Commentaire – Cette chronique est parue dans le Figaro de ce matin (18 août). C’est un article de journal. Un article de journal écrit par une jeune journaliste, jeune intellectuelle, jeune auteur catholique d’aujourd’hui. Dans le langage et avec les sujets sous-jacents de préoccupation ou d’inquiétude de sa génération. Pour ceux, dont nous, ici, qui ont connu, sinon Simone Weil, du moins Gustave Thibon durant deux ou trois décennies, sa parole, sa pensée, sa spiritualité, sa mystique, sa passion pour la poésie tout autant sinon davantage que pour la philosophie, et la source où puisaient ses idées en matière de politique, qui n’était pas d’ailleurs de son domaine propre, enfin son amitié inaltérable pour le Maurras, catholique et païen qu’il avait connu, tout cela n’est sans doute pas aisé à restituer. Saluons tout de même la publication d’Eugénie Bastié à qui nous conseillerons de lire les écrits de Danielle Masson sur et avec Gustave Thibon, ainsi que le texte intégral du débat de 1982 entre Gustave Thibon et Alain de Benoist récemment édité par les soins de l’Union Royaliste Provençale qui en fut l’organisateur (éd. B2M).
LA VIE INCANDESCENTE D’UNE PHILOSOPHE – En août 1941, Simone Weil fait un séjour en Ardèche dans la propriété viticole de Gustave Thibon pour s’initier aux travaux des champs. Entre la militante syndicaliste et le royaliste, la Juive chassée de l’université et le philosophe proche de l’Action française naît une amitié extraordinaire.
Il y a quatre-vingts ans s’éteignait Simone Weil. « C’est une entreprise à désespérer d’en vouloir en donner une image à peu près fidèle », disait d’elle sa biographe Simone Pétrement. Philosophe majeure du XXe siècle, militante d’extrême gauche et théoricienne de l’enracinement, juive convertie au christianisme mais restée au seuil de l’Église, elle a marqué les esprits de ses contemporains et de ses héritiers. À travers le portrait de quatre hommes qui ont croisé sa vie, nous racontons une existence aussi courte qu’ardente.
« Paysage admirable, air délicieux, repos, loisir, solitude, légumes et fruits frais, eau de source, feu de bois – rien que des voluptés.» En ce mois d’août 1941, alors que des déluges de sang et d’acier s’abattent sur le monde, Simone Weil est heureuse. À Saint-Marcel-d’Ardèche, aux bords du Rhône, dans un paysage à couper le souffle où domine le mont Ventoux, elle a trouvé refuge chez le philosophe Gustave Thibon. Il est un intellectuel autodidacte, fils de paysans, royaliste, catholique, référence pour le régime de Vichy. Elle est une normalienne issue de la bourgeoisie parisienne, militante d’extrême gauche, bannie de l’université par les lois raciales du même régime. Ils n’ont qu’un point commun : le béret, tradition paysanne pour l’un, accessoire fétiche de garçon manqué pour l’autre.
Leurs routes n’auraient jamais dû se croiser, et pourtant un beau matin d’août débarque Thibon ce mélange improbable entre Louise Michel et Catherine de Sienne. Elle lui a été envoyée par leur ami commun, le père Perrin, qui accompagne Simone Weil dans son chemin vers la foi catholique. Le vieil ascète à moitié aveugle a du fil à retordre avec sa néophyte. Bouleversée en 1935 par une procession au Portugal, elle restera toute sa vie au seuil de l’Église pour des raisons confuses. Espère-t-il qu’au contact de Thibon elle franchisse le pas ?
À l’époque, elle cherche à tout prix à s’initier aux travaux des champs, comme elle s’était confrontée au travail d’usine quelques années plus tôt, en travaillant chez Renault, puis Alsthom. «Je souhaite ardemment pouvoir faire tout ce qu’on exigera de moi, sans bénéficier d’aucun égard (…), ce qui m’importe, ce ne sont pas les suites d’un tel travail, c’est de savoir si je serai capable de l’exécuter», écrit- elle. Le père Perrin la recommande donc à Gustave Thibon, qui possède un beau domaine viticole en Ardèche. Ce fils d’agriculteurs, qui a quitté l’école très jeune pour travailler avec ses parents, est un autodidacte qui apprit seul le grec et le latin. Ses maîtres sont saint Thomas d’Aquin et saint Jean de la Croix. Proche de Maritain et de l’Action française avant la guerre, il collabore à la revue Idées, organe des soutiens intellectuels à la Révolution nationale de Vichy. En 1942, Charles Maurras célébrera en Thibon « le plus brillant, le plus neuf, le plus inattendu, le plus désiré et le plus cordialement loué de nos jeunes soleils ». Pourtant, Thibon refusera toute distinction officielle de Vichy, toute faveur, toute décoration, y compris la francisque.
« Des discussions épiques »
Il racontera plus tard le choc que fut leur première entrevue (1) : « Je ne suis pas antisémite pour deux sous, beaucoup moins que Simone Weil, qui l’était férocement. Nous avions des discussions épiques où j’étais le Sémite. Mais enfin, je n’ai pas d’atomes crochus avec le caractère israélite (sic). Et puis les agrégés de philosophie, je m’en méfiais un peu, et les militants d’extrême gauche encore davantage », raconte-t-il avec son accent du sud. « Elle est arrivée, fagotée comme on ne l’est pas, avec cette voix monotone discutant à l’infini. Je me suis attendu à faire une partie du Purgatoire sur la terre. » À peine là, voilà qu’elle se plaint que la chambre qu’on lui a préparée dans la ferme cossue est trop confortable. Elle prétend dormir à la belle étoile, faute d’un logis plus modeste. On va pour elle rouvrir une vieille bicoque à demi ruinée aux bords du Rhône. « Elle qui, pour son plaisir ou son besoin, n’aurait pas accepté le plus mince sacrifice de son prochain, semblait ne pas tenir compte des complications, voire des souffrances qu’elle introduisait dans la vie des autres dès qu’il s’agissait de réaliser sa vocation à l’anéantissement.» Là, dans cette « maison de conte de fées », au sol en terre battue, près de laquelle coule une source, elle dort dans un sac de couchage, sur un matelas d’épines de pin.
Thibon tente de l’initier aux travaux des champs, où sa bonne volonté n’a d’égale que sa gaucherie légendaire. La seconde finit toujours par triompher de la première dans un grand éclat de rire. Thibon raconte: « C’était inénarrable de la voir faire la vaisselle. Elle tenait une assiette comme on tient un ostensoir. » Il ne se joue pourtant pas là un épisode de Martine à la ferme, mais une aventure rare et profonde, le miracle que constitue l’amitié entre deux intelligences d’égale intensité, que tout semblait opposer. « Au bout de quelques jours, sur l’essentiel jamais je n’avais atteint un tel accord, une telle harmonie », raconte Thibon. Le stage à la ferme prend des airs de vacances. Elle ne travaille que quelques heures par jour. Elle lui donne des cours de grec. Il vantera ses dons de pédagogies prodigieux. Ensemble, ils parlent de Dieu et de littérature, où elle a des préférences extrêmement marquées. Un jour, le père de Gustave Thibon entre. C’était un brave paysan qui avait appris quelques vers pompiers à l’école de la République. Il les récite à Simone Weil, qui lui répond qu’elle les trouve stupides. Elle n’aimait que les génies qui étaient proches de la sainteté. Homère, Sophocle, Platon, François Villon. Mais elle exclut Racine parce que, dans la préface à l’une de ses pièces, il a fait un compliment à Louis XIV. « Je n’ai pas vérifié le fond de l’âme de Racine avant de l’admirer », lui répond Thibon. Parfois, elle se tait et reste des heures durant à contempler le magnifique panorama qui se déploie sur une centaine de kilomètres de la chaîne de Belledonne jusqu’aux Alpilles. « L’attention, à son plus haut degré, est la même chose que la prière.»
Y a-t-il eu entre eux plus que de l’amitié ? À Saint-Marcel-d’Ardèche les gens racontent qu’il héberge sa maîtresse, « une folle vivant dans une cabane ». « J’aurais pu vivre avec elle sur une île déserte, je crois que je n’aurais jamais eu de tentation. Elle était dans une autre dimension », racontera Gustave Thibon avec son franc-parler paysan. Un jour, elle lui confie, avec une tendre ironie envers elle-même : «J ’ai tout raté : l’université, ouvrière, soldat, ouvrier agricole, il ne me reste plus que le trottoir. » Réponse de Gustave Thibon : « Je ne voudrais pas vous décourager, mais il me semble que c’est là que vous aurez le moins du succès.» Simone Weil n’était pas l’austère militante, la martyre intransigeante forgée par sa légende. C’était, se souvient Thibon, « une compagne charmante et pleine d’esprit : elle maniait la plaisanterie sans mauvais goût et l’ironie sans méchanceté. Son érudition extraordinaire et si profondément assimilée qu’on la distinguait à peine de l’expression de sa vie intérieure donnait à sa conversation un attrait inoubliable. »
Après ce bref séjour, Simone Weil ira faire une vraie expérience viticole: les vendanges à Saint-Julien-de-Peyrolas, dans le Gard, chez un ami de Gustave Thibon. En octobre 1941, à la suite de cette plongée dans les vignes, Simone Weil écrit à Xavier Vallat, commissaire aux Questions juives, une lettre mémorable à l’ironie mordante. « Le gouvernement a fait savoir qu’il voulait que les Juifs entrent dans la production, et de préférence aillent à la terre (…) Je regarde le Statut des juifs comme étant d’une manière générale injuste et absurde, car comment croire qu’un agrégé de mathématiques puisse faire du mal aux enfants qui apprennent la géométrie, du seul fait que trois de ses grands-parents allaient à la synagogue ? Mais, en mon cas particulier, je tiens à vous exprimer la reconnaissance sincère que j’éprouve envers le gouvernement pour m’avoir ôtée de la catégorie sociale des intellectuels et m’avoir donné la terre, et avec elle toute la nature. Car seuls possèdent la nature et la terre ceux à qui elles sont entrées dans le corps par la souffrance quotidienne des membres rompus de fatigue. »
« On doit le respect à un champ de blé »
Gustave Thibon qualifiera sa rencontre avec Simone Weil de « capitale ». Mais quelle influence a-t-il eue sur elle ? On ne pénétrera jamais le mystère de leurs longues discussions, mais il semble que de toute évidence la fréquentation du philosophe conservateur et la rencontre avec le monde paysan aient eu une influence déterminante dans l’écriture de L’Enracinement, en 1943, à Londres. « On doit le respect à un champ de blé, non pas pour lui-même, mais parce que c’est de la nourriture pour les hommes. D’une manière analogue, on doit du respect à une collectivité, quelle qu’elle soit – patrie, famille, ou toute autre -, non pas pour elle-même, mais comme nourriture d’un certain nombre d’âmes humaines. »
Dans L’Enracinement, elle reprochera à Vichy d’avoir déshonoré les beaux mots de travail, de famille et de patrie. De même elle écrit : « Peu importe que le gouvernement de Vichy ait mis en avant une doctrine régionaliste. Son seul tort en la matière est de ne pas l’avoir appliquée. Loin de prendre en toutes choses le contre-pied de ses mots d’ordre, nous devons conserver beaucoup des pensées lancées par la propagande de la Révolution nationale, mais en faire des vérités. »
Ils se revoient une dernière fois à Marseille, en avril 1942, juste avant son départ pour New York (où elle passera brièvement avant de repartir pour Londres se mettre au service de la France libre). Ils parlent toute une nuit. «J’entends encore la voix de Simone Weil dans les rues désertes de Marseille, tandis qu’elle me reconduisait à mon hôtel aux premières heures du matin : elle commentait l’Évangile ; sa bouche parlait comme un arbre donne son fruit» (2).
Avant la publication de L’Enracinement par Albert Camus, en 1949, c’est Gustave Thibon le premier qui publiera La Pesanteur et la Grâce, recueil d’aphorismes issus des carnets qu’elle lui avait confiés en 1941. «On m’a beaucoup reproché d’avoir tiré Simone Weil vers le catholicisme», dira Gustave Thibon. En effet, beaucoup de proches de la philosophe, notamment son frère (lire notre épisode 1), s’inquiéteront après-guerre de sa récupération par les « talas ». Mais est-ce de la récupération ou une ouverture d’esprit de la part d’un homme capable d’admirer à la fois Nietzsche et le Christ ? Ce n’est pas de la faute des catholiques si l’héritage de Simone Weil a été complètement occulté par la gauche après-guerre, sans doute parce qu’au moment où triomphaient les existentialistes et leur conception de la liberté comme arrachement, son éloge des limites et de l’enracinement a été jugé obsolète. ■
(1) Nous recommandons à nos lecteurs la vidéo, disponible sur YouTube où le philosophe raconte son amitié avec Weil, un petit moment de bonheur intellectuel. (2) «Simone Weil telle que nous l’avons connue», Jean-Marie Perrin, Gustave Thibon, Fayard.
MAGNIFIQUE !