Les Flamands se sont emparés de socs de charrues et les brandissent comme des framées. C’est une de ces luttes où la bête humaine reprend le dessus, race contre race, loups contre chacals ! Le sang se coagule en larges plaques sur le sol aride jonché de cadavres et qui ressemblera bientôt à un immense charnier ! Une buée s’en exhale déjà, âcre, nauséabonde : c’est l’odeur même du combat, l’odeur fauve qui affole, l’odeur du sang distillé par le soleil ! Et la mort frappe si aveuglément qu’elle ne sait plus distinguer les vainqueurs des vaincus ! Les armures se bossèlent, tel bras tenant le glaive tombe avec un jet rouge ; voici un guerrier franc, qui, les deux jambes arrachées, lève encore son fanion et s’écrie :
— Sauvez le Roy.
Sur celui-ci, le vieux Sergine a veillé toute la journée, parant les coups, et le gardant des flèches, « Ainsi que le valet défend des mouches la coupe de son seigneur ». C’est la lutte finale : ces spectres de tout-à-l’heure, ces êtres épuisés, de misère, et de faim, ont trouvé la force de surseoir à leur agonie ! Le Roy Loïs est bien le monarque qui convient à ce fantôme d’armée ! — Lui-même a lutté comme le dernier de ses hommes et son épée s’est faussée entre ses mains ; il la contemple maintenant avec dégoût, car du haut de son destrier, apercevant cette plaine de carnage sur laquelle un fulgurant coucher de soleil jette son linceul de feu, le doulx. Loïs de France, apitoyé par tant de morts, jette les yeux au ciel et s’écrie : « Grand Saint Dieu, protégez ma Gente ».
Le cercle de fer et de feu se rapproche autour des Francs décimés.
— C’est au Roy qu’ils en veulent, clame Sergine, sauvons-le.
— Archers et hommes d’armes ! à moi ceux qui veulent mourir pour le Roy, crie une voix inconnue qui sort, avec une sonorité métallique, des profondeurs d’un casque d’airain. C’était celle d’un chevalier qui, pendant toute cette retraite, avait donné de telles preuves de bravoure qu’on le tenait pour être fantastique ; vêtu d’airain sombre, et la visière obstinément baissée, il combattait sans écu ni étendard, lin autre guerrier, aussi étroitement masqué que lui, ne quittait point ses pas. Ils avaient mis leurs piques sur l’arçon de leurs selles et couraient ainsi l’un près de l’autre sus à l’ennemi ! À cette ultime minute, où il faut à tout prix empêcher le chef de la chrétienté de tomber aux mains des incroyants, tous ceux auxquels il reste un souffle de vie se sont réunis comme pour une dernière parade, et forment, autour du monarque, un mouvant rempart qui pointe, qui déchire, qui pénètre comme un bélier dans la masse des infidèles et la disperse. ainsi qu’eût fait une trombe de fer et d’acier.
Le chef inconnu est au premier rang, glaive au poing, dressé dans sa haute taille, et les derniers rayons du jour, en se jouant sur sa cuirasse, le font ressembler à quelque flamboyant archange. Il s’offre aux coups, les recherche, les défie avec une audace si folle qu’il veut, à coup sûr, narguer la Mort ! Mais celle-ci, étant femme, méprise ceux qui la sollicitent. Son compagnon. l’imite dans cette course au trépas ! Autour des étranges chevaliers, tous tombent : eux seuls paraissent insensibles aux flèches et invulnérables aux coups. Sur leurs pas, l’héroïque troupe presse les siens ; elle passe comme une rafale, soulevant des tourbillons de poussière.
Les voici dans Minieh ! il est temps, tous sont à bout de souffle, et on les suivrait à la trace de leur sang ! le Roy chancelle sur sa monture, les deux chevaliers masqués le prennent sous les aisselles et le déposent mourant « Au giron d’une bourgeoise de Paris. »
IX
AU CHEVET DU ROY LOÏS
D’étoffe grossière, car elle avait été prise à Mansourah, cette tente en forme de chapelle où, sur la pourpre, étaient tissées les scènes de l’Annonciation ; — d’étoffe grossière, et supportée par des cordes de chanvre, que maintenaient des piquets mal équarris, une tente s’élevait. Le vent y entrait à l’aise, soulevant cette poussière de sable qui s’attache à la peau, brûle les yeux, dessèche la gorge. La lueur tremblotante d’une torche de résine, que balance la main d’un moine somnolent, éclaire le sol jonché d’une litière de roseaux, sur laquelle a été dressé, à la hâte, un lit fait de courtines amoncelées. Un homme y gît exsangue, ses cheveux bruns collés aux tempes, un crucifix dans ses mains jointes, il semble déjà paré pour le tombeau.
Rien ne l’a réveillé de sa torpeur, pas même le bruit de cette bataille acharnée, qui s’est livrée dans la rue de ce village dévasté, au bout duquel l’héroïque Renaud de Châtillon vient de trouver la mort, en essayant de protéger cette Oriflamme, palladium de la Croisade que l’on a vu, ô honte ! flotter au-dessus du turban d’un infidèle. Une poignée de braves, il est vrai, est partie sous je ne sais quel commandement pour la reprendre ; mais le désert est vaste, l’y retrouvera-t-on jamais ?
Maintenant, c’est ce calme lugubre qui suit les grandes luttes ! Dans l’opacité terrifiante de cette nuit, où, chose rare en ce pays, le ciel s’est voilé comme pour prendre de deuil, des râles de mourants alternent avec la clameur glapissante des chacals, qui, non loin de là, se disputent leur proie dans quelque horrible festin.
D’instant en instant, des pas étouffés, des sanglots qu’on retient, des ombres de grands corps affaissés, qui soulèvent un instant la paroi, de la tente, contemplent le moribond et s’enfuient. Une femme est là, veillant à tout, habile à soigner, et plus encore à entourer le malade de cette sollicitude de tous les instants, qu’elles seules savent prodiguer.
Va-t-il mourir aussi du mal qui en a emporté tant d’autres, celui qui était la dernière gloire, l’égide et le soutien de cette expédition en déroute ? Le barbier est venu couper les chairs mortes qui entouraient ses gencives, et, tandis que les plus braves ne pouvaient supporter cette torture « sans pousser des cris de femme en gésine1 », ce malade, sans une plainte, avait retrouvé un pâle sourire pour remercier l’opérateur.
Peu à peu, ses yeux s’entr’ouvrent, il se soulève, et demande ce breuvage que jusqu’alors on lui faisait glisser entre les lèvres. Mahault se sert d’une poterie ébréchée pour verser dans une coupe d’or le cordial qu’elle a préparé : le Roy retombe sur ses coussins. Dans cette demi-hallucination que donne la fièvre, ses yeux suivent les mouvements de cette inconnue, qui, d’un pas assourdi va, vient, sûre d’elle-même, sachant maintenir dans la tente ce silence, dont tout malade a tant besoin ! Un mot vient aux lèvres fiévreuses de Loïs, ce mot que les toutes vieilles gens eux-mêmes redisent à l’heure suprême !
« Ma Mère ! »
Cette inconnue la lui rappelle, comme la Reine Blanche, autoritaire et, comme elle, apte au commandement.
Trouvant une sorte de sécurité à s’endormir sous son regard, il la laisse veiller sur lui, sans même se demander de quel droit elle le fait, comme s’il craignait de voir se dissiper une illusion. Ce fut seulement vers la fin du jour suivant, quand le repos lui eut redonné un peu de forces, qu’il fit signe et très bas :
— Qui donc êtes-vous ?
— Dormez en paix, Sire Roy : c’est une bourgeoise de Paris qui vous garde.
— Ah ! Paris, murmure le fils de Blanche !
Puis, ses yeux mystiques s’emplissent de rêve ! Il revoit sans doute ce départ triomphant et glorieux, cette basilique, hymne de pierre, que le peuple remplissait de ses hymnes d’amour, ou les eaux bleues de son fleuve qui mettent tant de fraîcheur en la Cité joyeuse, Ou ce chêne de Vincennes, dont l’ombrage lui serait si doux.
Le malade s’agite, sous ses pauvres courtines. Mahault, ainsi que l’eût fait sa mère, arrive et pose sa main fraîche sur ce front brûlant :
— Il faut dormir, la vie est à ce prix !
Et Loïs s’abandonne ! A-t-il autre chose à faire ? Las ! ce n’est plus qu’un pauvre homme de Roy, souffrant avec son mal les affres de cette Croisade fatale, où tant de vies furent brisées, tant d’illusions perdues, tant d’espérances anéanties !
Ne va-t-il pas, lui aussi, ressentir cette angoisse cruelle, que le Christ lui-même voulut subir, pour la rendre plus acceptable à tous les cœurs humains, et dont le poids fut si lourd, qu’il s’écria : « Mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? »
Mais non, Dieu reste fidèle à son sergent : autour de lui, on doute, on murmure, on blasphème ! Le doute, le murmure, le blasphème s’arrêtent au seuil de cette tente, où Loïs de France n’a plus d’autre richesse que le « Beau Psautier, donné par Madame sa Mère », d’autre arme, que l’arme toute-puissante de la prière.
Peu à peu, le malade se ranime ! En vain essaie-t-on de lui cacher encore que tout est perdu : il sent combien cette dernière retraite est précaire, et qu’il va de venir un otage aux mains des infidèles triomphants, dont il entend au loin la victorieuse clameur. Sans vaisseaux, sans autre armée que cette poignée de braves qui s’est déjà fait hacher pour la défendre, comment pourrait-il espérer atteindre Damiette où si noblement la Reine lutte encore ?
À cette heure, où toutes les amours de sa vie montent de son cœur broyé à son cerveau brûlant, il la revoit aussi, cette Marguerite, l’épouse aimée d’une si craintive et chaste tendresse ; il la revoit, avec ses yeux noirs, dans lesquels luit un reflet du soleil de Provence, et cette expression donnée à son brun visage par l’âme forte et fière qui lui a fait tout quitter, pour avoir le droit d’aimer enfin sans contrôle « Son doux Seigneur ». Il sait aussi qu’un de ces jours un petit enfant lui va naître, dans les larmes et dans l’exil. ▪ (À suivre)
1 Joinville.
Roman : LES AVENTURES D’UNE BOURGEOISE DE PARIS de Myriam Thélen (1911).
Publié dans l’Action française le 14 juin 1923.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF