant aux fonctions des mots, la peur de se tromper, le suivisme, l’enflure, la tendance au verbiage, le faux chic triomphent souvent de la simple réflexion. Alors, principe de précaution oblige, chaque « que » appellerait irrésistiblement un « ne » quelque part, n’importe où !
J’ajouterais une hypothèse aventureuse : tous ces « ne » laissés derrière soi en dépit du bon sens ont, qu’on le veuille ou pas, gardé quelque chose de leur pouvoir de négation. Ne relèveraient-ils pas, pour partie, de l’acte manqué, de la mauvaise foi inconsciente: « je dis cela mais je dis le contraire en même temps, il serait donc faux, ou injuste, de m’en demander compte… ». L’esprit du temps ? ■
Rencontrer un esprit clair et logique est un vrai plaisir
Subtilité e notre belle langue française
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Très bien : chassons tous ces ‘ne’ explétifs.
Mais ce n’est là que la première partie d’un article d’assainissement de l’expression et de la grammaire ; le sac de ‘ne’ n’est pas vidé. Il faut surtout retrouver, impérativement, le ne de négation qui saute, qui disparaît jusque chez les personnes encore lettrées. De pleins sacs, chaque jour, vides de ce ‘ne’ indispensable…
Délicieux article. Merci à JSF de nous régaler de ces merveilles.
La chasse aux bons usages («superflus»), sous prétexte d’une «complexité» du français – pour les étrangers en général et les progénitures d’immigrés en particulier –, me semble relever du même tonneau que la chasse aux anciennetés – dépassées, caduques, obsolètes, démodées, réactionnaires, etc. –, justifiées par les doctrines dégénérantes de la sacro-scientiste évolution post darwinienne. À accepter de poursuivre dans ce genre de raisonnements rationnalisateurs, on en vient immanquablement à soviétiser plus que nature le «cogito» cartésien… Ainsi des «en même temps» stalino-jdanoviens produisant le bâtard réalisme socialiste, dans lequel les références «populaires» étaient tantôt louées, tantôt réglementées, proscrites ou obligées, à l’aune de la qualification mouvante de «bourgeois» pour les arts (aujourd’hui, les mêmes préfèrent dire «complotiste»)… Sans parler de la Révolution culturelle maoïste, dont on se rappelle avec bonheur le grand humanisme régulateur…
C’est ainsi que l’on en arrive à juger une justification par une tournure de Claudel comme constituant quelque chose d’«un peu court». À ce compte-là, Rabelais est à corriger dans les plus brefs délais – d’ailleurs, on l’«adapte» couramment en modern-langue –, sans compter que ces braves gens ont déjà commencé à réduire Molière ou Shakespeare à des aperçus mieux scolarisateurs.
Messieurs, à tant prendre Céline en gargarismes, on en arrive à se rincer la bouche avec du Houellebecque, et l’on se contente grassement…
Il est du reste révélateur de noter que les références stylistiques de cet article, tiennent en d’inodores citations de presse, après Stendhal, Renan, Flaubert, France, tous prosateurs pétris de clacissisme pointilleux – le Proust adulé a sans doute été oublié dans la liste étroite –, en opposition à l’«énorme et délicat», représenté encore par Claudel, et par soigneuse occultation des Joseph de Maistre, Alfred de Vigny, Honoré de Balzac, Léon Bloy, Arthur de Gobineau (dont personne ne connaît la splendeur littéraire), Léon Daudet, Élémir Bourges […] et, pour la rigoureuse correction syntaxique, l’impeccable René Guénon…
Comme par un fait exprès, ces quelques écrivains-là ont pour caractéristiques de tenir d’abord aux considérations spirituelles, quand les autres s’en détachent, aimant à suivre Renan, qui, en plein mitan du «Stupide XIXe siècle», a fondé ce qu’il appelle «la critique» sur la négation du surnaturel, puisque, pose-t-il comme impératif, «son essence est la négation du surnaturel», précisant qu’il «entend ici par surnaturel le miracle, c’est-à-dire un acte particulier de la Divinité, venant s’insérer dans la série des événements du monde physique et psychologique, et dérangeant le cours des faits en vue d’un gouvernement spécial de l’humanité» ; il voulait donc que ce fût l’hominidé qui eût régenté faits et événements, prémices philosophiques de ce qui deviendra la «séparation de l’Église et de l’État», par l’affairisme du fichage.
Il faut lire les «Mémoires» de Dmitiri Chostakovich pour saisir dans toute son épouvante ce à quoi mènent immanquablement de pareilles étroitesses d’esprit.
Il faut consentir à la complication des tournures pour échapper aux vulgarités journalistiques, entrer dans la subtilité des langues et, ainsi, s’offrir le luxe d’ouverture de la comprenette cérébrale sur des données réellement INTELLECTUELLES.
J’ai transmis cet article à une collègue professeur de français, de gauche radicale , elle valide totalement !
Sur LCI , *le puch qui a pas fait long feu* sic , à propos de la tentative Wagner.
Il ne faut pas compter sur la télévision pour apprendre le français.