Au moment où ils passaient dans la salle du festin, recouverte des murs au plafond d’une de ces rutilantes mosaïques dont l’art Byzantin avait le secret, le pont-levis grince sur ses chaînes, et, à ce bruit, les convives s’écrièrent : Voici des hôtes, allons à leur rencontre.
Au sortir de la nuit qui les enveloppait déjà, Mahault et son compagnon furent éblouis par la lumière qui tombait d’un énorme lustre, où neuf lampes d’huile parfumée, distribuaient une clarté à faire rutiler l’or des aiguières, le verre ambré des coupes et la vaisselle d’argent, dont la table était couverte.
Le baron d’Arsur s’avança vers les nouveaux arrivants, criant très haut :
— Voici ceux que je vous avais annoncés. Or çà, vous autres, place au triomphateur, et que la Dame qui l’accompagne soit la bienvenue dans mon hoirie.
Toutes ces rudes mains de combattants se tendirent, toutes les voix acclamèrent Hugues de Lusignan, lequel se trouva quasi porté à la place d’honneur.
— Ah ! disait l’amphitryon, je suis fier d’avoir à mon côté celui qu’à la vesprée d’hier je vis à la déstrée du Roy.
Puis, se tournant vers Mahault :
— Bravoure sera de survivance chez vous, Dame, et vos arrière-neveux se souviendront que si vous sûtes porter message royal, un autre membre de votre famille eut l’honneur de parvenir à sauver notre étendard.
Alors les couper s’entrechoquèrent, les brocs d’étain laissèrent, couler à ruisseaux le vin de palmes, et, chose rare, à toute époque, ces hommes, qui se connaissaient en bravoure, surent se réunir dans le même mouvement d’enthousiasme pour exalter une action à laquelle ils n’avaient pas pris part.
Le cœur de Mahault se gonfla. Étourdie par le bruit, grisée par les vivats, elle vécut alors une de ces heures que peu de vies ont connues, qu’on ne sait plus distinguer entre le rêve et la réalité. L’extrême fatigue corporelle en laquelle elle se trouvait après ses transes des jours derniers, rendait possible une sorte de dédoublement de son être. Ce repas somptueusement servi, dont à tout autre moment, la magnificence l’aurait froissée, n’était-ce pas cette Table-Ronde où les preux festoyaient dans la forêt de Brocéliande, et ces Seigneurs qui étaient là si superbement vêtus, devaient s’appeler : Tancrède, Renaud, Ogier !!! tous les héros de sa jeunesse ! Roland, en personne était assis près d’elle, maigre et pâle comme il convient, et, plus heureux que l’autre, il venait de retrouver le Saint Graal. Elle croyait toucher le Ciel du front et se sentait prête à compatir à toutes les misères de la terre. Comme la joie, et les larmes sont sœurs, Mahault la vaillante redevint femme en cette minute d’émotion suprême et, sentant les pleurs monter de son cœur à ses yeux, elle dut quitter la salle, prise d’un grand désir de repos.
Elle s’étaitretirée dans le logis réservé aux hôtes et dont tous les appartements donnaient, selon la mode orientale, sur une cour intérieure fraîche et reposante. Elle y était déjà depuis quelque temps, quand Lusignan vint l’y rejoindre.
— Dame Mahault, je suis las à mourir.
— C’est donc de voir trop de sourires autour de vous ?
— Vous l’avez deviné. Si je ne supporte qu’avec peine les louanges dont on m’accable, si je souffre de ne les point partager avec celui auquel en reviendrait la moitié, que sera-ce plus tard ? Je vous dois une confidence et ne veux pas que, tels les augures antiques, nous ne puissions nous regarder en face. Vous ne connaissez rien de ce qu’il advint de moi après la faute que vous savez.
— Cette faute, Lusignan, je vous en ai gardé bien amère rancune ; elle détermina mon voyage car je voulais vous la jeter à la face. La vue même de votre enchanteresse, qui osa m »insulter à Chypre, ne me fit point comprendre comment tel démon peut faire perdre le souvenir d’un ange comme Jehanne. Mais je ne reprends point le pardon que je vous al donné devant le chevalier de Visière-Close.
Ah ! celui-là devint mon égide ! car, si je fus félon au moment du triomphe et n’aidai pas à prendre Damiette, la nouvelle des premières défaites me fit rompre avec mon mauvais génie. Quand j’arrivai à Mansourah, en pleine déroute, il s’en trouva plusieurs pour m’accabler d’injures trop méritées, et certains regards me rappelaient bien souvent que je n’étais qu’un transfuge. En vain m’étais-je exposé à la mort, elle ne voulait point de moi et le découragement m’étreignait, quand je fis la rencontre d’un homme tout de fer vêtu. Transfuge comme moi, il me proposa, pour n’être reconnu de quiconque, le moyen dont il usait lui-même. Je devins son suivant, son ombre ; dans fous les combats nous luttions côte à côte, et tous se demandaient : « Quels sont ces braves qui ne montrent jamais leur visage ? » On nous traitait d’insensés alors que nous étions deux désespérés farouches ; nous arrivâmes à temps pour assurer à Minich la retraite du Roy, et quand je vous vis, ce soir là, Dame Mahault…
— Hugues ! cet homme au casque abaissé, qui suivait le Chevalier, c’était donc vous ?
— C’était moi, mais je me suis bien gardé d’entrer sous la tente royale : l’idée seule de rencontrer votre regard m’était une épouvante ! Or, pendant que mon compagnon recevait du Roy la mission d,e vous escorter, j’entendis au loin cette phrase terrifiante : L’Oriflamme est prise !… Comme on craignait que le malade n’apprît cette ultime insulte, oir se garda d’en parler sous la tente, et je fis sortir le Chevalier pour lui apprendre ce dernier malheur. — Honte sur nous ! S’écria-t-il. Sait-on qui l’emporte ? — Oui, c’est un chef de bande qui demeure au désert du côté de Petra ; tous disent : elle est perdue, là nul ne peut aller la reprendre. Donnons-leur un démenti, et courons sus au mécréant tous deux, voulez-vous ? demandai-je ; à l’homme au masque. — Il faut, auparavant, me répondit-il, que je remplisse la tâche dont le Roy vient de me charger, partez de suite : sur ma foi de chevalier je jure de vous rejoindre.
— Je m’explique alors, dit Mahault, la hâte que mon guide avait de quitter Damiette. Hugues, continuez ce récit, c’est la légende des Preux que vous me contez là.
— Or, j’avais besoin d’hommes prêts à tout pour tenter cet exploit impossible. Sachant qu’un corps d’archers bretons venait d’arriver, je me fis indiquer le lieu de leur campement, et, payant d’audace, je clamai bien haut notre cri de ralliement : « Pour Loyaulté. » Puis, je leur dis :
L’Oriflamme vient d’être enlevée, qui veut m’aider à la reprendre ? Impatients de gloire, trop ignorants de péril pour n’être pas inconscients du danger, ils me suivirent tous, Dame Mahault, vos archers de Fougères.
— Ah les braves fieux ! — Où allâtes-vous ainsi ?
— Toujours, toujours plus loin ! Dans le grand désert fauve ; ce fut une galopade effrénée ! Sans cesse nous croyions atteindre les ravisseurs, sans cesse ils se dérobaient à nous ! Ainsi, dans un long cheminement de vallons, de cols, de précipices, nous avons traversé cette presqu’île Sinaïtique où tout au loin, sur sa base de grès rouge, le mont que le Seigneur choisit pour parler à Moïse, semble garder encore tin reflet des flammes dont il fut entouré. Puis ce furent les plaines sans fin de cette Arabah brûlante, située entre deux mers, l’une d’asphalte, l’autre de feu ! L’infini du ciel et l’infini du sable se rejoignaient sans que l’on sût où l’un commence et où l’autre finit. Les moustiques nous énervaient pendant le jour, le rugissement des fauves affolait nos chevaux pendant la nuit : nous étions les seuls êtres humains perdus au milieu de cet horizon de néant ! Puis, nous ayons connu la soif torturante qui serre les tempes, tord, les entrailles et colle la langue au palais ! Dérision suprême, devait nous, à chaque instant, un mirage s’élevait : étaient-ce les bois de là-bas, les grands bois frais et drus de la forêt bretonne ? — Voyez, me criaient mes compagnons, une source miroite là-bas. — Et nous pressions le pas de nos chevaux qui hennissaient de désir ! Hélas ! tout disparaissait : les bois se fondaient en un brouillard cuivré ; la source rentrait dans, le sable, et nous, nous, retrouvions seuls dans le grand cercle d’or et de feu ! Or, au moment où nous étions le plus découragés, et où ma troupe, décimée par les privations, niait l’existence de cette Petra que nous croyions ne jamais atteindre, au loin, dans l’immensité fauve, apparut un cavalier. On aurait pu le prendre pour un de ces êtres fantastiques créés par ce mirage dont nous avions tant de fois éprouvé la décevance ! ▪ (À suivre)
Roman : LES AVENTURES D’UNE BOURGEOISE DE PARIS de Myriam Thélen (1911).
Publié dans l’Action française le 4 juillet 1923.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF
Amusante cette histoire, qui a su égayer mes jours pluvieux ! JSF Merci.