Raoul, attendri devant les deux grandes tendresses de sa vie, sa fille et sa ville, pensa :
— Si la sainte guerre me réclame, l’une sera bien faible encore pour protéger l’autre.
Il dit donc à Mathilde :
— Que cette enfant soit vôtre aussi, Madame ma sœur. Nous ne sommes pas trop de deux pour l’aimer et mieux que moi vous saurez 1a garder et la pourvoir d’un époux, lorsque l’heure en sera venue.
À partir de ce jour, la veuve de l’orfèvre se reprit à vivre : elle avait maintenant une tâche à remplir, et les inutiles seuls ont le droit de se croire tout à fait malheureux. Elle regrettait seulement que cette nièce fût à l’âge où l’enfant, déjà consciente de sa force, échappe à la tendresse. Jehanne se dérobait aux petits soins qu’on eût aimé lui prodiguer ; élevée au grand air, suivie des chiens et des faucons, ses allures libres faisaient parfois trembler Mahault qui se rappelait pourtant d’avoir autrefois accompli mêmes prouesses. De voir cette enfant si semblable à ce qu’elle-même avait été jadis, lui semblait à la fois un charme et un effroi. Elle se mettait à aimer avec toutes les forces d’une tendresse maternelle trop longtemps inemployée, cette, fillette, dont, elle se promit de faire une femme heureuse et riche entre toutes.
Mais, parmi les jeunes hommes familièrement reçus au château, aucun ne lui parut digne, de fixer un choix auquel il faudrait bientôt se résoudre ; Mahault les trouvait pour la plupart balourds et lourdauds, ces cavaliers dont la chasse était le seul plaisir, la guerre, la seule passion. À Paris, elle avait appris un autre langage, et le leur ne lui plaisait guère. Eux, de leur côté, faisaient grise mine à cette revenante, dont l’esprit affiné contrastait avec leurs rustres discours. Tons n’avaient point, pour oublier son équipée, ni les bonnes raisons du seigneur Raoul, ni le cœur très franc de Jehanne, et les femmes surtout ne la lui pardonnaient guère. Toutes celles qui, esseulées dans les castels voisins, n’avaient tant seulement été à Rennes, lui en voulaient d’avoir vu Paris, et tout en vivant dans le passé par ses regrets, dans l’avenir par ses rêves, la veuve de Bonnard n’était point sans ressentir la moquerie de certains propos et la froideur de certains accueils. Étant très bonne, elle retenait sur ses lèvres bien des boutades que son esprit aurait rendues dangereuses pour ses contradicteurs, et, s’éloignant d’eux, disait dans une interjection sifflante accompagnée d’un certain mouvement d’épaules :
— Peu il me chaut, ils viendront me baiser au coude quand j’aurai mis ma nièce à telle hauteur qu’il leur sera glorieux encore de lui servir de marche-pied.
— Çà ! dit Raoul à sa sœur et à sa fille, un jour qu’il revenait de Rennes, qu’on dispose tout ici pour y recevoir un visiteur fameux.
— Serait-ce le riche duc de Bretagne, père, demanda Jehanne, et auriez-vous oublié le dol qu’il vous fit ?
— Nenni, ma fille, et bien que notre Saint Roy en me prenant sous son vasselage direct m’ait à moitié réconcilié avec ce mauvais tuteur, le Mauclerc ne viendra pas de sitôt fouler mes cendres. Il s’agit d’un seigneur plus grand que lui et de la plus haute lignée, de ce comte de la Marche uni à l’Anglais pendant la longue guerre que termina la bataille de Taillebourg : il a, le cœur dolent d’avoir fait tuer tant d’hommes, juré de consacrer son reste de vie au succès de la Sainte Guerre.
Mahault intervint :
— L’épouse de ce seigneur n’est-elle pas cette Ysabeau, veuve de Jean-sans-Terre, qui, forcée de recevoir Loïs le neuvième en son château de Poitiers, fit brûler tout le mobilier de la chambre où il avait couché, tant elle avait été marrie de n’avoir point été priée par lui de s’asseoir en présence de la Dame Mère ?
— Vous avez bonne mémoire, Mahault ; ce fait prouve que Lusignan n’estime pas peu sa noblesse.
— Oui dà ! à cause de cette Mélusinte, moitié femme, moitié fée, qui protège leur race, ils font graver son image sur toutes leurs armures : il me souvient de l’avoir vue sur une cuirasse dont Bonnard avait fait un chef-d’œuvre.
— Comme j’aimerais que le vieux seigneur portât celle-là, le jour où il nous viendra voir, s’écria Jehanne ; moi je mettrai ma plus belle robe de fine palle, puis il y aura sans doute joutes et tournois que j’aime tant.
Peu de jours après, en effet, le comte de la Marche arriva : il avait noble prestance, et sous ses cheveux blancs, bouillonnait encore l’ardeur de ce combattant qui avait tenu le royaume en échec. À la fois guerrier et poète, chef de bande et pénitent, nul n’était mieux choisi pour remplir la mission qu’il s’était imposée : rallier les intrépides, décider les hésitants pour les conduire au secours de ce Royaume de Jérusalem, dont l’un des siens avait eu la garde.
Chez le seigneur de Fougères, qui l’un des premiers s’était déclaré prêt à aller continuer outre-mer les prouesses de son ancêtre Raoul II, le comte Hugues XII allait recevoir une hospitalité quasi royale. Pendant quinze jours, ce ne furent que visites faites et rendues ; le château retentissait d’appels de trompe, à chaque instant des escortes brillantes y arrivaient. Le comte de Chateaubriand, oublieux des luttes anciennes, ne voulant plus se souvenir qu’en sa forteresse de Combourg, ses ancêtres avaient lutté avec ceux du baron Raoul, venait, tendre la main au fils de son ennemi. De son domaine de Villeauvraud, Roger le Voyer, seigneur de Lenvi-gné du Désert, venait souvent, amenant avec lui maintes recrues et l’on sentait la contrée entière prête à vibrer au saint appel.
Aussi les fêtes, si bruyantes alors, gardèrent-elles, malgré tout, un caractère quasi religieux, et le festin offert par Raoul aux adhérents de la croisade eut-il la solennité d’une veillée d’armes. Pour la première fois, Jehanne y parut, rougissante encore sous son chaperon de fleurs, tout à la fois enfant et jeune fille âme saine dans un corps sain, et si tous les tenants de la baronnie lui firent fête, nul ne sut mieux le lui dire que le vieux Lusignan ; il ne la quittait pas des yeux et les invités se disaient entre eux :
— Si les trois fils du comte n’étaient pourvus, on croirait qu’il veut faire pour l’un d’eux la cour à notre Damoiselle.
Pendant cette période de fêtes, à laquelle son deuil profond lui interdisait de prendre part, Mahault souffrit beaucoup. Réfugiée en sa tour, l’épaisseur des murs n’empêchait pas les bruits joyeux de pénétrer jusqu’à elle, ils la défendaient mal contre certaines curiosités malignes, car, elle était Une de ces personnalités qui ne parviennent point à se, faire oublier ; son histoire et ses richesses, amplifiées jusqu’à prendre des proportions de légende, donnèrent à l’hôte de son frère le grand désir de la connaître. Il l’alla donc visiter dans sa retraite et ils prirent goût sans doute à la société l’un de l’autre, puisque chaque jour, désormais, le comte Hugues alla passer quelque temps auprès de la recluse volontaire. Parfois même, aux heures où le château reprenait un peu de calme, on les voyait deviser ensemble sur le chemin de ronde.
Hé quoi ! ce grand seigneur ne faisait donc pas fi de la Bourgeoisie de Paris et lui parlait avec une révérence marquée ! Les dames de la ville haute, dont la plus grande occupation était de regarder ces murs, derrière lesquels il devait se passer quelque chose, disaient entre elles, férues de jalousie :
— Oyez cette Mahault ! toujours imprudente, elle a beau mener grand deuil, le Lusignan, pour saint, homme qu’il soit devenu, a l’œil vif encore ! Est-il séant, pour une veuve, de le recevoir en son privé et d’y deviser en si grand mystère ?
Au donjon, la vie à repris une tranquillité d’autant plus grande que Raoul est parti, accompagnant dans les domaines voisins l’envoyé du Roy, pour lequel il s’est pris d’une grande amitié.
La neige amortit les pas, les tours semblent dormir sous la molle épaisseur de leur manteau d’hermine. Les jours paraissaient longs aux châtelaines, lorsque la rigueur du temps, les privait de la chasse au faucon, leur plaisir favori, et les enfermait grelottantes au coin de leurs grandes cheminées.
Mais les soirées eussent semblé plus interminables encore si, de temps en temps, la visite des troubadours ne fût venue les distraire de leur ennui. Tels ces oiseaux migrateurs que le froid ramène, ils arrivaient, la viole sur l’épaule, prêts à payer leur bienvenue d’un virelai ou d’une chanson. Certaines demeures leur étaient particulièrement hospitalières et, de tous temps, quelques-uns d’entre eux avaient fait long séjour au château de Fougères. Mahault n’aurait eu garde de manquer à la tradition : d’abord, elle avait toujours eu le goût des romances, puis, lorsque la réalité vous poigne, il fait bon la fuir en se réfugiant dans le rêve.
Mais, à Paris, les compagnons du gay savoir lui avaient narré de si belle sorte leurs histoires de guerre et d’amour, qu’elles perdaient grande saveur en passant par les lèvres des pauvres jaculateurs bretons. Jehanne, moins difficile que sa tante, avait déjà, les années cassées, tressail|i à leurs récits et le grain de poésie contenu dans toute âme celte germait d’autant mieux dans la sienne qu’il s’y enveloppait de silence. La tante et la nièce étaient donc aussi bien disposées l’une que l’autre pour accueillir le premier ménestrel qui passerait. ▪ (À suivre)
Roman : LES AVENTURES D’UNE BOURGEOISE DE PARIS de Myriam Thélen (1911).
Publié dans l’Action française le 4 juin 1923.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.