Nous poursuivons ici – exceptionnellement ce lundi – notre survol barrésien des dimanches de cette année 2023, avec, pour le mois d’août, l’annonce de la réédition du troisième tome de la trilogie « Le roman de l’Énergie nationale », Leurs figures.
Cet ouvrage fut publié en 1902 par Nelson Éditeurs. Voici la présentation qu’en fit Jean Lionnet dans L’évolution des idées chez quelques-uns de nos contemporain, ouvrage qui parut en deux volumes (1903 et 1905 ; éd. Perrin & Cie) :
« Après les Déracinés et l’Appel au Soldat, M. Maurice Barrès nous donne le troisième et dernier volume du « roman de l’énergie nationale » : leurs Figures[1]. Nous retrouvons la plupart des personnages que nous connaissions : Bouteiller, Sturel, Suret-Lefort, Saint-Phlin, Rœmerspacher, Mme de Nesles et même Fanfournot mais, plus encore peut-être que le boulangisme dans l’Appel au Soldat, le « panamisme » domine dans leurs Figures les aventures individuelles. Avec les Cornélius Herz, les Reinach, les Rouvier, les Clemenceau et, en face d’eux, les Delahaye, les Déroulède, les Millevoye, tout un Olympe parlementaire occupe la scène. Le roman devient livre d’histoire. Seulement l’histtoire, quand elle est si proche, ne peut être contée avec la froideur des manuels ; et elle prend ici une telle vie qu’on ne regrette point la notion. Sur cette période très particulière – trop particulière – M. Maurice Barrès semble fort documenté : rares sont les « dessous » qui lui demeurent impénétrables. Les mystères même ne paraissent ni si obscurs ni si profonds qu’on ne puisse les sonder au moins partiellement en s’appuyant sur des faits connexes et certains[2].
Un péril menaçait une œuvre ainsi conçue : elle pouvait être une série d’articles de journaux, en avoir la violence grossière, le décousu, en prendre le caractère de douteuse authenticité. M. Maurice Barrès s’est heureusement élevé plus haut. Sans s’interdire pourtant l’âpreté la plus corrosive, il a su garder la tenue d’un historien, composer fortement et lucidement prouver. D’autre part, un souci d’art probe maintient leurs Figures au-dessus du style des polémiques. Des chapitres comme l’Accusateur, la Journée d’agonie du baron de Reinach ou le Sabbat Norton ne sont point certes des « premiers-Paris » : à défaut d’une sérénité qui n’eût guère été de mise en l’occurrence, ils ont de la vigueur et même de la grandeur. La langue hautaine, aux tournures souvent recherchées ou parfois un peu surannées, très claire pourtant et toujours énergique, donne à l’œuvre un particulier accent de fierté et de mépris. Cette façon d’écrire, où il entre tant de volonté, ressemble à une belle et mâle attitude. Que dire maintenant des personnages fictifs du roman ? Ils restent les mêmes que dans les Déracinés et l’Appel au Soldat, vrais et vivants, bien que. nous ne voyions point de leur vie le détail familier. Bouteiller continue à se délivrer de beaucoup de scrupules par une fausse idée du devoir politique. Sturel demeure impropre à l’action. Il voudrait donner le dernier coup au régime ; il fait une visite à Cornélius Herz pour se procurer des documents ; il est prêt à tout, même à l’émeute, et il recrute Fanfournot, anarchiste et tombé aux pires bas-fonds. Puis, au dernier moment, sur la prière de Mme de Nesles, qui fut sa maîtresse et qui aime aujourd’hui platoniquement Rœmerspacher en attendant qu’un divorce lui permette de l’épouser, voilà que notre sentimental conspirateur jette à la corbeille aux vieux papiers sa déclaration de guerre ! Après quoi, il se sait gré de ce geste délicat. Pourtant, s’il croyait sa tentative nécessaire, il a simplement commis une lâcheté en se laissant arrêter par un souvenir d’amour. D’ailleurs une responsabilité plus grave et tout à fait certaine lui incombe son allié Fanfournot, déçu, exaspéré par la reculade, jette une bombe dans un café du voisinage.
Il ne semble point que l’étrange Sturel se rende compte de la part qui lui revient dans ce crime il déplore seulement, lorsque nous le revoyons, d’avoir été jusqu’à présent un raté il ne se souvient plus de Fanfournot. Mais, nous qui nous en souvenons, nous achevons de prendre en grippe le jeune héros trop cher à M. Maurice Barrès[3]. Il eût vraiment mieux valu pour ce changeant Sturel qu’il adoptât les pensées que lui soumettait, dans une lettre fort belle, son ancien camarade Saint-Phlin redevenu sainement provincial.
Ce Saint-Phlin, pour son bon sens bien lorrain, nous agrée. D’ailleurs, à un autre point de vue, sa lettre peut être considérée comme le document capital du livre, car l’idée-mère de la trilogie, qui réunit comme un fil solide les Déracinés, l’Appel au Soldat et leurs Figures, y reparaît, s’y précise et s’y accentue encore.
« Je voudrais obtenir, écrit Saint-Phlin, que, dans les écoles normales, on donnât aux futurs instituteurs un enseignement régional. Je voudrais, par exemple, qu’à l’école normale de Nancy les maîtres futurs de nos enfants fussent avertis par des promenades et des leçons de choses (visites aux industries, aux cultures, aux lieux mémorables) sur les conditions particulières au milieu desquelles notre petit peuple lorrain s’est élevé et participe à la culture française.
« Tu souris, Sturel. Non point, je le sais bien, de la vertu régénératrice que s’y prête au sens historique : tu souhaites avec moi que nos provinces sortent de leur anesthésie et cessent de s’oublier elles-mêmes, que nos enfants se connaissent comme la continuité de leurs parents. Mais la mesquinerie de mon moyen te heurte. Hé ! Sturel, il s’agit de remonter une si longue pente ! On méconnaît si totalement la loi où je m’attache ! à savoir que la plante humaine ne pousse vigoureuse et féconde qu’autant qu’elle demeure soumise aux conditions qui formèrent et maintinrent son espèce durant des siècles..
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« Mon fils, si Dieu favorise mes soins, héritera des vertus de notre nation. Il possédera la tradition lorraine. Elle ne consiste point en une série d’affirmations décharnées dont on puisse tenir catalogue, et plutôt qu’une façon de juger la vie, c’est une façon de la sentir : c’est une manière de réagir commune en toutes circonstances à tous les Lorrains. Et quand nous avons cette discipline lorraine – disons le mot, cette épine dorsale lorraine oui, quand une suite d’exercices multipliés sur des cas concrets a fait l’éducation de nos réflexes, nous a dressés à l’automatisme pour quoi nous étions prédisposés, nous pouvons alors quitter notre canton et nous inventer une vie. Sortis du sol paternel, nous ne serons pourtant pas des déracinés. »
De plus en plus les provinciaux. comprennent que, partout où ils vont, ils doivent rester de leur province en leur fond intime pour acquérir toute leur valeur[4]. Si l’homme n’édifie pas sa vie intellectuelle et morale sur les fondations que lui ont fournies l’hérédité et le milieu natal, il gaspille son temps à démolir et à reconstruire. Il se perd, se cherche et ne se retrouve plus. Il est le Juif-Errant de sa propre âme.
Il faut savoir gré à une œuvre qui suggère de si importantes pensées et en soulève le poids, de ne point négliger toujours la grâce. Leurs Figures synthétise les diverses manières de M. Maurice Barrès. À côté de l’auteur des Déracinés, un peu lourd peut-être et balzacien, on retrouva parfois le styliste chercheur de quintessence qui ouvra si artistiquement Du sang, de la volupté et de la mort. Lisez plutôt le dernier chapitre, où Bouteiller et Sturel se rencontrent au cours d’une promenade quasi solennelle et assez mélancolique dans le parc de Versailles. À peine sorti des labyrinthes puants du « panamisme », on se délecte à rêver avec eux sous ces nefs, où les feuilles multicolores de l’automne frémissante, aussi magnifiquement que les verrières de Chartres, transforment la lumière ». ■
[1] Juven, éditeurs.
[2] Deux faits prouvent également la valeur historique de leurs Figures ; d’une part, aucun procès n’a été intenté à l’auteur par ceux qu’il a si hardiment mis en scène et, d’autre part, une fraction importante de la presse a gardé un silence absolu sur ce livre, malgré le succès qu’il a obtenu. Mais M. Maurice Barrès aurait tort de croire que, si son parti s’était emparé du pouvoir, de tels scandales seraient devenus impossibles. Ils ne sont en effet ni opportunistes, ni radicaux, ni heureusement français ; ils sont « mondiaux ». Leur cause réside dans l’influence croissante de la politique sur la finance et de la finance sur la politique. Ils iront sans doute en se multipliant dans tout l’univers civilisé, jusqu’à ce qu’un grand bouleversement social se produise.
[3] Ce qui nous choque surtout, c’est que Sturel sacrifie Fanfournot, non point pour son action, mais par son inaction. Nous admettrions que, dans certains cas, on immolât un homme à une cause ; nous n’admettons pas qu’après s’y être décidé on le laisse tomber à l’eau pour un caprice personnel. Quelle que soit la distance qui les sépare, on peut dire que Sturel trahit Fanfournot.
[4] C’est de cette idée qu’est née, il y a deux ans déjà, la Fédération régionaliste française.
Nombre de pages : 260.
Prix (frais de port inclus) : 25 €.
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