
Un commentaire d’Antiquus*.
Ce commentaire fait suite à la mise en ligne dans JSF, vendredi dernier (29 juillet) de La Blanche Hermine, le chant évoqué ici…
Ce chant est un cas d’école pour tous ceux qui s’intéressent aux relations entre l’identité régionale et l’identité nationale, entre le rationnel et l’irrationnel.
Il fut écrit en 1970, musique et paroles, par Gilles Servat, un militant nationaliste breton d’extrême Gauche dans la suite de mai 68. Le but était de donner un chant aux gauchistes bretons.
Or, que s’est-il passé ?
Vingt ans après, en 1998, Servat constate avec tristesse que le chant qu’il a créé est chanté principalement…par les royalistes et les nationalistes français (!)
Il écrivit, avec une certaine naïveté, un texte pour les en dissuader, mais naturellement sans aucun succès.
C’est que, classique par sa forme (alexandrin avec césure à l’hémistiche), le chant ne laisse aucune place à l’idéologie, se limitant aux grandes choses simples : la terre, les noms évoquant l’histoire, le sacrifice. Comment Servat pouvait-il s’étonner de ce détournement ? ■
Antiquus
Excellente remarque d’Antiquus. Cette affaire de la « Blanche Hermine » me semble aussi symptomatique du sens profond du régionalisme : même tiré vers sa gauche, même promu par des marxistes, même mâtiné d’idéologie révolutionnaire, il reste un particularisme et, partant, un mouvement « de droite », au sens qu’avait ce mot jadis. D’où la déception de certains militants régionalistes bretons, catalans, occitans, etc. de voir leur mouvement intégrer des idées venues de la droite, comme de juste, car défendre sa région, sa terre, etc. c’est être particulariste, c’est fatalement s’orienter vers le traditionalisme. Le même phénomène peut être observé en Irlande où les républicains, pourtant d’inspiration socialiste, ont déployé des efforts considérables pour la revitalisation du gaélique et des traditions de leur pays et se sont appuyés sur les masses catholiques irlandaises. Cela ne veut pas dire que le régionalisme ne soit pas dangereux pour nous, mais qu’il peut aussi constituer un arme précieuse en nos mains.
Bonjour, malgré les « bretonneries » évidentes du titre La Blanche Hermine » et autres, j’ai osé et oserai toujours rapporter ce chant à la Vendée, mon cœur ayant ses raisons que la Raison ne connaît pas. En effet je trouve qu’il évoque bien le début du soulèvement vendéen contre les « exigences » du Pouvoir nouveau de l’époque.
Les chefs vendéens étaient des Bretons comme Charette, Larochejaclein…
Vendéens, Breton, sNormands, Compagnons de Jéhu du Lyonnais étaient avant tout des FRANÇAIS.
Les naïvetés régionalistes nous font beaucoup de tort.
Des Français, oui, certainement. Mais des Français qui défendaient une France différente de celle voulue par les révolutionnaires. Pour rappel, en 1793, ce ne sont pas les royalistes qui disaient que la superstition parlait bas-breton et la contre-révolution alsacien.
Si l’oeuvre de Louis XIV avait été vigoureusement poursuivie par ses successeurs, il y aurait eu la suppression des Parlements, la mise en place d’Intendants royaux partout, l’unification fiscale…
L’unification linguistique ne s’est faite que dans les tranchées de 1914…. Seul boncôté de la boucherie !
Vous pourriez me citer un chef d’oeuvre écrit par un écrivain français en breton, en alsacien, en limousin, en basque ? Quelle blague !
Les patois régionaux sont à la langue française ce que sont la bourrée, la sardane ou la farandole aux ballets de l’Opéra…
Cher Pierre Builly, vous ressassez sans arrêt les mêmes poncifs au sujet de l’infériorité littéraire des « patois » ; vous ayant déjà répondu là-dessus, je ne me répéterai pas. Je vous ferais seulement observer, avec respect, que lorsque vous évoquez Louis XIV, c’est pour nager en pleine conjecture : par définition, on ne peut pas savoir ce qui se serait passé si la révolution n’avait pas eu lieu (et que l’on ne vienne pas me citer Tocqueville comme si ses thèses sur la continuité entre l’ancien régime et la révolution n’avaient pas été réfutées cent fois par l’historiographie contemporaine). Et si je puis me permettre cette boutade, quand je vois l’état de l’opéra actuellement, je suis tenté de lui préférer une bonne farandole : au moins, il est plus difficile de la « décoloniser ».
Que sont donc «la sardane ou la farandole» par rapport «aux ballets de l’Opéra» ? Disons, pour commencer, que sans ces danses, il n’y aurait tout simplement pas eu de «ballets de l’Opéra»… Il faut bien comprendre, «culturellement», que tout classicisme, en général, et le classicisme français, en particulier, n’a jamais rien été d’autre qu’une espèce de simplification codificatrice des richesses culturelles antérieures (comparer en cela la Grèce intellectuelle des VIe-Ve siècles à la Grèce réellement antique : qu’est Longus par rapport à Homère ? Évidemment bien peu de chose…
Si l’on se reporte à l’histoire de l’opéra, force est de constater que deux tendances se firent concurrence au XVIIe siècle : le «bel canto» acrobatique des récents établissements ouverts à des fins commerciales, et les «affetti», hérités simultanément des traditions musicales populaires et, intellectuellement, du «néo-platonisme». De son côté, le quasi pape du «classique», Jean-Sébastien Bach, n’a fait qu’ordonner en «Suites» des danses antérieures, tandis que les ballets louisquatorziens se sont appliqués à simplifier «académiquement» la grandiose richesse des pas de danse.
L’opéra, tel que cela est pratiqué depuis Lully et, surtout, Rameau (sans parler de Porpora et consort) ne représente qu’une succession ininterrompue de virements et revirements, certains plus heureux ou rigolos que d’autres, s’opposant entre eux sur deux questions seulement : le goût vulgaire de la foule contre le goût, tout aussi vulgaire, des cuistres…
Cependant, des artistes authentiques tâchent, tant bien que mal, de se dépêtrer de pareilles sottises et, alors, dans tous les cas, ils se REtournent, ils ont «recours au peuple», ainsi que l’expliquait Tchaïkowski à madame von Meck, lorsqu’il se trouvait en panne d’inspiration au beau milieu de sa Quatrième Symphonie…
C’est une sottise insigne que de se figurer béatement que, par exemple, l’opéra serait une «évolution» de quelque chose de précédemment inabouti ; c’est tout le contraire : ballets et opéras «classiques» représentent les différentes étapes de la dégénérescence artistique. Il suffit de se reporter aux désespoirs des «idoles» de tous les académismes gâteux, leurs idoles, en vérité, se désespèrent toujours d’avoir dû céder aux modes pour survivre, ou de n’avoir pu survivre pour s’en être affranchies… Il y a une lettre de Picasso à Giovanni Papini qui résume cet état de désespoir auquel sont réduits les «artistes» modernes, quand ils se soumettent…
Il est ici piquant de lire Pierre Builly se référer aux «ballets de l’opéra» pour faire valoir ses arguments, alors qu’il m’a dit plusieurs fois être tout à fait étranger à la musique… Cela permet de prendre la mesure des causes de la décadence intellectuelle : elles tiennent à ce que les tenants du progrès veulent progresser essentiellement dans les domaines où ils sont les plus ignorants. Cela s’explique très simplement : l’ignorant souffre de son ignorance, mais comme il ne peut avoir la moindre connaissance de ce qu’il ignore, il en imagine les objets tout à fait superflus, et ce, pour tout le monde, et, à la place de ceux-ci, qui lui sont donc étrangers, il acquiert la certitude que, ce que l’on y peut substituer constitue une grande amélioration, pour cette raison que les manuels scolaires auxquels il se réfère – de la manière laïque et obligatoire que l’on sait – le lui en veulent bourrer le crâne.
Il n’y a rien de mieux à dire que le sonnet de Paul Verlaine, tiré de «Sagesse» :
«Non. Il fut gallican, ce siècle, et janséniste!
C’est vers le Moyen Âge énorme et délicat
Qu’il faudrait que mon cœur en panne naviguât,
Loin de nos jours d’esprit charnel et de chair triste.
Roi politicien, moine, artisan, chimiste,
Architecte, soldat, médecin, avocat,
Quel temps! Oui, que mon coeur naufragé rembarquât
Pour toute cette force ardente, souple, artiste!
Et là que j’eusse part – quelconque, chez les rois
Ou bien ailleurs, n’importe, – à la chose vitale,
Et que je fusse un saint, actes bons, pensers droits,
Haute théologie et solide morale,
Guidé par la folie unique de la Croix
Sur tes ailes de pierre, ô folle Cathédrale!»
@Grégoire Legrand : J’avoue ne pas me souvenir beaucoup de ce que vous aviez pu me répondre sur ce qui n’est pas, de ma part, une détestation, mais une distance envers les patois, idiomes et dialectes. De la même façon que la France ne s’est pas faite en un jour, notre langue s’est constituée de multiples apports et s’est établie au bout de siècles.
J’évoque que Malherbe qui « le premier en France fit régner en ses vers une juste cadence » et Boileau qui imposa des normes strictes et Richelieu qui créa l’Académie, seule régente de nos merveilles.
Je ne vois là-dessus pas grand chose à dire. Chateaubriand, breton, Flaubert ou Maupassant, normands, La Fontaine ou Racine, Champenois, Balzac, Tourangeau, Stendhal, Dauphinois, Hugo, Franc-Comtois, Larbaud, Bourbonnais, Giono et ^pgnol, Provençaux, Daudet, Languedocien, Montesquieu, Bordelais n’ont jamais envisagé d’écrire autrement que dans la langue unifiée de la France.
Ah ! Mistral, me direz-vous !! Et oui, précisément ! Un best-seller.
@David Gattegno : ma comparaison était d’autant plus boiteuse que j’ai une sainte horreur de la musique et plus encore de l’opéra ; j’aurais dû aller chercher ma comparaison dans les arts graphiques et associer le copier de nouilles que vous rapporte le petit enfant de sa deuxième année de Maternelle et Léonard de Vinci…
Tout cela pour rappeler que selon notre maître Charles Maurras, « aucune origine n’est belle ».
En admettant que Maurras ait eu raison d’affirmer qu’aucune origine n’est belle, Mistral n’était pas une origine mais un héritier des poètes des cours médiévales des pays d’Oc. Pour mémoire, l’expression de Saint-Louis : « Lengo d’Oc, lengo d’or ». Et les deux beaux vers de Mistral à propos de la culture médiévale en pays et langue d’Oc : « La pouesio ero tan drudo, la cour baussenco tan letrudo, en aque tems » donc mistral n’est pas une origine, tout au plus un recommencement. (Certes raté).
Je me fais une autre remarque : c’est que les grands auteurs que vous citez ont écrit leur grandes œuvres à une époque où les parlers régionaux étaient encore bien vivants. Apparemment, ils n’ont pas été pour eux une gêne, peut-être au contraire, un terreau fertilisant.
Je n’aurai pas la cruauté de faire remarquer qu’aujourd’hui où les parlers locaux ont été à peu près tués , les grands écrivains, les grands textes et les grandes œuvres ne sont plus légion et ne peuvent plus rivaliser avec ceux vous évoquez.
Je ne crois pas du tout personnellement, à une opposition négative entre les parlers locaux et la langue française. Je pencherais plutôt pour l’hypothèse inverse.
J’attends toujours qu’on me cite une grande oeuvre de trois (ou même quatre) derniers siècles pour changer d’avis.
Ce n’est pas parce qu’on cite une phrase incompréhensible de Mistral (à moi qui suis provençal, de famille provençale, dont la tombe familiale est à Château-Arnoux) que je bâderai devant sa gloire, qui ne frôle que les cercles régionalistes de Droite.
Il a reçu le prix Nobel ? Diable ! En voilà une merveille ! Comme Sully Prudhomme en 1901, Claude Simon en 1985, l’odieuse gauchiste Annie Ernaux en 2022 ? grand bien leur fasse !
Et Marcel Proust ? Et Henri de Montherlant ? Et Jean Giono ? Et Michel Houellebecq ?
Revenons au sujet. La sordide envie décentralisatrice et féodale que la France ne soit pas unifiée mais disparate. Avec des monnaies différentes (sols, écus, livres tournois), des mesures différentes (lieues, coudées, pieds, pouces), des poids différents (masses, tonneaux, etc.)
Tout ça est très joli, mais, Dieu merci, nous y avons échappé. Il y a encore trente ou quarante ans, ou davantage, nos amis anglais comptaient en farthing, pence, penny, florin, couronne, souverain…
Réveillez vous, les gars ! La langue française est en train de disparaître et vous vous voudriez revenir au breton ou au basque ? On rêve !
Soyez français, c’est tout ! Car comme disait intelligemment André Gide : « Né à Paris, d’un père uzétien et d’une mère normande, où voulez-vous, monsieur Barrès, que je m’enracine ?’
Né à Digne, je ne déteste pas mon origine, mais je suis passionnément Parisien.
J’admire, Pierre Builly, que vous me donniez raison : vous ne cessez de répéter que les langues régionales seraient inférieurs au français du pur point de vue littéraire (d’ailleurs, citer Houellebecq parmi les grands écrivains français, quelle pitié tout de même…), ajoutant que nul ne vous aurait apporté la contradiction ; ce qu’il me semble pourtant avoir fait et je n’y reviendrai pas (mais je me répète).
Cependant, je vous donne raison : la question n’est pas celle des « patois » (d’ailleurs, rassurez-vous, ils sont en train de mourir), mais celle des particularismes régionaux. Vous arguez qu’ils seraient destructeurs pour la France, mais sans présenter de réels arguments. Qui peut sérieusement croire que les langues régionales constituent des menaces pour la langue française ? De même, personne ne demande le retour aux écus et aux coudées. Quant à Gide, il s’agirait de ne pas oublier la réponse que lui fit Barrès.
Plus intéressante me paraît être votre remarque finale : malgré vos origines provençales, vous vous sentez profondément parisien. Je n’ai nullement l’intention de commenter vos préférences et sentiments, qui ne me regardent pas. Mais vous me permettrez de constater une conséquence du centralisme que vous souhaitez tant : tout le monde veut être parisien. C’est bien normal, tout est fait pour tourner autour de Paris. S’il est un point sur lequel Tocqueville avait raison, c’est sur le surpoids de Paris par rapport au reste de la France, il n’est que de constater la différence de population entre Paris et toute autre ville.
Le résultat, c’est que Paris seul existe. Le reste peut aller se faire voir.
Je donnerai un seul exemple qui m’est familier, étant professeur : où est formée « l’élite de la nation » ? A Paris, dans quelques grands lycées parisiens, préparant à quelques grandes écoles parisiennes. L’entre-soi porté à son comble. Vous remarquerez d’ailleurs que si l’on baisse le niveau partout, on se garde bien de le faire à Henri IV ou à Louis le Grand : il ne faudrait pas mettre les fils de ministres au même niveau que les pouilleux de province.
« Mais non, il y a de très grands lycées hors de Paris ! » me dira-t-on. C’est vrai : Pierre de Fermat (Toulouse), Fustel de Coulange (Lyon), Lacordaire (Marseille), forment d’excellents élèves. Et où conduit-on les meilleurs d’entre eux (triés sur le volet bien entendu) ? A Paris. Par exemple, si l’un d’eux rejoint une khâgne, ce sera pour présenter Normal Sup, où les Parisiens se taillent déjà la part du lion et où ses propres chances d’entrer seront donc plus minces. Les normaliens (en majorité des parisiens bien sûr) sont ensuite dans les meilleures conditions pour passer l’agrégation et être envoyés prêcher la bonne parole de la république une et indivisible, puis pour écrire une thèse et commencer à enseigner dans le supérieur. Je vous renvoie aux excellentes lignes de Fabrice Bouthillon dans « L’impossible université » pour plus de détails.
Pendant ce temps-là, des élèves brillants stagnent, sans avenir, parce qu’ils viennent d’un lycée moins prestigieux, un peu paumé au fond de la Sologne, du Maine ou du Charolais, bref, parce qu’ils n’ont pas le privilège d’être parisiens.
Et c’est à dessein que j’emploie ce terme (loin de moi de déprécier les privilèges d’ancien régime, qui avaient au moins, en théorie, le bon goût d’être ordonnés au bien commun de la cité) : le centralisme, loin d’égaliser les régions et départements français (comme le prétendait imprudemment le pourtant brillant Pierre-Yves Rougeyron il n’y a pas si longtemps), introduit la plus monstrueuse des inégalités, celle entre une capitale et tout le reste du pays. Il n’en est pas ainsi partout. En Angleterre, on n’est pas mal regardé parce qu’on a fait ses études à York plutôt qu’à Londres ; aucun allemand ne dédaigne les titres de Hambourg ou de Cologne ; un Américain sait qu’un docteur de Harvard ou de Yale n’est pas inférieur à un docteur de Berkeley ou de Washington.
En France, seules existent Normal Sup et la Sorbonne, soit Paris. Le reste est insignifiant.
Le centralisme, c’est aussi ça. C’est surtout ça.
Comment voulez-vous, dans ces conditions, que l’on ne soit pas un peu fédéraliste ?
Erratum : j’ai confondu Fustel de Coulanges (Strasbourg) avec les Chartreux (Lyon). Aussi bien cela ne change-t-il rien à mon propos initial, que Bourdieu n’eût pas désapprouvé (et encore, je n’ai pas mentionné l’Outre-Mer…).
Ami Grégoire, pis-je me permettre de vous nommer ainsi, comment pouvez-vous écrire : Particularismes régionaux. Vous arguez qu’ils seraient destructeurs pour la France, mais sans présenter de réels arguments »
Et vous ? quel sont ces fameux particularismes dont vous vous gobergez ?. J’aime la choucroute, la bouillabaisse, le cassoulet, les soles normandes, la potée limousine, la ficelle picarde, le potjevleesch flamand, le gratin dauphinois, la brandade languedocienne, l’estofinado rouergat la fondue savoyarde, le pan-bagnat, le boudin antillais, le rougail réunionnais et mille autres choses. Et cent fromages et cent vins différents.
Tous français ; aimez bien la belle obligeance de me dire ce qui en dehors de mets de qualité, d’expressions pittoresques, de chansons sympathiques, ce qui n’était pas encore la France a apporté à la France ?
Cher Pierre, si je puis me permettre, c’est vous qui accusez, c’est donc à vous de présenter des preuves. Pour répondre à votre question, je dirai d’abord : des terres et des hommes, ce qui n’est pas rien. Le Languedoc et la Provence donnent accès à la Méditerranée, la Flandre à la Mer du Nord, l’Outre-mer au plus vaste empire maritime du monde (dont nous ne faisons rien, mais c’est un autre problème), etc.
Mais la question n’est pas là. Il s’agit de savoir si ces particularismes méritent de survivre, non de savoir s’ils sont « utiles », sauf à s’enfermer dans une pensée utilitariste à court terme que j’abhorre.
Or les choses sont simples : un peuple a le droit de demeurer ce qu’il est. Cela ne signifie pas qu’il ne changera pas, mais que ce changement ne doit pas modifier jusqu’à son identité profonde. Faute de quoi on n’a plus affaire au même peuple. Prenez les Hawaïens ou (hélas!) les Louisianais, dont les particularismes (nullement dangereux pour les Etats-Unis) sont aujourd’hui morts ou moribonds ; ou les Jersiais, qui ne sont guère plus que des Britanniques avec des noms vaguement français. Vous pouvez vouloir d’un tel destin pour les divers peuples de France ; pas moi. Pas plus que je n’en voudrais pour la nation française prise en bloc ou pour tout autre peuple à travers le monde.
Après, on peut quand même désirer le jacobinisme, comme vous semblez le faire. Mais il faut alors assumer ses inconvénients, dont ceux que j’ai pointés du doigt plus haut. Je crains qu’ils ne soient bien plus destructeurs pour la France que ne le seront jamais le provençal ou le bas-breton.
Le débat ici mené entre nous porte sur un sujet auquel les uns et les autres n’accordent pas la même primauté, d’une part, et, d’autre part, pour le terme duquel nous n’entendons pas tout à fait les mêmes consonances ; je veux parler de ce que l’on appelle «la France». Ce nom n’a pas le même sens pour tout le monde ; la preuve en est que d’aucuns, aujourd’hui, lui ont préférentiellement substitué le mot «République», tout comme d’autres disent «Nation» et des troisièmes «Royaume»… Ainsi, selon que l’on tienne pour la République, la Nation ou le Royaume, ce que l’on peut désigne fondamentalement comme France est sans commune mesure entre ces trois acceptions.
Grégoire Legrand soupçonne Pierre Builly de «jacobinisme» et Pierre Builly brocarde Grégoire Legrand en tant que «particulariste»… On pourrait encore les opposer comme «nationaliste» et «régionaliste», en se rappelant, au passage, qu’il a même existé des «francistes», ceux de Marcel Bucard, espèces de «sociaux-autoritaires» qui ont sensiblement fait long feu… Cependant et durs comme fer, certains d’entre nous se prétendent tout simplement «royalistes», c’est-à-dire que nous ne sommes pas plus républicains que nationalistes, francistes ou quelque chose d’autres de pareille farine, mais, seulement, des royalistes… Le royalisme est devenu une qualité tellement rare que l’on ne pourrait finalement plus la définir autrement que de manière «apophatique», c’est-à-dire selon le mode théologique consistant à formuler tout ce qu’il n’est PAS… Certes, Maurras a fait de nous des «nationalistes» («tout ce qui est national est nôtre»), comme il a fait de nous des «politiques» («politique, d’abord»), mais ce, de manière seulement transitoire – exactement de la même manière transitoire, pouvons-nous nous caractériser comme «royalistes», caractère qui serait nul et non avenu si nous vivions en royauté ; dès lors nous redeviendrions «sujets du roi», ce qui est radicalement différent : au lieu d’un mode de «penser» nous disposerions d’un état d’«être».
Or, pour en venir à contester maintenant, et avec fermeté, tous les propos de Pierre Builly là autour, le furieux royaliste que je suis rappelle que, traditionnellement et régulièrement, le roi s’adressait à SES peuples, non à un seul, au singulier…
Maintenant, sur le plan «culturel et linguistique», à mesure que la modernité l’a emporté, les cultures et langues «populaires» attachées à l’identité hiérarchique – exposée par la célèbre formule, ici paraphrasée, «je suis de ma famille, je suis de mon village, je suis de ma province, je suis de France» – se sont progressivement défaites ; et ce sont ces périodiques défaites qui ont défait la France.
C’est cette conception synthétique enthousiaste – «la furie française. C’est l’enthousiasme français» (Charles Maurras, «Pour un réveil français») –, conception que Maurras a entendu poursuivre analytiquement et politiquement, par exemple en disant en des termes assez limpides, dans ce même «Pour un réveil français» (propos tenus en conférence vers 1943 mais publiés clandestinement quatre ans plus tard) :
«[…] on aime beaucoup la généreuse vitalité organique de ce système de républiques (provinces, villes, corps, compagnies et communautés) qui gravitaient nombreuses, innombrables sous le Roi, un peu embrouillées parfois et se chevauchant dans leur complexité infinie, mais dans l’ordre approximatif de très longues accoutumances ; l’individu y trouvait son air nourricier, tandis que le souverain exerçait franchement, puissamment et toujours très modérément son autorité générale.»
Et il conclut par ces mots : « […] le souhait de “Vive la France” n’est plus que la semence d’un autre souhait : “Vive le Roi” […] sentir national, c’est sentir royal ; la France n’a pas à redevenir un royaume ; dans les grandes lignes de ses nécessités, de ses directions, elle en a toujours été un.»
Bel et bon commentaire de David Gattegno. Subtil, sage, composant les apparents contraires plutôt que d’opposer ce qui n’a pas à l’être. Et dans son fond, maurrassien, ne lui en déplaise !
Chère Anne, ce n’est pas parce que je ne me définis pas comme «maurrassien» que je ne partage pas l’essentiel des propos de Maurras. Il y a pourtant deux ou trois points sur lesquels – théoriquement –, je peux me trouver en désaccord avec lui : en premier lieu, les questions spirituelles (encore que, au fond, il en soit venu à savoir retrouver le chemin de celles-ci), en second lieu, son antigermanisme, qui me cause un fort chagrin intellectuel… Car il y a toujours deux ou trois points individuels sur lesquels on peut marquer un désaccord, également individuel. Au strict point de vue politique, je ne dois pas être bien loin de pouvoir me dire «maurrassien» ; en matière poétique et littéraire, en revanche, je ne partage pas tout à fait ses orientations ; tandis que les questions métaphysiques n’entraient pas dans son champ d’investigation, alors qu’elles représentent l’essentiel du mien… D’ailleurs, c’est ce dernier aspect qui pourrait représenter la seule pierre d’achoppement… Pour l’anecdote, cérébralement, nous fonctionnons sensiblement de la même manière, du reste, le hasard veut que nous ayons en commun la date de notre anniversaire : 20 avril, jour de naissance cumulé de Napoléon III, Adolf Hitler, Philéas Lebesgue, Charles Maurras, Joseph Delteil, Henry de Montherlant […] et – attention bien ! – tous les Grands Druides des Gaules !… Sans compter le très excellent chef d’orchestre anglais John Eliot Gardiner… Parmi ces co-naissances, certaines me conviennent à peu près, d’autres, non ; tandis que «Le Mont de Vénus», tardif roman de Maurras, pourrait laisser supposer qu’il n’aurait pas été insensible à la plaisante observation des possibilités présentées par ces coïncidences natales.
Le Roi rétablit la relation entre les peuples, comme l’écrit David , met donc fin à la querelle entre
centralisme abusif et les régions; Dans un autre domaine il est aussi garant de notre royauté intérieure, donc de nos libertés. Rien n’est peut-être plus inquiétant qu’une monarchie républicaine, double oxymore, cumulant les défauts de la république- quelle descente?- avec ceux du pouvoir personnel désacralisé , délié de toute transcendance, et bien sûr tyrannique. Pendant ce temps le pays se décompose De Gaulle a joué à cache-cache pour notre malheur avec la tradition royale, qui seule lui donnait sa part de légitimité; son pari est raté. Manque de courage ? Reconnaissons-le une bonne fois pour toutes. Belle conclusion d’Anne et aussi de David: Vive le Roi” […] sentir national, c’est sentir royal.
Voilà que David Gattegno, répondant à Anne, a écrit un commentaire fort intéressant, immédiatement compréhensible et, en définitive, beau.
Je pense avoir été maurrassien tout au long de ma vie, sans pour autant être nécessairement d’accord avec tout Maurras, et encore moins en ne m’intéressant qu’à lui. Maurras lui-même n’a jamais exigé cela de quiconque. Léon Daudet, par exemple, ne partageait pas ses goûts littéraires ou esthétiques. Maurras ne demandait à personne non plus d’adhérer à ses doutes en matière religieuse ni de partager sa difficulté à résoudre les problèmes de la foi. La plupart de ses disciples étaient catholiques, comme je le suis moi-même. Il fut toujours avec eux d’une délicatesse infinie, tout comme eux à son égard. Il a écrit sur la spiritualité catholique et sur les bienfaits du catholicisme romain des textes parmi les plus beaux qui soient, bien souvent supérieurs à ceux que les intellectuels catholiques eux-mêmes étaient capables d’écrire. Ses dialogues avec les sœurs du Carmel de Lisieux sont une pure merveille. Ceux, un brin « allumés » qui craignent, ou qui voudraient que les catholiques doivent « raser les murs » à l’Action française, ignorent ou oublient la qualité des relations entre Maurras et ses amis catholiques à l’époque de la « grande » Action française.
David Gattegno estime que, en raison du problème religieux ou spirituel, il ne peut pas se dire absolument « maurrassien ». C’était également le cas de Gustave Thibon, que j’ai connu assez bien et assez longtemps pour affirmer qu’il n’y avait pas de maurrassien plus fidèle, plus profond, plus intime, plus indulgent et plus affectionné que lui.
Thibon connaissait et aimait la littérature, notamment la philosophie et, surtout, la poésie allemande. L’antigermanisme de Maurras le faisait sourire, lui que j’ai entendu réciter d’un jet quatre-vingts vers de Goethe, grand amateur de Novalis et auteur d’un Nietzsche parmi les meilleurs. Il ne vivait pas son goût pour la littérature allemande comme une divergence avec Maurras, mais comme une différence qui ne les éloignait pas l’un de l’autre.
En résumé, je dirais que David Gattegno ne pourrait pas se dire « maurrassien » uniquement dans une Action française ratatinée et ramenée à de très médiocres proportions.
On me dira que c’est parfois le cas, ce qui est hélas vrai. Mais qu’importe : il y a des vérités supérieures qui, elles, demeurent.