Advint justement à l’un d’eux de se présenter un matin que le givre poivrait le sol et mettait aux arbres dépouillés son étincelante parure. Celui-là portait, comme les autres, robe de camelin safranée et cape de drap vert rejetée sur l’épaule. Sous son chaperon incarnat, il avait une mine si avenante, avec ses cheveux blonds dont le vent soulevait les boucles, qu’il eût été péché de le laisser dehors par cette froidure.
— Quel est votre nom, chanteur ? lui demanda Mahault.
— N’en ai point d’autre que celui de mes héros : je suis tour à tour Roland le Preux ou Ogier le Danois, l’un des lits Aymon ou Renault de Montauban.
— Mais, continua Jehanne très intriguée, ne saurons-nous pas votre pays ?
— Comme l’oiseau, le ménestrel a pour patrie les cieux sous lesquels il chante et tout coin de terre où fleurit la Beauté.
À partir de ce jour, on ne demanda plus à l’inconnu que ce qui regardait son métier de poète, et les veillées, si longues auparavant, parurent courtes à tous ceux de la maismie qui, après la journée de travail terminée, avaient le droit de venir partager la veillée du suzerain. Selon leur rang, ils se groupaient autour de deux grandes cheminées où brillaient des troncs d’arbres, et le récit du conteur semblait d’autant plus saisissant que la lueur des cierges de cire, s’unissant à celle de la flamme, n’en laissait pas moins une partie de la grande pièce dans un demi-jour mystérieux.
Comme il savait varier ses récits, le trouvère inconnu ! Pages malins et chambrières faisaient taire leurs habituelles agaceries pour ouïr les prouesses des paladins do la Table-Ronde, tandis qu’archers et hommes d’armes s’enflammaient aux exploits de ces autres preux : Godefroy, Tancrède et Richard au Cœur de Lion, partis, eux aussi, pour conquérir le Saint Graal.
Si à tous ceux-là, il contait faits de guerre, pour Jehanne et Mahault, lais d’amour étaient réservés. Il en savait de merveilleux et avait telle façon de les dire qu’en la fraîche mémoire de la jeune fille, ils se gravaient mot pour mot. Voilà qu’elle se les répète à elle-même, les vit, les ressent ; tantôt elle voudrait être la belle Aude, qui meurt en apprenant la mort de son Roland, tantôt la douce Aélis, désarmant le courroux du duc Guillaume, tantôt et toujours cette Hermangarde qui tint à choisir elle-même son époux. Et comme, en tout, de la Mort naît la Vie, ces poèmes faits pour endormir le chagrin de la veuve, donnèrent à la vierge sa première leçon d’amour.
Si le jeune aède avait su plaire à tous les hôtes du château, son séjour prolongé excitait la mésaise des dames de la ville haute.
Mais, à la grande surprise des bonnes âmes, l’arrivée de Raoul ne changea rien aux choses. Il reprit sa place au coin du foyer, dans sa chaise sculptée, ses lévriers couchés à ses pieds, et parut, comme les autres, trouver plaisir aux récits du ménestrel.
Ayant la curiosité de savoir si celui-ci serait aussi habile aux joutes du corps qu’à elles de la pensée, il l’invita même à se joindre aux jeunes pages pour le jeu de la Quintaine. Bien que plus fluet et mince qu’aucun d’eux, l’étranger sut d’un coup de lance désarme le cavalier fictif, tandis que Jehanne, assise sur la margelle du puits, souriait à cet exploit. Il excellait aussi à diriger le vol du faucon vers l’innocent oiseau qu’il s’agissait d’atteindre, et le destrier le plus rétif s’assouplissait sous sa main. Personne n’avait, jamais vu ménestrel semblable et celui-ci, tenant de l’ange et du diable avec ses cheveux blonds et ses yeux noirs, était, à coup sûr, fils de démon ou fils de Roi.
Tandis que Jehanne, sur les pentes vallonnées des remparts, cueillait les premières violettes, elle s’entendit appeler par son père.
La voix n’avait pas son timbre habituel et, dès son entrée dans la salle d’honneur du donjon où Mathilde, le bon Sénéchal, Olivier de la Roche, dom Pierre le Chapelain et sire Roger le Voyer étaient réunis, la jeune fille sentit que tous les regards se posaient sur elle avec une sorte d’attendrissement. Bellement souriante et des fleurs dans la main, il semblait à tous qu’un peu de printemps entrât avec elle.
— Qu’avez-vous donc à me regarder ainsi ?
— C’est pour la plus grande joie de nos yeux, ma fille, répondit Raoul, et d’autres que nous ont pris plaisir à te voir. J’ai fait venir ces fidèles pour te dire devant eux qu’on te recherche en mariage.
Jehanne, toute pâle, s’appuya au fauteuil de son père.
— Tu ne réponds rien ? Toute jouvencelle a pourtant grande hâte de connaître son sort.
— Le mien est de rester près de vous, mon père, et je me plais trop en ce manoir pour songer à le quitter.
— Même si un seigneur très puissant venait t’y chercher ?
— Même en ce cas-là.
— Même s’il était riche de biens et de si haute lignée que nous fussions tous fiers d’une telle alliance ?
— Je répondrais encore que je ne veux point abandonner ces lieux.
— S’il se proposait d’y demeurer avec toi, et que son nom te fît l’une des plus nobles qui soient au royaume de France ?
— Il n’est point de plus pure noblesse que la vôtre, père, et je ne veux pas me marier.
— Voilà, dit Raoul en attirant Jehanne plus près de lui, voilà qui n’est guère naturel à ton âge, et moi, ton père, je te dis que telle alliance n’est pas de celles qu’on refuse ; d’ailleurs, j’ai répondu pour toi et notre foi est engagée.
— La mienne ne l’est pas, père, et je ne puis la donner sans mon cœur. En disant cela, Jehanne pâlissait de plus en plus, mais ses clairs yeux bleus ne se baissaient pas.
— Enfant, poursuivit Raoul, nous tous qui sommes là n’admettons point cette réponse ; en toi nous avons mis notre orgueil et toi seule portes le poids de notre nom.
— C’est pour cette cause, dit-elle, que je ne me marierai jamais.
Et Jehanne alla, sanglotante, s’abattre dans les bras de Mahault.
— N’est-ce pas, tante, qu’on ne peut pas me forcer à cela ? Vous le savez bien, vous, qu’on n’est pas maître de son cœur ; est-ce ma faute si le mien a parlé ? Oui, j’aime, mais mon élu ne serait pas le vôtre, il n’a nulles richesses et pas même de nom, or, si je ne puis être à lui, il serait félon à moi de m’engager avec un autre.
Très maternels, les bras de Mahault s’étaient refermés sur l’enfant qui était venue leur demander asile.
— Tu l’aimes tant que cela ? interrogea- t-elle tout bas.
— J’aime comme vous avez aimé vous- même à mon âge, pour la vie et jusqu’à la mort !
— Dieu soit béni, enfant, et que le bonheur qui m’a été enlevé se déverse sur toi ! Raoul, ne la faites pas languir plus longtemps et dites-lui !…
Raoul se leva, mi souriant, mi solennel :
— Je lui aurais dit que le comte de la Marche, duc d’Antioche et prince de Lusignan, me chargeait de la requérir comme fiancée pour certain ménestrel qui n’est autre que son petit-fils ; mais puisqu’elle veut rester fille, à quoi bon la tourmenter ?
— Oh père ! je suis toute prête à me fiancer avec celui-là.
Le bon chapelain n’avait rien dit encore, mais fixant sur Mahault son petit œil malin :
— Hé ! Dame, ne vous corrigerez-vous donc jamais ? À force de lire des romances, vous avez voulu en créer une : d’accord avec le vieux comte, vous nous avez bernés tous, car nul ne savait qu’il eût un petit-fils d’âge à pourvoir.
— Je m’en accuse, Messire Pierre mais mon frère était du complot, et vous me donnerez bien absolution, car j’ai fait un le besogne en invitant à ces fiançailles un hôte que l’on devrait convier à toutes : l’Amour !
Raoul, dont le rude visage se détendait dans un sourire heureux qui ne lui était point habituel, dit aux assistants :
— Ce mariage, bien qu’il ait notre agrément à tous, sera célébré seulement quand le jeune sire de Lusignan atteindra l’âge requis pour être armé chevalier et que, par sa bravoure, il aura dûment et avec gloire, mérité ses éperons d’or. Puis, baisant au front sa fille toute rougissante, le seigneur de Fougères ajouta :
— À donc, petite fiancée, ne vous troublez mie : le temps nasse vite à votre âge, et un bonheur si imprévu vaut bien quelques années d’attente.
Quelques semaines après, les fiançailles de Jehanne étaient solennellement annoncées, et Raoul, pour présenter à ses pairs l’héritier de la Baronnie, convia toute la contrée à une fête, comme il ne s’en était jamais vu.
V
FIANCÉS
L’un près de l’autre, ils jouissaient de l’heure, s’esseulant peut-être aussi pour ne point entendre ces rumeurs qui leur disaient combien elle serait courte. Car la chrétienté s’armait, comme si elle eût été réveillée par cet olifant mystérieux qui appelait autrefois les Preux à la conquête. ▪ (À suivre)
Roman : LES AVENTURES D’UNE BOURGEOISE DE PARIS de Myriam Thélen (1911).
Publié dans l’Action française le 5 juin 1923.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF