« Le cinquième jour de juin, me suys battu aux côtés de notre saint Roy. Avons sauté dans la mer ayant écu au col, heaume en tête, lance au poing. Après trois jours de lutte, Damiette est à nous. »
Quelques lignes du baron Raoul confirmèrent, pour les siens, l’annonce du succès ; écrites sous les flèches même de l’ennemi et apportées par le courrier spécial du riche Duc, elles disaient :
Ce pli mit l’enthousiasme à son comble et le peuple, ce grand enfant, ne pensa même pas que tout triomphe doit avoir ses victimes. On chanta de longs offices dans les Abbayes, il y eut des pardons autour de chaque église.
Ce fut une trêve joyeuse dans la longue angoisse qui allait suivre. Bientôt, en effet, les femmes se dirent que les vainqueurs aussi peuvent avoir des morts à pleurer ! Des anciens qui avaient pris part aux précédentes guerre, marmottèrent tout bas que si aucun homme ne revenait, c’est que cette terre dévorante les avait tous gardés.
Jehanne et Mahault souffraient cruellement, mais se le taisaient l’une à l’autre, car elles ne ressentaient pas la peine de la même façon ; mêlant à son deuil toujours saignant l’inquiétude présente, la tante montrait à tous un visage raviné par les larmes, tandis que Jehanne, cachant les siennes, passait son temps à guetter, dans une attente obstinée, l’invisible messager.
En vain, le petit page, porteur des objurgations de Mahault, allait-il la supplier de descendre du donjon ; malgré le vent, malgré la pluie, penchée aux créneaux, elle attendait.
En la voyant si défaite et si pâle, sa tante comprit qu’il fallait l’arracher à ce marasme ; mais comme toujours, elle cachait ses générosités sous un aspect de brusquerie.
— Tu as donc juré, dit-elle d’un ton grondeur, de te laisser morfondre sur cette plate-forme ! Fais bâtir à ta guise la tour dont tu as envie, et qu’elle soit surmontée d’un bon toit de tuiles ; tu pourras alors y guetter sans danger ; puis je suis lasse de voir tant de pauvres truands sans ouvrage, et fille noble sans occupations.
— Tante, cette tour sera votre filleule et portera le nom de Bonnard.
— On ne voulut point de Bonnard ici. Pour moi seule, son souvenir y vivra ! Je nomme ma filleule Mélusine1 : nous avons grand besoin d’une protectrice en ce moment, et la fée de Lusignan a ici deux races à garder.
— Si royale offrande la désarmera peut-être cette fée que l’on dit méchante, tante Mathilde, et puisque vous me laissez libre d’édifier à mon goût la belle tour, il faut que dès demain ses assises mordent le rocher, et qu’au-dessus de lui elle s’élève très haute, afin qu’à leur retour les vainqueurs volent nos enseignes de plus loin !
Tendrement, la tante et la nièce s’embrassèrent ; l’une voyait dans ce projet un hommage à l’amour du passé, l’autre se le figurait comme un présage heureux de l’amour futur.
Cependant, l’inquiétude grandissait sans cesse ; à la folle allégresse des mois précédents, le manque de. nouvelles avait fait succéder Ce vague émoi précurseur des catastrophes. Un soir que Mahault, en grand mystère, s’était rendue chez le Sénéchal, en son castel de la Pinterie, elle fut, au crépuscule tombant, accostée près de la poterne par une sorte de mendiant hâve, décharné, qui lui dit d’une voix caverneuse :
— N’ayez point de peur et n’appelez personne, Dame Mahault, c’est moi !
— Est-ce Roger le Voyer ou son ombre que je vois ?
—.C’est moi, tel que cette guerre m’a fait, dit le voyageur, en prenant de la seule main qui lui restât la manche qui flottait à vide sur son corps émacié. Dites-moi d’abord si mon épouse Bertrande est en bonne santé ?
— Elle est en bonne santé. Je vais la faire prévenir de votre arrivée.
— Non, elle, pas plus que les autres, ne doit me voir avant demain ; ce que j’ai à vous dire, personne ne peut l’entendre. Suivez-moi, la chapelle doit être vide à cette heure.
Courbés comme deux conspirateurs, ils franchirent la voûte de la poterne.
— Laisse passer, dit Mahault au sarde qui l’a reconnue ; ce voyageur veut entretenir Messire Pierre, le Chapelain.
La lampe tremblotait dans l’étroite nef romane ; seule, la tête blanche du vieux prêtre faisait tache dans cette ombre.
— Messire Pierre, Raoul est mort ! sanglota la veuve.
— Non, Mahault, les Sarrasinois de malheur l’ont fait prisonnier il y a deux mois.
— Et Hugues ?
Sire Roger tardait à répondre.
— Et Hugues, c’est donc lui qui est mort ?
— Pire que cela…, félon !
— Impossible !
— Félon, vous dis-je ! il est resté à Chypre, ensorcelé par sa belle cousine la Reine !
Mahault se laissa choir sur une des stalles de chêne.
— Les fiançailles vont être rompues sur l’heure, je cours en prévenir Jehanne.
— Un contrat si solennel ne se peut dénoncer ainsi : le père seul a qualité pour le faire, et l’oserait-il, même s’il était ici ?
— D’ailleurs, dit Dom Pierre gravement, pareille chose ne s’annonce pas ainsi ; après avoir mis l’amour au cœur de cette enfant, ce serait le briser que de lui révéler brusquement une telle flétrissure. Puis nous ne savons rien encore, laissez parler le Sire Roger. Dans l’ombre tragique de la chapelle, le revenant raconta la terrible odyssée, l’entrée triomphale à Damiette ; comment, alors que la victoire était gagnée, l’armée, au lieu de prendre l’offensive, s’était attardée en folles orgies ; les querelles intestines entre Templiers et Hospitaliers qui mettaient la mésaise au cœur du saint Roy, les atermoiements des chefs, les mutineries constantes des troupes et ce manque de direction qui faisait gagner aux infidèles un temps d’autant plus précieux qu’un invincible allié venait à leur aide, le Nil dont la crue était proche ! Il faudrait combattre maintenant dans la plaine inondée, de l’eau jusqu’aux jarrets et, sur la tête, les éclairs du feu grégeois.
— C’est dans une de ces sorties, près de Farèscour, que votre frère Raoul fut pris, continua sire Roger. Notre sang s’était mêlé dans trop de batailles pour que je ne cherchasse point à le défendre. Mais, tandis que je m’élançais à la tête de son cheval, le cimeterre d’un Sarrasin vint abattre mon bras droit. Je vis enlever mon seigneur qui me cria : « Venge-moi et dé fends Jehanne ! »
— A-t-il donc connu la félonie de Lusignan ?
— Il dut en avoir doutance. Je le vis agité, nerveux, cherchant à recueillir ces bruits de camps dans lesquels la vérité et l’erreur se peuvent mêler. Ils sont six de son nom à avoir pris la Croix, il n’en reste plus que cinq, le vieux comte, de la Marche étant mort à la prise de Damiette, après avoir en vain demandé son petit-fils. Cette absence donna à Raoul des doutes qu’il n’eut pas le temps d’approfondir. Pouvais-je le faire aussi, pauvre amputé que je suis ? n’étant plus en état de combattre là-bas, je suis parti dès qu’il m’a été possible pour venir vous crier : « La vie de votre frère et l’honneur de votre nom sont en péril !… »
— Oui, Raoul va souffrir mille morts en sa prison, le doute sera plus cruel à son esprit que les fers à ses membres. Il faut avoir une certitude. Qui nous la donnera ? Mon Dieu ! qui donc ? Ah ! le lâche ! le lâche ! Honte à moi de l’avoir attiré ici par gloriole de son nom !
— Dame ! Dame ! vous ne pouvez sa voir les philtres que versent les femmes de là-bas !
— Eh, sire Roger, j’excuse encore ceux qui s’en enivrent en temps de paix : à chaud climat, passions brûlantes. Mais, quand la guerre est là, ne doit-elle pas être l’unique pensée, la seule maîtresse ? On peut excuser une défaillance, on ne pardonne pas une défection devant l’ennemi. Et si j’avais cette certitude affreuse, dût Jehanne en mourir, je la préviendrais aussitôt.
— Tout doux, tout doux, je vous reconnais bien là, Mahault, interrompit Dom Pierre. Vous jetez d’abord feu et flamme, quitte à vous en repentir ensuite. Pour être apparente, cette félonie n’est peut-être point réalité.
— Puis, ajouta sire Raoul, ces femmes sont sorcières et affolent les plus braves guerriers, D’autres moins jouvenceaux que lui s’y sont laissé prendre. Pensons d’abord au Seigneur Raoul, il lui faut une rançon !
— J’ai assez d’or pour la fournir à l ’instant.
— Alors, qu’au plus vite elle lui soit portée ; aux mains de ces ennemis-là, les prisonniers sont toujours en péril de mort ! La galère qui m’a amené reprendra voile d’ici peu.
— Si je n’étais si vieux, je me proposerais de suite, dit Dom Pierre. Qui donc partira ? Le Sénéchal est, comme moi, incapable d’un tel voyage ; Quentin; trop épais ! l’abbé de Savigny, pourrait-peut- être servir de négociateur ?
— Les Gens d’Église sont proie trop facile, mieux vaudrait une personne ayant accoutumance des voyages. ▪ (À suivre)
1Nom d’une des tours du château bâtie à cette époque par Jeanne de Fougères.
Roman : LES AVENTURES D’UNE BOURGEOISE DE PARIS de Myriam Thélen (1911).
Publié dans l’Action française le 8 juin 1923.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF