La fièvre était arrivée à son paroxysme ; comme un lion blessé, le malade se débattait, sans que sa garde parvînt à le calmer. Peu à peu, cependant, il s’apaisa et s’assoupit un moment. Cette accalmie ne fut pas de longue durée ; sa voix, si saccadée tout à l’heure devint douce et comme lointaine, quand il dit à Mahault :
— Ne croyez pas que j’aie le délire, je vois clair, à la dernière lueur de cette vie, et juge à leur valeur les folles amours, qui m’ont perdu. Quand je ne serai plus, enclosez-moi à nouveau dans cette armure, et puisque Dieu me fait la grâce de mourir, en sa terre, la dalle qui recouvrira mon corps ne doit pas porter de nom. À vous seule, je le ferai connaître, parce que j’ai un pardon à vous demander. Promettez-moi de ne pas détourner votre visage.
Mahault se rapprocha et prit entre ses mains le pauvre bras du fiévreux.
— Non, je ne me détournerai pas, car je vous ai en grande pitié ; confiez-vous à moi comme à votre sœur.
— Or donc Mathilde de Fougères, au nom de votre frère Raoul, pardonnez à Guillaume de la Juhel, si son épouse le trahit pour me suivre le soir d’un tournoi où je fus vainqueur ; je suis témoin qu’elle en eut repentance.
Mahault ne put se défendre d’un mouvement de recul, en face de celui qui avait empoisonné la vie de son frère, et rendu sa nièce plus qu’orpheline.
— Je vous fais horreur, n’est-ce pas, et pourtant j’ai la douceur de me dire que j’ai ramené le fiancé de Jehanne.
La sœur de Raoul se pencha plus encore.
— Partez en paix, Guillaume de la Juhel, je vous donne le pardon de mon frère et vous |promets les prières de sa fille.
Puis, ses lèvres se posèrent pieusement sur le visage altéré du chevalier.
Le dernier moment approchait, mais dans ce corps, musclé comme celui d’un fauve, il restait encore assez de forces pour prolonger l’agonie.
Sous leur abri, les Bédouins avaient allumé une petite lampe d’argile, dont la flamme était aussi vacillante que cette vie près de s’éteindre.
Sa garde dévouée, en veillant à son chevet, se disait :
— Les soins pieux que je n’ai pu donner à l’être aimé entre tous, la charité m’oblige aujourd’hui à en entourer notre ennemi désarmé.
Elle les lui prodigua même, en les accompagnant de ces phrases berceuses que l’on murmure à ceux qui vont s’endormir du grand sommeil.
Celui-ci les entendait encore : ses yeux cherchaient, à l’azur sombre du ciel, cette traînée d’étoiles qui marque aux pèlerins le chemin de Saint-Jacques en Galice.
Il la désigna du doigt…
— Elle me guidait dans le désert… les lettres furent remises.. le voyage est fini… c’est le repos !…
Ce furent ses derniers mots.
Quand arriva la première heure du jour, l’âme libérée quitta son corps de misère. Lorsque les derniers devoirs lui eurent été rendus, un convoi très humble s’organisa et, recouvert pour jamais de son linceul d’acier, le corps du chevalier fut porté en un lieu voisin nommé Séphoris. Les Croisés y avaient élevé une basilique à trois nefs en l’honneur des parents de Madame la Vierge, qui avaient habité céans. Comme se terminait l’office, et avant qu’on ne scellât la pierre, un bruit d’éperons retentit sur les dalles !
Couvert de sueur, Lusignan revenait ; il aspergea d’eau sainte la fosse entr’ouverte ; puis, comme, si celui qui y dormait pouvait l’entendre encore :
— Dors en paix, lui dit-il, le Roy a été content !
XV
POUR LOYAULTÉ
Dans le beau castel que domine son fief de Cheff Amard, le baron Jean d’Arsur recevait ses amis.
En attendant l’heure du souper, ils étaient là, Gérard de Rugy, Renaud de Napurin, le comte de Tibériade, Philippe de Naplouse et d’autres encore, descendants des Chevaliers et Prud’hommes, qui, compagnons de Godefroy de Bouillon, s’étaient taillé près de lui des royaumes en Judée. Mais leurs fils, jeunes et fols, n’avaient pas su tenir leur héritage, « en mauvais usage dépensant leurs richesses et ne quérant que les aises de leurs corps. »1
Tantôt héroïques jusqu’à la folie, tantôt libertins jusqu’à la débauche, tout à la fois pillards, vantards et chevaleresques, capables de tenir tête à une armée d’infidèles, mais ne sachant pas se vaincre eux-mêmes ; toujours en guerre les uns avec les autres, une profonde joie les réunissait cependant à cette heure ; ils venaient, d’assister au débarquement du Roy à Ptolémaïs !
Le Roy… il fallait savoir ce que ce mot contenait de respect et d’amour quand il servait à désigner Loïss de France, celui qui, pour tous ces hommes, incarnait l’idée de la Mère-Patrie et l’espoir toujours tenace des prochaines revanches ! La plupart d’entre eux, trop occupés à défendre leurs possessions sans cesse menacées par les Infidèles, avaient dû rester en Terre-Sainte, luttant avec l’énergie du désespoir contre des ennemis toujours renaissants, subissant le contre-coup de chaque défaite, et se disant, découragés et las, quand ils surent Louis IX prisonnier :
— Ce sauveur, venu de si loin pour nous défendre, ne le verrons-nous donc jamais ?
Aussi apprit-on sa délivrance avec une joie infinie ! Dès que la galère Génevoise où se trouvait 1e monarque fut en vue, avertis par les cloches des innombrables couvents de d’Acre, quittant leurs châteaux, étaient venus, ivres de joie, se mêler aux habitants de la ville, et, dans une foule qui confondait moines et soldats, s’étaient rangés sur le rivage en chantant des hymnes pour y attendre le Roy. Hélas ! c’était en vaincu que celui-ci touchait le sol du royaume démantelé, et ceux-là, les Grands Tenants, qui avaient eu tant de peine à en garder les dernières parcelles, se racontaient l’un à l’autre les émotions de cette journée, qu’ils étaient venus finir à la table du Seigneur de Cheff-Amard.
— Ah ! disait Jean d’Arsur à ses hôtes, maintenant qu’un Roy de Errance a mis pied sur la Terre-Sainte, il va la rependre et la faire sienne, car il doit tenir à se venger de ces Sarrasinois maudits qui l’ont si vilainement traité.
— Pauvre Sire, continuait Renaud de Narphin, je n’aurais pas cru qu’un Roy pût avoir miné si faible, et arriver en si triste équipage ! Lui, qui passe pour être le plus bel homme d’armes de son royaume, en être réduit à n’avoir pour tout vêtement « qu’une robe à lui baillée par le Soudan, et bien qu’elle soit fourrée de vair et de menu vair2, elle n’en est pas moins la livrée de la captivité !…
— Oh ! reprenait un autre, tous ceux qui accompagnaient Louis le Neuvième étaient en piteux état. Avez-vous vu le sire de Joinville vêtu d’un corset fait prison des rognures de la couverture que lui avait donnée Madame sa mère ?
— Moi, criait le bouillant comte de Tibériade. je n’avais d’yeux que pour le Roy et m’attendais à voir un guerrier magnifique, c’est un saint que j’ai trouvé !… Tout paillard que je suis, j’en ai été retourné !… Je l’approchai d’assez près pour baiser ses mains où restait encore la trace des fers !… Vites-vous comment tristement il nous regardait tous ?… ses yeux bleus se sont seulement éclairés devant l’Oriflamme, qu’un chevalier tenait en main, afin qu’il eût la surprise de la voir à son débarquement.
— Quel est donc le brave qui a su la reprendre ? Je donnerais, dit Philippe de Naplouse, ce qui me reste de ma principauté pour être à sa place.
— Sois donc en contentement, tu as chance de le connaître ce soir, répondit le maître, de céans ; il chevauchait à toute bride ce matin du côté de Séphoris pour y prendre nouvelles d’un sien ami, qu’il avait dû laisser en route ; il ne peut manquer de faire étape chez moi, ainsi que je 1’en ai prié ; il serait alors accompagné de cette Bourgeoise de Paris qui demeura près de la Reine à Damiette et qu’elle avait en si grande estime !
— Celle-ci, je la connais, dit le Maître des Hospitaliers, c’est la sœur de ce baron de Fougères, dont Lusignan doit épouser la fille.
— Oui, oui, elle vint ici pour payer sa rançon et la bailla de telle sorte qu’avec son frère, qui me semble en mal de mort, les Sarrasins délivrèrent deux autres Seigneurs Bretons.
— Or donc, je les ai vus, dit un des assistants ; l’un d’eux est cousin de feu mon père, c’est un pauvre, sire de la Chapelle Janson, laissé en telle mésaise de vêtements qu’un des moines lui avait dû bailler un froc, mais il avait gardé son casque et sa rapière comme de raison.
— Il y en avait aussi un autre, un sieur de Pont-Meen, si je ne me trompe, gros et gras, habillé en turc et enturbanné comme eux.
— Cela ne les empêchera pas, dit le comte de Tibériade, quand ils rentreront en France, d’en avoir long à conter « ès chambre des dames. »3
— Parions, soutint le Maître des Hospitaliers, qu’ils y seront avant trois mois ; notre terre leur brûle déjà les pieds. Les princes et tous les riches hommes, sauf Joinville, veulent départir au plus vite et ont juré d’emmener le Roy.
De tous côtés s’élevèrent de bruyantes protestations !
— Ils seraient trop couards de nous abandonner ainsi, nous qui nous morfondons depuis si longtemps à les attendre !
— Tenez-vous cois, clama le maître du logis. Si peu que j’aie vu notre Sire, moi aussi, je le tiens pour saint homme. Un si noble maintien et un tel visage ne peuvent tromper. Ayons confiance, il ne voudra pas nous laisser ainsi, car il sait que c’en serait fait du royaume de Jérusalem et de tous les Chrétiens qui sont encore dans les prisons, s’il ne séjournait au milieu de nous. Or, assez discouru, vous tous ; il sera encore de beaux jours pour ce pays ; l’heure n’est point à se disputer ; allons prendre réfection en bonne amitié. ▪ (À suivre)
1 Guillaume de Tyr.
2 Joinville.
3 Joinville.
Roman : LES AVENTURES D’UNE BOURGEOISE DE PARIS de Myriam Thélen (1911).
Publié dans l’Action française le 2 juillet 1923.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF