— Çà, Mahault je n’ai guère vu que femmes folles en ce lieu : faites-moi donc comprendre ce qu’y vient faire une per sonne aussi sage que vous ?
— Les Bourgeoises de Paris sont curieuses par nature, Sire ; mettez qu’il ait pris à l’une d’elles l’idée de voir de ses yeux ces faits, qui seront plus tard écrits dans les livres. Mais ce n’est point cela seul qui m’amène : mon but est d’abord d’apporter moi-même la rançon de mon frère Raoul de Fougères.
— En effet, il fut pris à Farescour et c’est déjà sapience à vous de n’avoir donné votre bourse à quiconque. Si trop de besaces sont percées, trop de coffres aussi ont peine à rendre ce qu’on leur a confié1. Où est-elle cette rançon ?
Le regard expressif de la veuve alla chercher un peu à l’écart un personnage qui, jambes écartées, laissait l’un après l’autre chacun de ses pieds en otage aux sables de la plaine. Un bon rire secoua à nouveau le joyeux Sire de Champagne.
— Par Dieu, Mahault, vous avez là un écuyer qui ne vous compromettra pas !
— Tel qu’il est, n’en riez mie, bon Sire : nous valons notre pesant d’or, pas vrai, Gaucher ?
— Ouais ! — mais il ne faut pas vous laisser voler un oiseau de cette envergure : je vais tout à l’heure lui donner tel plumage que nul désormais ne sera tenté de le prendre. Ils étaient arrivés auprès d’un long village, à l’entrée duquel s’élevaient, calcinants et déchiquetés, les restes d’une de ces illusoires défenses de l’un de ces Châteaux, à la construction desquels on avait sacrifié les vaisseaux de la flotte.
— C’est ce qui nous reste jusqu’à Damiette, dit Joinville en montrant quelques misérables tentes autour desquelles veillait une garde insuffisante.
— Tout espoir est-il donc perdu ? interrogea Mahault.
— Je le crains ! Depuis ce jour de Carême prenant, la chance a tourné contre nous ! Une querelle entre ce fol comte d’Artois et le sire de Coucy causa la mort de deux cent quatre-vingts chevaliers du Temple et, si en ce jour la victoire resta indécise, le surlendemain le Roy lui-même dut combattre pour garder nos positions Depuis, nous reculons sans cesse, minés surtout par les maladies et la discorde.
— N’entendîtes-vous pas parler du jeune Sire de Lusignan, en ces temps derniers, Sénéchal ?
— Des Lusignan ? il en foisonne, ma commère ; il en est de bons, de mauvais et de pires ; on les accuse tous d’avoir du poil de sanglier dans la main !
— Celui-ci s’appelle Hugues et fut le fiancé de ma nièce, dit timidement Mahault, que son avatar avec la Reine de Chypre rendait prudente. — Hugues ou Guy. ils se nomment tous ainsi, et la race du vieux pécheur que fut le comte de la Marche n’est point près de s’éteindre. J’ai ouï dire je ne sais quoi de celui-ci, Mahault, mais la souvenance me fait défaut ; d’ailleurs, le temps presse et je cours rejoindra, mon roussin : la bataille recommencera dès le lever du soleil et, avant de partir, je veux encore équiper votre valet.
L’ami du Roy ne savait pas être triste longtemps : il prit sous une tente, qui avait dû être à usage de chapelle, une sorte de manteau en forme d’éteignoir, terminé par une cagoule pointue, dans laquelle il enfouit de vive force, la tête d’abord, puis le corps entier du pauvre Gaucher :
— Je te proclame fossoyeur en chef de ce camp, cria-t-il ; et devant les protestations de celui-ci : Ouais ! pareilles fonctions furent honorées d’un royal patronage, car tandis que les autres guerriers, moi tout le premier, s’estoupaient le nez pour la « poueur », notre saint Roy disait :
« Donnons un peu de terre bénite à ces martyrs. »
Tandis que le nouveau titulaire gémissait de la charge qui lui était imposée, le Sénéchal se tourna vers Mahault :
— Installez-vous céans, dit-il : il se peut qu’avant ce soir vous et vos compagnes ayez une rude besogne à faire et si vous ne me revoyez point, souvenez-vous, dans vos prières, du Sénéchal de Champagne, qui fut un pauvre pécheur.
Sur ce, le Sénéchal, piquant des deux, rejoignit la petite troupe qui, dans ce grand espace désert, semblait une procession de fourmis. On l’entendit bientôt chanter à plein gosier ces mots si étranges en un tel lieu :
« Il s’est cassé l’aile — et démis le col — et démis à la volette — et démis — à la volette —et démis le col ! »
Ce fut la seule note gaie qui, depuis bien des jours, eût réjoui le cœur vaillant du Sénéchal. Si sa foi vivace l’avait fait revenir sur ses pas, à cette heure suprême ou il espérait encore ramener ces renforts toujours attendus, la troupe insignifiante qu’il avait rencontrée lui donnait l’illusion de ne s’être point absolument trompé.
Il avait quand même respiré un peu d’air de la Patrie, dans ce rapide contact avec ceux qui en arrivaient. Maintenant, il rentrait dans la Gehenne ; car, depuis les deux journées de Mansourah, le camp de ceux qui étaient venus ici pour conquérir le ciel était fait de telle sorte que l’on pouvait y voir l’image de l’enfer !
Pendant cinq mortelles semaines, on y avait connu tous les genres de tortures : venin des plaies mal fermées, accès de ce mal étrange qui les prenait tous les uns après les autres, tellement que la chair de leurs jambes se séchait et devenait ainsi qu’une vieille botte. Puis la faim était venue, et n’ayant plus rien à, manger, il fallait se contenter de ces barbeaux du Nil, si gras qu’on les croyait gonflés de chair humaine ! Ils avaient moins souffert, ceux-là, Guy d’Ibelin, Humbert de Saint-Amand et tant d’autres qui, ayant payé de leur vie la folle ivresse de leur équipée, dormaient en paix maintenant, écuyers avec Templiers, Hospitaliers près de ces chevaliers teutoniques, qui les détestaient si fort.
Le vaste souffle du désert, en passant sur leurs dépouilles, avait apporté en son haleine empestée ces deux fléaux satellites de la défaite : : la peste et le découragement. Le Roy demandait une trêve, dont le Sultan voulait qu’il fût l’otage ; mais si lui-même était prêt à s’offrir en holocauste, ses soldats aimaient mieux se faire tuer jusqu’au dernier que de bailler leur maître en gage.
La retraite avait eu lieu ! S’appelant l’un l’autre au milieu des ténèbres, on était revenu vers ce fleuve, où flottaient encore quelques vaisseaux. En les revoyant, beaucoup avaient été pris de vertige ; c’était le dernier lien qui les rattachât encore à la Partie ! Ah ! la revoir, retrouver l’épouse et les enfançons chéris, fuir enfin cette terre, oublier ce cauchemar ! Et pour cela, au mépris de toute prudence, ils s’étaient entassés sur ces esquifs qui auraient dû être le seul refuge des infirmes et des malades.
Malgré les objurgations de tous, les ordres même du légat du pape, qui avait prêché d’exemple, le Roy avait obstinément refusé de quitter la terre. Tremblant la fièvre, debout sur la berge et appuyé sur son glaive, il avait vu se rembarquer cette fleur de chevalerie qui, habituée à la victoire, ne savait pas supporter la défaite Pour protéger cette retraite navale, dont il avait trop justement, hélas ! prévu le danger, Louis IX avait massé tout ce qui lui restait de son armée, cinq mille hommes au plus, en aval du fleuve. Cette arrière-garde savait que sur elle allait se déchaîner toute la fureur de l’ennemi, et c’est au milieu d’elle qu’en ce matin du 5 avril 1157, Joinville allait, escorté des archers de Mahault, retrouver son royal Ami ! Les Bretons, si hésitants au départ, s’étaient ressaisis. Le voisinage du danger et ce branle-bas. de combat au milieu desquels ils tombaient dès leur arrivée, activaient leur vaillance native. Bien groupés autour du Seigneur de Rouessey, leur chef, ils bandaient déjà leurs arquebuses neuves, fiers de tomber si vite au cœur de la bataille.
Celle-ci, pourtant, s’annonçait comme devant être plus terrible encore que les combats des jours précédents. Telle une nuée de sauterelles dévorantes, les Sarrasins arrivaient de toutes parts : on eût dit qu’ils se levaient de la plaine même et armés de leurs terribles pierriers, ils lançaient une grêle de flèches chargées de feu grégeois. Tout l’Islam s’est rué sur cette poignée de chrétiens et les flèches pleuvaient sur eux avec une telle force « que l’on dirait que les estoiles tombent du ciel !2 ».
Mais à pleines mains les croisés arrachent de leurs cottes de mailles les pennons brûlants. Mauvoisin, qui flambe comme une torche, combat quand même, en hurlant de douleur ! Châtillon clame comme un tocsin :
— À Châtillon, chevaliers ! À Châtillon, où sont mes Prud’hommes !
Maintenant, c’est le corps-à-corps formidable et terrible ! La légendaire valeur française s’est réveillée, telle que les Sarrasins eux-mêmes en sont étonnés. Un contre dix ils luttent, ils tombent, les Croisés ! s’ils sont abattus, c’est pour se relever encore. Quelques-uns sont armés d’armes étranges et terribles : il en est qui manient ces faulx, interdites au début de l’expédition et qui, n’ayant pu servir à de pacifiques travaux, deviennent, en leurs mains, un terrible engin de mort : elles décrivent leur cercle d’acier sur les rangs serrés des musulmans et les couchent en sillons sur lesquels les têtes volent, comme de rouges coquelicots. ▪ (À suivre)
1 Allusion à la cupidité des Templiers.
2 Mathieu Pâris.
Roman : LES AVENTURES D’UNE BOURGEOISE DE PARIS de Myriam Thélen (1911).
Publié dans l’Action française le 13 juin 1923.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF