Tandis que les hommes de sa famille se laissaient porter au bercement des grands vaisseaux, elle prit sur sa petite barque leur place au gouvernail et la mena seule, à la grande joie du Sénéchal et des Prud’ hommes qui redoutaient une autre ingérence Ce geste surprit Mahault dont la nature inquiète voyait danger partout.
— À ta place, Jehanne, J’irais ici, je ferais cela !
La jeune fille écoutait, suivait parfois le conseil, mais trouvant que nul ne peut se mettre « à votre place », gardait la sienne et agissait pour le mieux ! La veuve de l’orfèvre, mi-fàchée, mi-souriante, ne manquait pas de dire :
— Psst ! elle n’en fera qu’à sa tête, et c’est celle des vieux Méen ; mais elle ajoutait, en guise de consolation :
— Elle a leur cœur aussi, et je suis quand même entrée dans sa vie à temps pour la diriger sans qu’elle s’en doute. De cela Jehanne gardait une reconnaissance profonde. Dans le fiancé qui, pour la tante, était avant tout un Lusignan, la greffe superbe du vieil arbre, la nièce n’adorait que son Hugues aux yeux clairs !
Où donc est-il à cette heure ?
Oh ciel ! Comme les courriers marchent lentement ! Jehanne, qui court très vite, monte à chaque instant sur le donjon ! Rien ! Toujours rien ! Cependant, là-bas, ces cavaliers ? Ils fendent l’air. L’un d’eux ne porte-t-il pas un sac de cuir ? Et Jehanne, si rapidement que ses jambes la peuvent mener, vole à leur rencontre !
— Abaisse le pont-levis, Quentin, c’est le courrier !
Les hommes sont si fourbus qu’il faut les descendre de cheval.
— On les a reconnus ! c’est le courrier ! c’est le courrier !
Les yeux voudraient percer l’enveloppe de cuir que le vieux Sénéchal prend avec une sorte de respect, et dont tout à l’heure il va rompre les sceaux.
D’autres fiancées entourent Jehanne, d’autres sœurs s’approchent de Mahault, et les mains se tendent vers les enveloppes aux naïves suscriptions.
Voici d’abord celle du seigneur Raoul à sa sœur ; elle déchire le rouleau de parchemin et s’écrie :
— Ils sont à Chypre ! Jehanne reçoit aussi son message, plus lourd que tous les autres. Non, elle ne rompra pas en public le beau cachet ; plaçant le pli sous son surcot, elle le caresse comme pour y retrouver l’empreinte de la main chérie qui a tracé ces lignes :
« À ma fiancée, noble Damoiselle Jehanne de Fougères. »
Si émue que ses pieds la portent à peine, elle descend vers la cascade, les feuillets de parchemin s’éparpillent, elle les ramasse comme des trésors ! L’écriture est fine des pages tracées à bord : jour par jour, ils lui disent la monotonie des longues heures que sa pensée seule occupa et lui répètent :
Vous êtes ma Dame et mon unique amour ! »
Voici les feuillets écrits à Chypre, qui, tracés les derniers, doivent garder encore la tiédeur de ses doigts ; les lignes de ceux-ci sont plus espacées. Il a été reçu en parent à la cour du roi Henry et de la belle reine Jeanne, on leur donne des fêtes, on prépare des tournois. Dans les dernières lignes, les tendres expressions se répètent encore, mais on sent qu’elles ont été hâtivement écrites ; sans douté le courrier allait partir.
Qu’il fera bon relire tout cela à l’aise ! La venue de Mahault interrompt si douce besogne.
— Là ! Jehanne, crie-t-elle, c’est donc la mort que tu Veux trouver au fond de cette gorge ?
La fiancée, au contraire, a de la vie plein les yeux, des feuillets plein les mains.
— Voyez, tante, comme il me dit de gentes choses.
— Eh ! ton père m’en conte moins long : nous lirons les missives tout haut devant ceux de la maismie1.
On les réunit dans la grande salle ; quelques-uns ont en main des feuillets qu’ils sont incapables de déchiffrer. Mahault a pris place au haut bout de la table, et appelant Hermance :
— Allume les cierges de cire ! commande-t-elle, et boute-moi le plus gros par ici. Venez là, bonnes gens, et que je n’entende plus le bruit de vos sabots de hêtre sur les dalles ; je déchiffrerai vos missives en suite, mais je veux d’abord vous donner des nouvelles de votre seigneur !
Au milieu du silence, Mahault lit ce qui suit :
« Madame ma Sœur, c’est pour vous mander que notre traversée fut heureuse et dura cinq semaines ; la trouvai encore longue à mon gré, car le cœur me chavirait à chaque bordée et ne me plais mie que sur bon sol, bien résistant ! Avons abordé en Chypre, qui est une île moult plaisante. J’eus l’honneur d’être accolé par notre Saint Roy, mais lui conseillai d’en départir vitement. Il en est là qui se gobergent et boivent vins exquis, avec femmes si belles qu’elles feraient les Saints se damner. Cette vie ne sied point aux chevaliers de la Croix, qui déjà devraient les Sarrazins occire.
Je compte bien le faire au plus, tôt. Sur ce, que Dieu vous ait en sa bonne et sainte garde, vous et ma chère fille Jehanne et tous les féaulx que j’ai laissés en mon biau château de Fougères. En foi de quoy je signe
Votre aimé frère, père et Seigneur Raoult »
La lettre du suzerain fut écoutée comme prône de Messe, puis le Sénéchal donna nouvelles de ses fils, partis avec le Seigneur, et désireux, eux aussi, de livrer bataille. Dame Bertrande lut avec des larmes de joie quelques-unes des pages écrites par son époux, tandis que les pauvres veuves cherchaient à épeler les lignes tracées par leurs gars.
— Remercions Dieu que tous soient bien arrivés, dit Mahault ; mais il serait bon d’avoir quelques détails : le futur maître de céans doit t’en donner, Jehanne, dans ce long message.
— Il me charge d’abord de vous saluer, ma tante, vous et ceux de cette maison et m’assure de son grand désir de combattre et de vaincre.
Puis, la jeune fille sourit joliment aux favorisées, qui mettaient dans leurs piécettes les lettres tant attendues et, comme s’il eût paru sacrilège de dévoiler un seul mot des siennes, elle s’en fut les ranger dans un coffret incrusté d’or qui ne quitta plus son chevet.
Aimés de la foule et traitant avec les grands de puissance à puissance, les Frères Mineurs étaient toujours des hôtes attendus sous le toit des Méen. Justement, en voici deux qui viennent ce soir, où la neige tombe à gros flocons, lui demander abri.
Dès qu’elle entend le bruit de leurs sandales, Hermance se précipite à leur rencontre et, effondrée à leurs pieds, essuie la boue qui les couvre avec l’étoffe brune de son vêtement.
— Laisse-les donc se chauffer d’abord, tu leur conteras ensuite tes jérémiades. Venez ici, mes bons frères, leur crie Mahault.
Tous se lèvent pour leur faire place et le cercle s’élargit.
Oh joie ! les voyageurs portent sur leur capuce la coquille du pèlerin, et Jehanne, toute émue à cette vue :
— Pères, vous qui revenez de là-bas, avez-vous rencontré nos Croisés ?
— Lorsque nous y arrivâmes, Damoiselle, ils n’y étaient pas encore rendus.
— Dites-nous au moins comment est fait ce pays où ils vont vaincre ?
Et Frère Ange dépeint cette contrée, où le soleil brûle les yeux, où les sauterelles dévorent l’herbe, où les sentiers rocailleux ensanglantent les pieds.
— Ils vont tous périr là-bas, gémit Hermance, oubliant dans son émoi la fonction qu’elle a de moucher les chandelles.
L’autre pieux compagnon, voyant l’émoi de l’assemblée, reprend :
— Notre Frère Ange vous dépeint ainsi la terre de Judée., où un seul croisé n’a pas encore débarqué ; moi, Frère Léon, je vous affirme que vos gens doivent être en pays d’Égypte, terre fertile, que le fleuve Nil arrose de ses sept branches et, comme il vient du Paradis Terrestre, ses ondes carrient toutes sortes de denrées, gingembre, rhubarbe et cannelle ! Ne tremblez donc pas sur leur sort, chrétiens, l’on ne vit jamais troupe si bien armée, et, comme c’est un saint qui la mène, ils ont déjà vaincu le Soudan maudit de Dieu, et entreront bientôt en vainqueurs dans Hyérousalem.
Jehanne, qui ne demandait qu’à être rassurée, crut voir, la nuit suivante, Hugues et Raoul traversant la Ville Sainte, à la tête des chevaliers de Bretagne.
La France entière fit le même rêve, lorsque, quelques mois après, elle apprit que les Croisés, sortant enfin de la longue inaction de Chypre, venaient de remporter une éclatante victoire. Presque sans coup férir, Damiette avait capitulé et ce succès, dont la soudaineté avait étonné les vainqueurs eux-mêmes, devenait pour tous l’annonce de la reprise du Saint Tombeau.
Les cloches d’Aigues-Mortes avaient les premières, par leurs sonneries joyeuses, transmis l’heureux message qui, de beffroi en beffroi, prosternait le Royaume de France dans un universel Te Deum. ▪ (À suivre)
1 Nom générique donné à ceux dont se composait la maison du châtelain.
Roman : LES AVENTURES D’UNE BOURGEOISE DE PARIS de Myriam Thélen (1911).
Publié dans l’Action française le 7 juin 1923.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF