Par Aristide Ankou.
L’intérêt de cette longue publication ne devrait pas échapper au lecteur. Surtout comme il est dit plus loin que : « C’est les vacances : vous avez donc du temps pour lire »…
Le thème principal de la musique populaire, celle qui s’adresse à l’homme du commun et ne nécessite pas d’avoir reçu une éducation musicale particulière pour être appréciée, a toujours été les relations entre les hommes et les femmes. Et en effet, l’attirance amoureuse, la vie de couple et la vie de famille qui normalement en découlent sont assurément le grand objet et le grand œuvre, ou le grand échec, de la vie des hommes ordinaires, de tous ceux que n’appelle pas une très rare vocation plus haute, saint, héros, philosophe…
Cette musique à la fois reflète les goûts et les opinions de cette humanité ordinaire, dans un temps et un lieu donné, et contribue puissamment à former ces goûts et ces opinions. La musique est à la fois l’effet et la cause, ou l’une des causes, de nos mœurs. En ce sens, il suffit de passer quelques heures à écouter la musique aujourd’hui populaire et de la comparer à ce qu’elle était jusque dans les années 1960-1970 pour comprendre quelle révolution dans les mœurs a eu lieu durant les soixante dernières années.
Il n’est donc nul besoin de s’intéresser à la musique country (je n’y connais à peu près rien) pour apprécier l’article qui suit et qui, précisément, analyse cette révolution à travers cette forme particulière de la musique populaire américaine. Je n’ai aucun doute qu’une analyse de la musique populaire française donnerait, à quelques très légères variations près, exactement le même résultat. Mais je laisse bien volontiers à d’autres, plus savants que moi en la matière, le soin de se livrer à une telle étude.
(Et c’est les vacances : vous avez donc du temps pour lire, comme j’en ai eu pour traduire l’article.)
Les Premières Dames de la musique country
Scott Yenor – Claremont review of books, printemps 2023.
Avec la mort de Loretta Lynn, en 2022, les Premières Dames de la musique country ont pour la plupart quitté la scène. Les femmes qui ont contribué à définir le « Son de Nashville » du milieu du siècle dernier sont presque toutes décédées – il ne reste plus que Dolly Parton. À l’époque de leur apogée, ces chanteuses ont donné une image convaincante, et typiquement américaine, de la façon dont les femmes pouvaient s’orienter au sein de la société et dans leurs relations avec le sexe opposé.
La musique pop exprime les valeurs populaires en même temps qu’elle contribue à les façonner. Quiconque écoutait la radio dans les années 1960 et 1970 recevait un commentaire assez complet sur les hommes, les femmes et tout ce qui pouvait se passer entre eux. Et tandis qu’une grande partie du rock’n’roll encourageait les garçons et les filles à se promener avec légèreté à travers une série de rencontres occasionnelles, la musique country explorait les peines de cœur et les bienfaits qui découlent d’une quête sincère de l’amour.
Parmi les chanteuses du genre, un portrait typiquement américain de la féminité a émergé, juxtaposant la force féminine – en particulier dans les chansons de Loretta (dans la musique country, presque tout le monde s’appelle par son prénom) – et la vulnérabilité, comme on l’entend le mieux dans les ballades douloureuses de Tammy Wynette. Les paroles de leurs chansons n’étaient pas romantisées et parfois même pas romantiques du tout. Elles disaient franchement ce qui rendait un homme séduisant et comment ces même qualités pouvaient rendre la vie conjugale difficile. Néanmoins, en dernière analyse, ces femmes ont réussi à faire un éloge convaincant des vertus du mariage et de la fidélité. Leur exemple peut constituer un contrepoids important au dysfonctionnement extrême de notre éthique sexuelle moderne.
Penser comme une femme
Au niveau fondamental, les femmes de la country classique reconnaissaient – avec une franchise qui est aujourd’hui pratiquement interdite – l’importance de l’amour pour le bonheur d’une femme. Les paroles mélancoliques de Patsy Cline ne pourraient jamais être acceptées par le grand public aujourd’hui, car elles suggèrent que le bonheur féminin découle principalement de l’amour et du mariage plutôt que de faire carrière ou de faire la fête. Ses plus grands succès dépeignent des femmes solitaires et pleines de regrets, qui ont raté leur chance d’être aimées. Dans « Crazy » (1961), une ballade sentimentale écrite par Willie Nelson, la chanteuse se dit « folle de se sentir aussi seule » après que son homme l’ait quittée « pour quelqu’un de nouveau ». De même, « I Fall to Pieces », « Walkin’ After Midnight », « You’re Stronger than Me » et « She’s Got You » – toutes sauf une datant de 1961-62 – sont chantées par des femmes en mal d’amour.
Le fait que le genre de solitude chantée par Patsy Cline ait pratiquement disparu du répertoire des chanteuses de country en dit long. Les femmes de plus de 45 ans sont aujourd’hui plus nombreuses à être célibataires – tant en pourcentage qu’en valeur absolu – qu’à n’importe quel moment de notre histoire, et ce nombre ne cesse d’augmenter. Pourtant, la solitude féminine et les regrets liés à cette solitude ont largement disparu en tant que thèmes musicaux et dans l’art en général. Soit les femmes ne se soucient tout simplement pas de leur nouvelle solitude, soit tout un pan de l’expérience féminine est passé sous silence et refoulé. L’augmentation des taux de dépression et de consommation d’antidépresseurs chez les femmes laisse penser que la seconde hypothèse est la bonne : les femmes n’ont pas perdu leur désir d’aimer et d’être aimées, mais seulement les moyens de l’exprimer. Les chansons d’aujourd’hui mettent en avant la bravoure des femmes tout en minimisant ou en ignorant leurs regrets. Mais refuser de reconnaître ses vulnérabilités rend-il plus fort ou plus faible ?
Les Premières Dames de la musique country ont eu l’audace de parler franchement de leurs désirs et de leurs déceptions. Elles étaient particulièrement candides sur la manière dont la force et la réserve masculines attisent l’attirance sexuelle. Dans « Why Can’t He Be You » (1962), Cline montre une femme qui se détache de son petit ami dégoulinant, toujours disponible, contrairement à son ancien mâle alpha. Le nouveau prétendant envoie « des fleurs, appelle à toute heure » et « fait toutes les choses » que le mâle alpha « ne ferait jamais ». En fin de compte, son « esprit et son âme » sont tournés vers son ex. Elle est attirée par sa force, son indépendance et son refus de se prosterner à ses pieds.
Les ballades angoissées de Tammy appliquent la sagesse de Cline au mariage lui-même. Les maris veulent accomplir des choses en dehors de leur mariage. Ils peuvent être émotionnellement distants. Les hommes confondent subvenir aux besoins du ménage et aimer. Les femmes, souvent, ont besoin de plus que ce que leurs hommes leur donnent. Comment, par conséquent, une femme doit-elle se comporter ? Tammy propose une série de réponses.
Peut-être qu’elle va tout simplement tromper son mari. Le mari dans « Satin Sheets » (1974) gagne bien sa vie, il lui a offert une « grande et belle Cadillac » et « tout ce que l’argent peut acheter ». Mais son argent ne peut pas « la serrer contre son cœur » comme le fait son amant « au cours d’une longue, longue nuit ». En fin de compte, cependant, le cœur de Tammy n’a jamais vraiment été du côté des personnages infidèles de ses chansons. Même si elle comprenait ce qui les poussait à ces extrémités désespérées, elle savait qu’ils devraient faire face à la morsure terrible du remord. C’est pourquoi, la plupart du temps, elle conseille aux femmes de faire preuve de patience et de longanimité, même si, bien souvent, les hommes ne se rendent pas compte de ces vertus de leurs épouses.
Dans « He Loves Me All the Way » (1970), Tammy, en tant qu’épouse, parle d’un mari loyal qui « a besoin de passer du temps sans moi ». Son âme divisée la dérange : il a besoin d’indépendance et d’une vie publique, mais aussi de l’amour de sa femme. Elle est envieuse de son indépendance lorsqu’elle « pense comme une femme », mais elle est, oh, tellement comblée lorsqu’ils abandonnent la réflexion pour faire l’amour. Comme le mâle alpha de la chanson de Cline, le mari de Tammy l’attire précisément parce qu’il est ambitieux et qu’il se consacre à quelque chose d’extérieur à lui-même. Être une bonne épouse peut signifier ravaler en partie sa fierté – ou être fière d’avoir un mari qu’elle respecte.
Le genre infidèle
Une bonne épouse est en effet vulnérable et souvent, de son point de vue, ses mérites sont ignorés. C’est le prix de l’attraction : préfèrerait-elle être choyée et gâtée par un homme faible qui la laisse le dominer ? L’idéal masculin de la musique country classique était fait d’indépendance et de courage. Les chanteurs masculins célébraient l’ambition, le sens de l’honneur et toujours un peu de bon vieux chahut. Les odes au travailleur de Merle Haggard, par exemple, combinaient une inébranlable indépendance avec un sens du devoir envers la famille. De leur côté, les histoires de duels au revolver et de pionniers chantées par des artistes comme Marty Robbins encourageaient les hommes à aimer l’honneur et le danger. Les femmes voulaient des hommes ambitieux et motivés, ce que les chanteurs de Nashville encourageaient leurs auditeurs masculins à être.
Mais un homme a besoin d’amour, de sympathie et d’encouragement pour conserver cette ambition virile. L’affection privée nourrit l’ambition publique de nombreux hommes, qui quittent ensuite la sphère privée pour accomplir de grandes choses. Une femme doit avoir besoin de son homme, tout comme il a besoin d’elle. Dans cette dépendance mutuelle, les hommes et les femmes prennent un sérieux risque : ils abandonnent une partie d’eux-mêmes en échange d’un lien profond et durable. Ils deviennent vulnérables l’un à l’autre. Et la douleur qui découle de cette vulnérabilité est ressentie avec le plus d’intensité lorsque la confiance est trahie. C’est cette dynamique émotionnelle qui motive les chansons sur l’infidélité, un classique de la musique country.
Tout le monde sait que l’infidélité est une faute, mais doit-elle conduire à la rupture ? Pour les Premières Dames de la country, cette question était peut-être la plus douloureuse de toutes. Mais elles l’ont affrontée sans détour. Tout en reconnaissant que leurs hommes n’étaient pas des anges, elles savaient que les femmes aussi étaient des êtres déchues. Les maris agissent mal et trompent leurs femmes. Les épouses peuvent en être en partie responsables – ou non. Tous deux doivent endurer et s’amender. C’est pourquoi une femme qui est à la fois bonne et forte n’a pas besoin de mettre un infidèle à la porte. Les Premières Dames de la country n’excusaient pas l’infidélité, mais elles faisaient souvent face à l’infidélité de leur mari avec fierté, méfiance, et une loyauté persistante.
Une façon de s’accommoder de l’infidélité masculine est de blâmer l’autre femme : c’était l’idée derrière les chansons de Loretta « Fist City » (1968), « You Ain’t Woman Enough (To Take My Man) » (1966), et « Woman of the World (Leave My World Alone) » (1969). Le féminisme a rendu impensable le fait de suggérer que les séductrices puissent porter une part de responsabilité dans l’infidélité d’un homme. Mais la country classique est allé encore plus loin, en encourageant les épouses elles-mêmes à faire un peu plus d’efforts pour maintenir l’intérêt de leur homme. En suivant cette voie, les Premières Dames ont conseillé aux femmes de contribuer à la cohésion du mariage en maintenant l’engagement et l’attachement de leur homme. Tammy défend cette approche dans « The Ways to Love a Man » (1969), « Woman to Woman » (1974) et « Good Lovin’ » (1971), qui reconnaissent toutes qu’il faut « une femme toute entière » pour préserver l’unité d’un foyer. Wynette, mariée cinq fois – y compris avec le grand chanteur de country George Jones – s’y connaissait en mariages ratés. Mais même la très sûre d’elle-même Loretta, mariée au même homme toute sa vie, savait qu’il était prudent de faire en sorte « qu’un homme se sente un homme » (« To Make a Man (Feel Like a Man) » 1969).
À leur tour, les artistes masculins de l’époque ont fait l’éloge de la patience et de la longanimité féminines. « Dreams of the Everyday Housewife » (1968) de Glen Campbell fait référence aux regrets d’une femme « qui a renoncé à la belle vie pour moi ». Dans « My Woman, My Woman, My Wife » (1970), Marty Robbins fait l’éloge de son épouse, « la fondation » sur laquelle il « s’appuie » dans une vie remplie de déceptions. Robbins célèbre l’amour sacrificiel de sa femme, alors même que son apparence juvénile disparait sous l’effet des efforts quotidiens nécessaires pour élever une famille.
Les multiples tensions et complexités de l’insatisfaction conjugale sont magnifiquement abordées dans l’une des plus grandes chansons country de cette époque, « Stand by Your Man » (1968) de Tammy. Les paroles sont pleines d’ambiguïtés sur ce que fait réellement l’homme en question. L’homme dont parle la chanteuse a « du bon temps » en recherchant la gloire et la fortune, mais il a aussi besoin que sa femme soit « fière de lui » et le rattache à la communauté. Tammy conseille vivement aux épouses de « montrer au monde qu’elles l’aiment », même lorsque le monde se retourne contre lui. Le besoin qu’a un homme d’être soutenu émotionnellement ne correspond pas à sa capacité à offrir un tel soutien ou même à reconnaître sa dépendance à cet égard. Pour Tammy, la solution réside dans la résolution de « soutenir son homme » en dépit de tout.
Le changement qui vient
Si le mariage risquait toujours de s’effondrer, les Premières Dames de la country étaient néanmoins profondément sensibles aux joies de la vie familiale. La chanson phare de Loretta, « Coal Miner’s Daughter » (1970), raconte ses débuts dans une cabane sur une colline de Butcher Hollow, dans le Kentucky, où sa famille pauvre travaillait dur et s’aimait. De même, dans « Coat of Many Colors » (1971), Dolly se rappelle avec émotion une veste que sa mère a cousue à partir de chiffons : les autres pouvaient se moquer de son manteau élimé, mais elle chérit l’amour maternel qu’il représente. Dans le même esprit, Loretta se lamente : « They Don’t Make ’em Like My Daddy Anymore » (1974) (« Ils n’en font plus comme mon papa ».)
Mais le monde était en train de changer et les familles du cœur de l’Amérique allaient devoir s’armer de courage pour tenir bon. Les chansons sur les familles pauvres mais unies tombèrent en désuétude à mesure que l’évolution économique rendait la vie extrêmement difficile pour les classes moyennes inférieures. De même, l’idée de tenir bon malgré les difficultés conjugales a été pratiquement balayée par la révolution sexuelle. La possibilité de divorcer, en particulier, offrait une issue apparemment facile. Mais, pour Tammy, la réalité du divorce et de la séparation était un chagrin qui ne faisait que rendre plus désirable un mariage durable. Ses chansons « D-I-V-O-R-C-E » (1968) et « Bedtime Story » (1972) reconnaissent la douleur qui accompagne la perte d’un amour au long cours.
Pour sa part, Loretta a reconnu que le féminisme moderne pouvait tout changer. Dans une chanson courageuse intitulée « The Pill » (1975), elle montre comment le contrôle des naissances a détruit le vieil archétype de la femme dépendante et de l’épouse pleine de fierté. Les femmes n’ont plus à rester à la maison tandis que les hommes bambochent et s’amusent. Elles n’ont plus à s’angoisser d’en avoir « un autre en route ». Les vêtements de grossesse usagés de la chanteuse sont mis à la poubelle – et remplacés par d’affriolantes « minijupes, pantalons sexy et un peu de lingerie fantaisie ». Les paroles de la chanson comparent les mères à des couveuses surutilisées et à des poulets en batterie destinés à passer au four. Les sacrifices constants et le dévouement inébranlable de la femme au foyer semblent désormais de la naïveté démodée ou du masochisme aux yeux de ses enfants. La famille étroitement unie de Butcher Hollow ne peut survivre aux mœurs associées à la pilule contraceptive.
Aucune chanson de Loretta n’a suscité autant de controverse que « The Pill ». Certaines stations de radio country ont refusé de la jouer. Loretta, qui a eu quatre enfants avant d’avoir 20 ans, puis deux autres encore, a déclaré au magazine Playgirl que « The Pill » avait failli lui valoir d’être bannie du Grand Ole Opry. [NB : Le Grand Ole Opry est une émission de radio hebdomadaire consacrée à la musique country. Elle a lieu en direct et en public tous les samedis soir à Nashville, dans le Tennessee. Elle est également retransmise à la télévision sur Great American Country.]
La radio et l’Opry, qui se sentaient plus ou moins tenus de soutenir leurs auditeurs dans le dur labeur du mariage, ont tenté de maintenir un certain contrôle sur le message véhiculé par la musique américaine. En fin de compte, c’était peine perdue.
Après la pilule et la libération des femmes, il est devenu impossible de défendre le mariage et la vie de famille sans remettre en question le féminisme moderne. Reprenant à leur compte l’antique sagesse sur le mariage et l’amour, les chanteuses de country continuèrent à avertir que les hommes n’achèteront peut-être pas la vache s’ils peuvent la traire gratuitement. Le monde post-féministe des femmes seules et des relations précaires était un thème favori de Barbara Mandrell, dont la chanson « Sleeping Single in a Double Bed » (1978) est arrivée en tête des hit-parades.
La tragédie porte désormais sur la nature du mariage, et non plus sur les besoins différents des hommes et des femmes qui rendait le mariage à la fois beau et nécessaire. Une fois que le divorce est devenu une option largement acceptée, le mariage a dû reposer sur les seuls sentiments, sous peine d’être dissous. Si la flamme du foyer s’éteignait, les femmes pouvaient être infidèles et partir, mais les hommes aussi. Les chansons de Mandrell « Married, But Not to Each Other » (1976) et « One of a Kind, A Pair of Fools » (1983) célébraient pratiquement les aventures extraconjugales. La country a commencé à perdre de vue le déchirement intime et la solitude qu’entraîne généralement le divorce.
Aujourd’hui, la country-pop sirupeuse glorifie la femme indépendante et rejette exclusivement la faute sur les hommes s’ils ne trouvent pas leur compagne sexy. Depuis Tammy, la musique pop en est venue à présenter le divorce comme un moyen d’émancipation féminine plutôt que comme une tragédie personnelle : la dernière chanson d’une chanteuse à s’être hissée dans le top 10 en déplorant le divorce – « Consider Me Gone » (2009) de Reba McEntire – date du premier mandat du président Obama. Il est devenu plus difficile de distinguer les chansons de rupture des chansons de divorce, car il n’est plus guère question d’enfants dans ces chansons. L’ancien mélange de vulnérabilité, d’indépendance et de fidélité s’est décomposé en ses éléments constitutifs. Les chansons country plus récentes célèbrent la force féminine à travers de vains poncifs féministes sur le girl power, s’extasient niaisement sur des visions idéalisées du bonheur domestique ou se complaisent dans des clichés banals sur la tromperie et l’alcool. L’idéal masculin correspondant est une sorte de mauviette hypersensible que les vraies femmes de l’âge d’or de la country auraient méprisé. Aujourd’hui, notre genre musical le plus viril célèbre surtout les lavettes.
Il n’existe plus de recueil de chansons national pour élever les hommes et les femmes au-dessus de leurs vices caractéristiques et leur permettre de vivre ensemble une vie compliquée, enchanteresse et difficile. Rien n’est plus nécessaire aujourd’hui que des artistes féminines capables de retranscrire dans leurs chansons les tensions qui traversent l’âme des mères et des femmes américaines : le manque d’hommes fiables, les regrets poignants des enfants que l’on a pas eu et des amours que l’on a perdus, les problèmes qui naissent de la priorité donnée à la carrière plutôt qu’à la famille. Un chanteur de country moderne vraiment honnête – un artiste pop vraiment honnête, quel qu’il soit – reconnaîtrait le rôle que les femmes et les hommes ont joué ensemble dans la création de notre marasme actuel.
Une culture saine s’appuie en partie sur la musique pour éduquer l’âme du peuple. Il nous manque juste quelques artistes profonds et sincères pour effectuer une percée en ce domaine. Mais tout grand chanteur devrait défier certains des tabous les plus âprement défendus par nos intellectuels et chanter sans détour sur la manière dont la révolution sexuelle a été un échec pour les femmes et les hommes. Si un tel artiste se présentait, l’antique sagesse des Premières Dames de la country pourrait retrouver une nouvelle vie et une nouvelle mélodie. ■
Précédemment paru sur la riche page Facebook de l’auteur (4 août 2023).
La musique réellement «populaire» est celle faite PAR les peuples, non les «bandes-sons» distillées à leur intention. On peut se reporter aux excellentes réflexions de Thierry Bouzard qui se penche régulièrement sur la question. Cependant, outre ce que Thierry Bouzard analyse avec pertinence, la musique présente une singularité «artistique» que l’on a perdu de vue depuis assez longtemps : aux temps encore un peu «traditionnels», tels ceux du Moyen Âge occidental, les rapports entre musiques «populaires» et «savantes» étaient extrêmement étroits, on peut même parler de confusion entre elles ; exactement de la même façon, les rapports entre les musiques dites «profanes» et celles «sacrées» étaient tout aussi impeccables, et cela a persisté jusqu’à l’époque baroque…
Au passage, il ne faut pas confondre musique sacrée et et compositions de style «religieux», telles celles mises en place à la charnière du Baroque et du «Classique» (fin XVIIe) – pour saisir ce que je dis, comparer les pseudo-liturgies des Mozart, Beethoven ou Verdi, avec les œuvres régulières de Borniantsky, Tchaïkovsky, Rachmaninov, jusqu’au contemporain Alexandre Martinov : à l’inverse de ce qu’il s’est passé dans la sphère culturelle catholique et (pis encore) dans celle protestante, chez les orthodoxes russes, quelque chose de grand et de précieux a survécu longtemps, et survit encore…
Quant à ce que l’on désigne désormais par «musique populaire», cela n’a absolument rien à voir avec quelque «musique» que ce soit. Ce sont des productions «sociales», productions inventées et mises au point par la Révolution française ; en fait, ce sont de vulgaires «chansons patriotiques», adaptées à toutes sortes de socialisation, faisant essentiellement jouer le ressort sentimentaliste. Il y a eu quelques réussites dans le genre ; on pensera aux petits chefs-d’œuvre d’Aristide Bruant, par exemple (je garde toujours présent à la mémoire l’admirable «À la Roquette»).
Cependant, des données économiques sont venues encore perturber les choses, introduisant le sentimentalisme pécuniaire adjacent dans les équations précédentes. Et, les sciences économiques aidant, un bouleversement complet est survenu avec les USA, dont la «Country», avec son évolution beat-neako-industrielle, pourrait présenter le meilleur terrain pour l’analyse de la question.
Dans cette équation, il y a un facteur assez intéressant, que je vais appeler la «résistance canadienne». Pour moi, deux figures emblématiques : Félix Leclerc, dès les années 50, au Québec, et Buffy Sainte-Marie, quelques années plus tard, chez les anglophones. Félix Leclerc opposait un héritage français d’avant la Révolution et Buffy Sainte-Marie (quoique, davantage prise dans les rets de la variété anglo-saxonne), un héritage peau-rouge.
Sauf ce que ces deux figures illustrent assez bien, selon moi, la «Country» constitue exemplairement la plus simple falsification des choses, falsification «aimable», faite pour ouvrir sur ce qu’Aristide Ankou a l’illusion de croire pouvoir analyser comme il le fait, avec des outils de réflexion pervertis par cela même qu’il imagine pouvoir dénoncer.
Pour finir avec le vocabulaire que l’auteur de cet article emploie, une «culture saine» ne s’appuie sur rien, pour cette raison fondamentale que, dès lors qu’elle est «saine», c’est elle qui représente le point d’appui du Peuple et de son Aristocratie.
Dominique de Roux a écrit quelque part : «Aristocratie et peuple sont du même bois. Et quand l’aristocratie est vaincue, le peuple est exclu.» On peut appliquer cette formule quasi mathématique à tout sujet d’observation, pour savoir en déduire aisément (et tristement) ce qui le gouverne, désormais – mais, pourvu que l’on ne tienne pas pour définitivement vaincue cette aristocratie (en l’occurrence, ici, «musicale»), condition nécessaire à la vie populaire.
L’article d’Ankou m’a ouvert une à une reflexion originale et profonde sur le country americain Très grand merci
Un texte remarquable.