Pieds-nus et en habit de pèlerin, le Roi Loïs est allé prendre l’oriflamme à Saint-Denys. Il traverse la France et sur ses pas toute une armée se lève, prête à le suivre dans le port d’Aigues-Mortes, où 300 navires se balançaient et où pour prendre la mer, la Montjoie n’attendait plus que ce commandement suprême : « Faictes voile, de par Dieu » (25 avril 1248).
Nulle part, cet appel ne fut entendu comme en Bretagne, car à défaut d’autre richesse, la Pauvresse aux Genêts fut toujours prodigue du sang de ses fils. Le duc Pierre Mauclerc, voulant faire oublier sa longue révolte contre le Roi, s’allia avec lui pour la Sainte Guerre, et ramena par ce geste tous ceux que son humeur ambitieuse et fourbe avait éloignés. Raoul lui-même, oubliant les vieilles rancunes trop justifiées qu’il pouvait avoir contre celui qui avait été pour lui, jadis, le moins délicat des tuteurs, lui avait tendu la main, et le grand souffle d’enthousiasme qui passait, éteignant les querelles particulières, on n’avait plus qu’une ambition, reprendre cette Hyérousalem qui se trouvait bien loin, par delà les mers, où les Karismins maudits souillaient le Saint-Tombeau de leur présence sacrilège.
Nul mieux que le sire de Fougères n’était fait pour grouper gent nombreuse autour de lui ; il aimait la guerre pour la guerre et, quoique bon chrétien, avait coutume de dire :
— Si j’avais un pied en Paradis, l’autre en mon biau châtiau, je retirerais, pour aller me battre, le pied que j ’aurais là-haut.
L’idée de partir l’enchantait. L’avenir de sa fille était assuré et il la laissait sous bonne garde. Quant à la Baronnie, elle était protégée par cette loi qui rendait inviolable le domaine des Croisés, et le bon Sénéchal, Olivier de la Roche, étaient encore de taille à la défendre.
Tranquille de ce côté, Raoul pouvait donc s’occuper en paix des préparatifs de l’expédition et, taciturne à son ordinaire, il était presque joyeux dans ce branle-bas de combat. Dédaignant les armures à la mode nouvelle, il avait essayé la cotte de bataille portée par son aïeul près de Richard au Cœur de Lion et sa haute taille s’en accommodait à merveille. Gaucher avait été chargé d’en faire reluire les mailles.
— Hé ! Gaucher, parions que tu voudrais nous suivre ?
— Non dà, Seigneur, il fait trop bon chez nous : d’ailleurs, je n’ai qu’une peau et, bien qu’elle soit fort laide, j’y tiens assez pour ne point aller me faire occire.
— Fi, Gaucher, tu devrais taire cette couardise quand tous ceux d’alentour tiennent à honneur de venir augmenter l’Ost, dont je suis le chef.
Il en arrivait, en effet de tous côtés : les uns avaient vendu leur bien pour faire plus belle figure, les autres arrivaient, traînant leur faict dans une charrette, et voulant emmener femmes et enfants avec eux. Le château était redevenu une véritable place de guerre : dans le bruit des armes remuées, des ordres donnés et reçus, Raoul évoluait à l’aise, au milieu des sergents et des moines guerriers, qui lui apportaient, chaque jour, des adhésions nouvelles.
Mahault veillait à tout et, du matin au soir, secourable et bruyante, ne trouvait presque plus le temps de pleurer ; mais on l’aurait désobligée en lui démontrant que la meilleure manière d’oublier son chagrin, c’est de s’occuper des autres.
Les femmes se montraient courageuses et vaillantes : nulle n’empêchait l’époux aimé de partir outre-mer et Hermance n’avengeait point à coudre les croix de drap rouge sur les hauberts à doubles mailles. C’est vrai qu’elle les arrosait de copieuses larmes, attendrie qu’elle était du sort de tous ces pauvres gars qui s’en allaient conquérir le Royaume de Dieu.
Seul, Lusignan ne paraissait point atteint par cette fièvre du départ. Hé quoi ! n’est-il pas encore lassé, de cette éternelle romance, et serait-il meilleur troubadour que paladin ? Cette crainte, Raoul et Mahault réprouvent sans oser se l’avouer l’un à l’autre ; mais son nom ne répond-il pas pour lui ? D’ailleurs, il a des gestes qui les rassurent. Le jour où il dut faire choix d’un cheval, repoussant le bon destrier trapu de membres et d’un poil brun, semblable à celui que Raoul choisissait pour lui-même, il jeta son dévolu sur un palefroi blanc comme neige et, quand on lui eut dit que pareille couleur attirerait les flèches de l’ennemi :
— C’est pour cela que je le veux tel, répondit-il.
Jehanne qui, à grand’peine, retenait de gros pleurs sur ses longs cils, ne le démentit point. Puis, ils regagnèrent leur retraite fleurie où, sur la verdure plus sombre de l’été, les teintes d’automne se voyaient déjà.
Septembre est venu et le gros de la flotte a pris le .large. C’est, enfin, à ceux de Bretagne d’aller s’embarquer dans les nefs qui les attendent. La Messe des partants a été dite hier en l’abbaye de Savigny ; toutes les cloches sonnent, les cors retentissent, les buccines éclatent, les armures neuves s’entrechoquent l’une contre l’autre, les chevaux s’impatientent aux mains des écuyers qui affectent de ne point pleurer ! C’est l’heure suprême de ces adieux qui seront peut-être éternels !
Les femmes ont accompagné les recrues jusque dans la cour du château. Il y a des résignations mornes qui ressemblent à des désespoirs, des cris de femmes et de ces silences d’hommes qui contiennent tant de douleurs. Les larmes du bon Sénéchal coulent sur la barbe blanche pendant qu’il embrasse les deux fils dont peut-être il ne reverra plus les traits.
Mahault soutient son amie Bertrande qui se cramponne au bras de Roger le Voyer.
— On ne pleure pas ainsi sur les vivants, lui dit-elle.
Les plaintes redoublent, sanglots de femmes, cris aigus des enfants !
— Dieu le veut ! clament les moines de Savigny en élevant la Croix au-dessus de leurs têtes ! Dieu le veut ! il faut partir !
Droit et sombre sur son cheval, Raoul serre la main de Mahault.
— Veillez tout, ma sœur fidèle, lui dit-il.
Mais où donc est Jehanne ? Où donc surtout se cache Hugues, tandis que le blanc palefroi se cabre d’impatience. Raoul blêmit et la veuve de Bonnard se demande tout haut :
— Est-il possible de se faire attendre en pareil moment ? Tout à coup, fendant les rangs, svelte dans sa fine armure, Hugues, visière baissée, s’élance sur son cheval et, tandis que les autres, peut-être pour refouler leurs larmes, lancent le cri de guerre :
— Bretagne ! Sus — Bretagne !
Hugues, sentant qu’il n’aurait plus le courage de partir s’il se retournait, clame à pleine voix, l’enseigne des Lusignan :
— Pour loyaulté !
VI
VEILLÉES BRUNES
La froidure est revenue. En vol lourd et bruyant, les corneilles décrivent de grands cercles, du clocher de Saint-Sulpice à la Tour du Beffroi et au pignon de l’église de la Trinité ; c’est un tel affairement chez cette troupe croassante qu’on pourrait la croire, elle aussi, prête à par tir outre-mer !
Ils vont vite les Croisés ! Des courriers sont revenus, narrant qu’après de grandes fatigues, l’Ost de Bretagne était arrivée à Aigues-Mortes. Elle s’est embarquée en des nefs affrétées pour elle, et maintenant le cœur des épouses, des mères, des fiancées la suit sur les flots incertains. Comme les plus pauvres femmes de son domaine, Jehanne va faire le dur apprentissage de l’attente. S’étant promis de supporter cette souffrance sans faiblir, elle essaie de jouir des deux trésors qui lui restent, l’Espoir et le Souvenir. Le goût du dernier baiser lui demeure encore aux lèvres, et elle veut se rendre digne de ce titre de Fiancée du Croisé qui la grandit à ses propres veux.
Si douce que lui semblât la Romance de l’an passé, elle n’aurait pas supporté que l’aimé fût encore près d’elle. Puisque les autres allaient se battre là-bas, sa place était à leur tête ; elle le voulait glorieux entre tous non seulement parce qu’il portait ce nom dont Mahault était si fière, mais encore par ces prouesses qui allaient en augmenter l’éclat. Sa part de vaillance à, elle consisterait à rester de loin si unie à son fiancé par le cœur et la pensée que, même à travers l’espace, il ne se pourrait déprendre du lien qui les attachait l’un à l’autre.
Bien triste est le château de Fougères, sous la lente aube hivernale qui perce à grand peine le brouillard dont il s’enveloppe ; il semble bien désert aussi, gardé par une poignée de serviteurs, les uns trop vieux, les autres trop jeunes. Mais Jehanne l’aime quand même, puisqu’il sera le vieux nid où fleuriront leurs jeunes amours ! Et pour cela, sentant que la vie est féconde lorsqu’une tâche la remplit, elle se donne à elle-même celle d’entretenir en bon ordre ce domaine qui lui est confié, de l’embellir même, car à chaque fois qu’elle monte sur le donjon (Dieu sait si elle y monte souvent !) la fille du Baron Raoul se dit :
— Ah ! si j’étais riche comme tante Mahault, je ferais bâtir une tour sur cet angle des remparts, où le roc lui servirait de piédestal ; elle y serait d’une utile défense, puis, je la monterais le plus haut possible, pour y venir guetter, les courriers du plus loin.
Ce n’étaient point là des pensées d’enfant et la ville pouvait être fière de sa jeune suzeraine, à cette époque où puissance de femme était volontiers acceptée et semblait vraiment porter bonheur ! Telle Blanche de Castille tenait ferme le sceptre de la France, telle Jehanne de Fougères sentait qu’une grande puissance était dans sa petite main. ▪ (À suivre)
Roman : LES AVENTURES D’UNE BOURGEOISE DE PARIS de Myriam Thélen (1911).
Publié dans l’Action française le 6 juin 1923.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF