Comment se fait-il que le baron Raoul soit revenu si tard de Savigny ? Une femme inconnue le suit et, lorsque celle-ci a mis pied à terre, tandis que devant eux, avec le bruit d’autrefois, s’abaisse le pont-levis, le maître du lieu a dit à haute voix :
— Mathilde, soyez chez vous céans.
En cornette de nuit, Rose, au travers de sa fenêtre grillée, guette ces visiteurs tardifs.
— Quelle est cette dame embronciée sous sa cape et qui, précédant Jehanne, traverse la voûte ?
Ses yeux ne la peuvent reconnaître encore, mais le cœur de la vieille nourrice Et devine celle que toujours il attend.
— Mahault, Mahault, serait-ce vous ? crie la bonne femme en se précipitant à la rencontre de la nouvelle venue.
— Ma vieille Rose !
Hermance est arrivée aussi, soutenant le plus haut possible un gros falot cerclé de corne ; mais à peine a-t-elle dirigé la lumière vers les traits de la voyageuse que, de saisissement, elle le laisse choir à grand bruit. La pâle lune, à travers des nuages floconneux, éclaire seule maintenant le retour de l’exilée qui, ramenée au logis avec les égards dus à si riche parente, tombe d’émotion et de fatigue dans les vieux bras fidèles qui la bercèrent. En vain, Raoul veut-il emmener sa sœur dans la chambre d’honneur du donjon. Rose, qui s’en est emparée comme d’un bien trop longtemps perdu, l’entraîne en lui disant des mots puérils et doux vers la petite tour qu’elle occupait autrefois.
— Venez, mon enfant ! là, vous serez préservée de la froidure ; votre mère Rose veillera sur vous comme autrefois et vous soignera si bien que jamais, plus jamais ne voudrez nous quitter.
Et Mahault, étant dans l’une de ces heures où les plus énergiques consentent à être protégés à leur tour, prend, précédée d’Hermance qui porte le gros falot, l’escalier en spirale qui lui fut si familier autrefois, pénètre dans une chambre voûtée où erre peut-être encore un peu de son âme d’enfant ; elle sa laissé dévêtir, tombe, brisée de fatigue, sur le lit dont Rose borde les courtines et où, pour la première fois depuis bien des mois, elle va retrouver la douceur oubliée du bon dormir. Le lendemain, à cette minute imprécise qui n’est pas encore le réveil, percevant des bruits familiers autrefois, jaillissement de la cascade sur les roues du moulin, pas des archers sur le chemin de ronde, appel de cornes au haut des tours, Mahault se demanda :
« Où suis-je donc ?
Tout à coup, des acclamations joyeuses s’élevèrent, dominées par la voix de fausset que prenait Gaucher lorsque, de hasard, il voulait se faire entendre. Arrivé plus tard dans la nuit, avec le reste de l’escorte, il criait à tue-tête :
— Liesse ! Liesse ! nous sommes chez nous.
Et la tante de Jehanne, roulant sur l’oreiller sa tête fatiguée, répéta avec un sentiment de sécurité :
— Oui, nous sommes chez nous.
On ne reprend pas tout de suite goût à la vie, surtout lorsque, comme la veuve de Bonnard, on ne veut point être consolée.
Malgré la déférence que lui témoignaient son frère et sa nièce, malgré le dévouement à toute épreuve dont l’entourait la famille de l’intendant, refusant de se laisser distraire, elle voulait s’enfermer le plus possible avec le Fantôme aimé. Mais il est des visiteurs dont on ne saurait se débarrasser, et d’autres fantômes venaient lutter avec celui de Bonnard. Chaque jour, ils se relevaient de l’ombre où Mahault croyait à jamais les avoir ensevelis. Fantômes imprécis de ces fils des Rois bretons dont le sang avait conquis ce sol, fantôme du grand ancêtre Raoul-le-Croisé, fantôme du chevaleresque Guillaume Langevin, ils se montraient, heaume en tête, comme pour reprendre leur fugitive descendante.
— Tu es à nous, disaient-ils ! Pourquoi vouloir nous fuir ? Tes vingt ans d’amour ne sont rien devant les siècles que nous avons mis à préparer la grandeur de cette race dont tu gardes l’orgueil : tu as beau t’en défendre, ta place est mieux entre ces murs que dans ce Paris, pour lequel on est toujours un étranger.
À Fougères, lorsque, cédant aux instances des siens, Mathilde se décida à reprendre sa part de la vie commune, sa bienvenue se lisait dans les yeux de tous, car ils étaient nombreux ceux qui, nés comme elle dans cette enceinte, ne l’avaient jamais quittée et espéraient bien y mourir. Tout château féodal groupait alors autour du seigneur une population d’artisans, de serviteurs et de gens d’armes qui le servaient dans la paix comme dans la guerre, partageant sa bonne et sa mauvaise fortune ; les barons de Fougères avaient su rendre si étroits les liens de cette grande famille féodale qu’en plus des servants de la forteresse, elle abritait encore tous ceux qui, dans la contrée, avaient besoin d’une protection efficace. Si l’on eût osé, le retour de Mahault eut donc été d’au tant mieux fêté que la place de la Dame était vide en ce lieu. On n’y parlait mie de la belle Isabelle de Craon qui, peu d’années après la naissance de Jehanne, avait quitté le château à la suite d’une scène terrible, où son époux lui avait crié :
— Va-t-en, vilaine, à la Juhel !
La dame, se le tenant pour dit, vivait en fort mauvaise compagnie dans son domaine de Marcillé !
Quant au baron, malheureux en amour, il voulait être le premier aux jeux de guerre, et peu enclin, quoiqu’il aimât sa fille, à l’entourer d’une protection que son âge allait rendre nécessaire, il saisit incontinent les avantages résultant pour lui de l’arrivée de cette sœur, si aînée qu’elle lui était presque inconnue, et qui entrait à point dans sa vie.
— Mahault, lui dit-il peu après, maintenant que vous voilà en meilleure santé, il me plairait de vous voir monter avec moi sur le donjon, afin de vous montrer ma ville. Ils partirent tous trois, arrêtés au seuil de chacune des maisonnettes de la première cour, où les artisans cuisaient le pain, battaient le fer, sciaient les planches. Dans la seconde enceinte, après s’être inclinés devant la chapelle et avoir bonjouré Messire Pierre, qui avait là son petit ermitage, ils saluèrent les gens d’armes auxquels des logis étaient ménagés dans l’épaisseur des remparts, et, traversant un vaste espace servant de champ clos, s’avancèrent vers le donjon qui, au-dessus d’une troisième muraille, s’élevait formidable et superbe. C’était la pièce capitale de tout château féodal, l’habitation du seigneur en temps de paix, son dernier refuge aux jours de lutte, et Raoul était très fier du sien. Il aurait voulu le faire admirer à sa sœur, mais Jehanne marchait si vite qu’ils avaient peine à la suivre, elle les entraînait en disant dans un éclat de rire — venez, il est bien plus beau vu d’en haut.
Franchissant la herse et traversant la grande salle, ils prirent l’escalier creusé dans l’épaisseur des murs et, lorsque les cent marches de granit eurent l’une après l’autre résonné sous leurs pas, ils se trouvèrent au haut de la plate-forme gui dresse en plein ciel sa large couronne de créneaux.
— Voyez, dit à sa sœur le baron Raoul, s’il est plus beau château que le nôtre ?
Placée auprès d’une vallée dont la fantastique profondeur semble l’isoler du reste du monde, bâtie sur une sorte d’îlot rocheux qui servait d’assise à ses hautes murailles, avec sa haute ceinture de remparts hérissés de tours, de poternes, de redoutes, et, vue du sommet de ce donjon qui en était l’âme, c’était en effet une forteresse imposante que celle de Fougères. On la sentait faite pour protéger la contrée : la vieille ville se cachait à son ombre, cernée par un ruisseau babillard qui faisait tourner les roues de ses moulins et claque le battoir de ses laveuses. Puis, telle une famille qui s’agrandit, essaime autour du berceau commun, telle la cité même, en s’éloignant de l’ancêtre, lui restait attachée par la longue lignée de ses remparts. Ils montaient droits et fiers, sans s’inquiéter des accidents de terrain, se cramponnant aux saillies, s’accrochant aux vieux rochers, grimpant aux pentes escarpées du vallon, pour le sur monter de la ligne dentelée de leurs créneaux, à l’abri desquels les maisons de la ville-haute, ouvrant sur le château le regard de toutes leurs fenêtres, profilaient en plein ciel les pointes de leurs tourelles et les ciselures de leurs pignons.
Et le baron Raoul reprit :
— Voyez s’il est plus belle ville que celle-ci ?
— Il n’en est pas, répondit Mahault, qui, éblouie par cette vision, s’étonnait qu’elle ne lui fût pas restée plus précise. Autrefois, elle la voyait seulement avec ses yeux ; maintenant, en la regardant avec son âme, elle s’écriait :
— Que c’est beau, mon Dieu, que c’est beau !
Dressé dans sa haute stature, dardant sur l’ennemi imaginaire son regard aigu comme celui d’un gerfaut, Raoul étendit son bras vers Fougères :
— Elle est à moi, dit-il, et malheur à celui qui essaierait de me la prendre !
Puis il revint s’accouder près de sa sœur. Ils s’étaient peu connus et de graves événements les avaient séparés : mais, à cette heure, ils se sentaient unis par un passé glorieux, et leurs regards allèrent ensemble chercher celle qui, pour leur race, incarnait l’avenir.
Appuyée à la hampe qui, haut dans l’air, élevait le fanion seigneurial, droite et souple comme les fougères dont il était brodé, Jehanne leur parut grandie, presque femme déjà et prête pour la mission qui serait sienne un jour. ▪ (À suivre)
Roman : LES AVENTURES D’UNE BOURGEOISE DE PARIS de Myriam Thélen (1911).
Publié dans l’Action française le 3 juin 1923.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.