« Mon oncle boit les paroles de sa femme qui chante Les Lacs du Connemara »
Par Didier Desrimais*.
Commentaire – Ce nouvel et, pour changer, excellent article de Didier Desrimais, aux allures de facéties estivales, est paru dans Causeur, hier 18 août. Remarquablement écrit, comme une sorte de pastiche dont le modèle reste à découvrir, il offre un saisissant contraste entre deux univers aux traits nécessairement forcés, mais pourtant véridiques, où le ridicule et les extrémités acceptées, revendiquées, de « l’homme moderne », ne ressemblent plus vraiment au portrait de « l’homme au bermuda » dressé et moqué, jadis, par Philippe Murray, mais présentent au contraire des caractères plus inquiétants encore, en rupture radicale, avec ce que l’on appelait autrefois « l’humaine condition ». L’énigme de l’avenir, exprimée en conclusion, ne laisse pas que d’inquiéter, en effet. Cet article n’est certes pas que facétieux.
Pour évoquer l’été capricieux et l’homme moderne, notre chroniqueur a choisi cette fois de s’inspirer d’un écrivain qui fit de la chronique journalistique un art littéraire à part entière. Saurez-vous le reconnaître ?
Facéties vraiment ?
Facéties de l’été bourguignon. – Vacances nivernaises. – À propos d’un homme-chien nippon. – Ce qu’en pense mon tonton Raymond. – Portrait rapide de ce dernier. – Remarques sur l’horoscope chinois. – Particularités du signe du Chien. – Échanges culturels entre Nivernais et Berrichons. – Description inflexible du cousin Fabrice. – Ce qu’il advient d’« iel ». – L’été retrouve des couleurs. – Tableau idyllique. – Dernières nouvelles de l’homme moderne. – Curieux phénomènes. – Inquiétude des scientifiques. – Il est des endroits où l’homme ne se ressemble plus. – Des savants en tirent diverses conclusions.
Il n’y a plus de saisons, disent les Anciens du cru depuis toujours. Ils le répètent cette année. L’été bourguignon est facétieux : une pluie éparse douche timidement des vaches qui courent s’abriter sous les quelques rares arbres bordant leurs pâturages. À peine sont-elles arrivées en sueur sous les ramages protecteurs, que le soleil darde de tièdes et réconfortants rayons qui font espérer une douce soirée. Toutefois, par-delà les cimes des arbres, le vent peine à chasser des nuages métalliques.
Vacances nivernaises. Repas de famille. Sous la véranda verdoyante qui ombre la terrasse, mon tonton Raymond est fier de braver les éléments en préparant un barbecue, ce qu’il fait avec la rigueur virile du géomètre : pas un bout de charbon ne dépasse. Une impressionnante pièce de bœuf attend d’être sacrifiée sur l’autel de braises. Des cousins téméraires courent autour du brasero. Il y a des odeurs de chèvrefeuille, de persil, de poivre et de parfums de femmes. La nuit tombe, le bonheur est à portée de main et le ciel a des couleurs de fer et d’or.
Au milieu de cette béatitude pastorale et familiale, voilà que, grâce aux journaux, nous apprenons des choses surprenantes : par exemple qu’un Japonais se prend pour un chien et se fait appeler Toco. Il a, paraît-il, dépensé une fortune pour se transformer en colley – cet animal à poil long, croisement de chiens introduits en Écosse par les Romains qui avaient l’œil à tout, est réputé être calme, docile et fidèle ; l’un d’entre eux est parvenu à devenir une vedette de télévision et s’est mis à cabotiner à qui mieux mieux avec ses congénères, hommes ou bêtes se regardant en chiens de faïence sous les projecteurs. À ce propos, la peau de bête que revêt ce Japonais a été réalisée par une entreprise de costumes pour la télévision. On voit par là que nul être, humain ou canin, ne saurait prétendre échapper à son destin.
Mon tonton Raymond est un gros monsieur relativement âgé et sensiblement bourru. Il a des rhumatismes barométriques, d’indéniables raideurs de jugement, un caractère ferrailleur et des expressions bien à lui : ainsi ne dira-t-il jamais qu’il allume un barbecue, mais plutôt qu’il va « faire chauffer la Sandrine » – Dieu seul sait ce qu’il entend par là. Je lui narre les aventures de cet homme-chien nippon. Il me regarde à peine, murmure : « C’est-y pas Dieu possible d’être aussi abruti », puis répartit harmonieusement la rougeoyante couverture charbonneuse qui doit bientôt rôtir la côte extraite de cet animal que les Chinois nés sous le signe du Bœuf admirent, dit-on, pour son « amour des valeurs traditionnelles, celles de la famille et du travail ».
Notons au passage que si aucun Chinois ne s’est jamais pris pour un chien, tous les Chinois nés sous le signe du Chien attendent impatiemment l’an 2030, la prochaine Année du Chien, apprends-je à mon tonton. Les Chinois nés sous ce signe sont loyaux et honnêtes, dotés d’une « bonne nature » et « toujours prêts à rendre service » ; leurs chiffres porte-bonheur sont le 3, le 4 et le 9 ; leurs couleurs préférées, le vert et le rouge. À l’instar de notre Taureau ou de notre Capricorne, le Chien chinois est fidèle ; ses relations avec le Lapin sont durables et fiables, surtout si le Lapin est une Lapine. « Quand t’auras fini de raconter des bêtises, t’iras chercher une bouteille de Sancerre à la cave », commande mon tonton tout en inspectant tendrement le travail de ma tata Simone, sa femme, lequel travail consiste en l’assaisonnement savant et aromatique de la frisée qui accompagnera des crottins de chèvre chauds – crottins de Chavignol, comme il se doit.
Car la Loire qui sépare Nivernais et Berrichons n’empêche nullement les échanges culturels, au contraire : sur chacune des rives de ce fleuve intrépide sont plantées des vignes donnant des vins blancs caractéristiques des sols qui les accueillent – le Sancerre et son goût de « pierre à fusil » et le Pouilly Fumé et ses arômes d’agrumes font la renommée des uns et des autres. Mon tonton est très friand des deux ; ma tata aussi ; j’avoue ne pas être insensible aux charmes de ces douces consolations, ces fortifiants de l’âme qui sont aussi, écrivait Colette, « l’honneur des mets » en même temps qu’un « grand mystère ». Est-ce un hasard si cette partie de la bouche qui, la première, est submergée par les arômes délicats et les fragrances de ces vins aimables s’appelle le palais – lieu prestigieux voué au luxe, à la volupté et au culte des dieux bachiques ?
Qu’un homme veuille devenir un chien, voilà bien une chose incroyable. Qu’un autre, issu d’une branche lointaine et cousinale de notre arbre généalogique, se refuse à goûter le nectar de nos vignes locales paraît presque impossible. Je connais pourtant un phénomène de ce genre-là. Cet homme atrabilaire, court sur pattes, avec une poitrine ridiculement étroite et une tête desséchée de hareng saur, se vante d’être tout à la fois un « professeur des écoles, adepte des méthodes les plus pédagogiquement innovantes », un « intransigeant militant contre l’alcool sous toutes ses formes, en bouteille ou dans les chocolats » et, par conséquent, un « exemple pour la jeunesse ». Ce lugubre individu étant ce qu’on a coutume d’appeler un membre de la famille, nous nous devons malheureusement de supporter sa redoutable compagnie lors d’événements incontournables, mariages ou enterrements, durant lesquels l’infatigable cousin Fabrice (tel est son prénom) nous rappelle continûment sa présence au moyen de pesants regards et d’intransigeants sermons dès que l’un de nous lève son verre en hommage au mort ou en l’honneur des mariés.
Il est reconnu que l’homme qui répugne à boire ne serait-ce qu’un verre de vin en société est souvent un mauvais convive, un triste camarade de tablée, un pernicieux, voire un fourbe et un prétentieux. Le philosophe anglais Roger Scruton, grand amateur des vins bourguignons, préconisait de « rassembler les fanatiques de la santé qui ont empoisonné tous nos plaisirs naturels et de les enfermer dans un lieu où ils pourraient se casser les pieds entre eux ». Le cousin Fabrice y aurait, à n’en pas douter, une place de choix. Toutes les tares de l’abstinent et du pédagogiste se sont concentrées dans ce corps malingre, et nous n’avons été qu’à moitié surpris lorsque ce rachitique nous a appris, dans une lettre écrite en écriture dite inclusive, qu’il était, en plus du reste, « non-binaire, asexuel et végan », qu’il ne se prénommait plus Fabrice mais Camille, et qu’il souhaitait que dorénavant nous lui donnions du « iel » en guise de pronom. Mon tonton propose de conserver et de relire cette missive les soirs d’hiver, au coin du feu, afin d’égayer les vieux et d’instruire les enfants sur le danger des faux progrès pouvant mener à une existence blafarde.
Les jours passent. L’été retrouve des couleurs. Les enfants aussi. Le mercure montant gentiment, on peut dîner sur la terrasse sans revêtir cette « petite laine » protectrice gorgée d’odeurs anciennes. Revigoré, un grillon tente d’imiter le chant rituel des Chevaliers du Tastevin. Le vent est léger et tiède ; les arbres s’ébrouent à peine. Repas familial et tableau idyllique : les andouillettes s’émoustillent sur la grille du barbecue, les patates crépitent de joie dans la poêle, les glaçons fondent de bonheur dans un whisky irlandais, un seau d’eau fraîche attend sa promise, une bouteille de rosé d’Anjou. Tata Simone taille les rosiers bordant la maison. Son époux, maître des lieux, goûte en silence cette scène champêtre et familiale en allumant son cigare quotidien : « Mon seul vice », décrète-t-il en rajustant ses bretelles.
Mon vice à moi étant de compulser frénétiquement la presse, j’apprends à mon tonton d’étranges choses concernant l’homme moderne : par exemple, qu’il boit avec modération (sauf s’il est Breton ou demeure à Lille), se sustente essentiellement avec des graines, des racines légumineuses et des quiches lorraines sans lardons, prend régulièrement des cachets pour s’endormir, d’autres pour se réveiller, des crèmes pour tonifier son corps et des pilules pour améliorer sa mémoire. Les médecins restent circonspects devant les résultats de ce curieux régime – ils constatent que l’homme moderne continue de somnoler dans le métro, d’avoir le regard maussade, la peau flasque, un QI moyen, des défaillances mnésiques et, de plus en plus, des comportements incohérents.
De curieux phénomènes complètent cet affligeant tableau. Une revue médicale signale qu’un célèbre urologue vient de pratiquer une prostatectomie sur Brigitte F. (née Rémi) : « Une première mondiale », claironne le chirurgien. Des hommes d’âge mûr, dans différents pays, ont été retrouvés dans des parcs publics, babillant, une tétine à la bouche et revêtus d’une simple couche-culotte. Un magazine féminin affirme que « des hommes peuvent être enceints » – à ce propos, Le Berry Républicain est heureux de nous faire savoir, sans s’en étonner, qu’un homme, né femme, vient d’accoucher de l’enfant conçu avec sa femme, née homme. Les élèves d’un collège britannique sont maintenant autorisés à s’identifier à un cheval, un chat ou un dinosaure. Quand il ne se prend pas pour un cheval, un chat ou un dinosaure, l’homme moderne aspire à ne ressembler à rien. En tout cas à rien de connu – moitié hominidé abruti, moitié palourde, affirment des scientifiques qui en perdent leur latin et leur sens de l’humour.
L’un d’entre eux, anthropologue réputé et cruciverbiste à ses moments perdus, n’en dort plus la nuit – il redoute que, dans deux mille ans environ, ses confrères ne découvrent, hilares, les vestiges de cette époque étrange durant laquelle des bipèdes à cheveux verts et des universitaires avec le QI d’une endive auront pu clamer le plus sérieusement du monde que « la division sexuelle fondée sur la biologie est une construction sociale ». En un mot, il craint le ridicule. Crainte légitime, dis-je à mon tonton qui ne m’écoute plus depuis longtemps. Pétri d’amour et d’admiration, il préfère boire les paroles de sa femme qui chante, au milieu des rosiers, « Les Lacs du Connemara ». « Quelle belle soirée ! », dit-ilen esquissant un pas de danse celtique pour aller la rejoindre.
La nuit tombe. Des étoiles apparaissent timidement et cherchent leur chemin dans l’immensité céleste. Dans les cités lointaines et surpeuplées, l’homme ne se ressemble plus. On ne sait pas encore ce qu’il adviendra finalement de lui. On s’interroge. On craint le pire. Des savants en concluent que le monde à venir est incertain et mystérieux. D’autres pensent qu’il est insondable et énigmatique. Un dernier affirme stoïquement que « dans un siècle, on y verra plus clair ». ■
* Amateur de livres et de musique, scrutateur des mouvements du monde.
Les Gobeurs ne se reposent jamais : 22,00 €
Il y a de l’Alexandre Vialatte là-dedans…
Cela rappelle un chroniqueur du Figaro Magazine au visage poupin et à l’esprit incisif, jusque dans le grand âge ; faisait aussi partie de l’équipe des « grandes gueules », dans un genre un peu « salace » sur une radio périphérique .
Un stakhanoviste de l’humour ! Hélas, le nom m’échappe .
Philippe Bouvard ?
Ou encore, Jean d’Ormesson qui était un peu plus écrivain que Philippe Bouvard.
Le mystère reste entier.
Chrisiian Combaz? Cela lui ressemble parfois?
Cet excellent texte me dit : » latte l’arate ! »