La marmite woke
Par Jean-Paul Brighelli.
Commentaire – Cet article est paru dans Causeur hier, 24 août. Il est d’ordre qu’on dirait aujourd’hui métapolitique et n’intéresserait donc pas les dirigeants de la Cité, ou ceux que son destin, les perspectives de son avenir, préoccupent et souvent angoissent. Bien sûr, au contraire, qu’il intéresse tous les esprits politiques ! C’est qu’aujourd’hui la Révolution en marche ne s’en prend plus seulement, comme autrefois, aux institutions, aux privilégiés par la naissance ou la fortune, aux situations acquises ou héritées, etc… Elle s’attaque à ce que Thomas Molnar appelait l’âme de la Cité, nécessairement héritée, collectivement, et habitant en chacun de nous, comme elle entend déconstruire la nature biologique, culturelle, ontologique, communautaire constitutive de chacun d’entre nous. Ainsi se construit le « cercueil de verre » où se trouve enfermé « le monde occidental tout entier », « sans prince charmant pour le délivrer ». Peut-on ajouter « pour l’instant » ?
La Petite Sirène est noire, Blanche-Neige est désormais bronzée. Les producteurs et dirigeants de Disney sont-ils dingues? Visent-ils des segments spécifiques du marché? Ou peut-être sont-ils malencontreusement tombés dans la marmite woke: c’est l’avis circonstancié de notre rédacteur.
« Elle avait la peau douce et diaphane comme une feuille de rose, les yeux bleus comme un lac profond » … Ainsi Andersen décrit-il sa petite sirène. « Oh ! Si je pouvais avoir un enfant aussi blanc que la neige, aussi vermeil que le sang et aussi noir de cheveux que l’ébène de cette fenêtre ! » Bientôt après, elle eut une petite fille qui était « blanche comme la neige, vermeille comme le sang et noire de cheveux comme le bois d’ébène, et Blanche-Neige fut son nom à cause de cela », précisent les frères Grimm.
Nous avons été bercés par ces contes, soit parce que nous avions des parents aimants qui nous les racontaient pour nous aider à glisser au sommeil, soit parce que nous avons vu les dessins animés de Disney, sortis en 1937 pour Blanche-Neige et en 1989 pour La Petite Sirène. Il y en a pour les petits garçons comme pour les petites filles, qui s’identifient sans peine à la jeune fille malheureuse (quel enfant n’est pas malheureux, au moins par épisodes ?) ou au prince salvateur. Quelle que soit la couleur de leur peau ou la forme de leurs yeux.
Quelle mouche a donc piqué la direction de Disney pour avoir opté pour une sirène désormais noire, et pour une Blanche-Neige latina ? S’agissait-il de draguer tel ou tel segment de spectateurs américains, pensant que les petites Blacks s’identifieraient à Halle Bailey ou à Rachel Zegler ? Spielberg en 2021 avait fait appel à cette dernière pour jouer Maria dans son remake de West Side Story, et la jeune actrice s’en était bien sortie. Mais Blanche-Neige ?
Qui est raciste ?
Il s’agit en fait d’une assignation à résidence. Tu es noire, ou latina, tu auras une héroïne qui te ressemble. Plus question de sortir de toi-même. Ne demandez pas qui est raciste…
Le plus beau, c’est que ces certitudes aberrantes vont à l’encontre des impératifs économiques. Les enjeux financiers de ces productions à très gros budget sont tellement colossaux que les faux pas sont en principe interdits. La Petite Sirène a dévoré un budget initial de 265 millions de dollars, et en a rapporté 567 millions : vu les frais additionnels de promotion, c’est tout juste un succès. Et Blanche-Neige suscite déjà de telles polémiques qu’il est douteux que le film, qui aura coûté 100 millions de dollars et sort l’année prochaine, permette à la firme aux grandes oreilles, dont la valeur a été quasiment divisée par deux ces dernières années, de distribuer à nouveau des dividendes (ce qu’elle ne fait plus en ce moment), malgré ses coupes sévères dans son personnel. Quel a donc été le calcul des capitalistes de la firme de Burbank ? Ce qui faisait la force du dessin animé, c’était son caractère universel — et le succès (418 millions de dollars de rentrées, pour 1,5 million de budget pour le film de 1937) a confirmé cette universalité. Et il faut bien comprendre ce que signifie ce mot, « universel ». Il implique que les petites filles / petits garçon du monde entier, aux cheveux crêpus, aux yeux bridés, à la peau de lait, parlant toutes les langues, se sont identifiés à cette héroïne au teint de neige et aux cheveux noirs (une exception dans la longue lignée des héroïnes nord-américaines de Disney).
Identifiés, patates. Pas assimilés
La mimésis, explique Aristote, repose sur une identification en profondeur. Œdipe, le héros de Sophocle, est un modèle parce qu’il peut prendre n’importe quelle apparence — sinon, le rôle serait mort après la disparition du premier acteur à l’avoir porté à la scène. Blanche-Neige est la gamine (ou le gamin) rejeté par un père remarié (même problématique dans Cendrillon, au passage). Si même on va creuser plus loin, du côté de la psychanalyse des contes de fées, on comprend bien que le mécanisme de la mimésis ne tient pas à une apparence externe, mais à un fonctionnement inconscient.
Les grands argentiers de Disney, que l’on croyait tributaires exclusifs du cash-flow, sont en fait tombés aux mains de l’idéologie woke. Et comme toute idéologie, celle-ci n’entretient avec le réel que des liens fort douteux.
C’est même ce qui la caractérise. Le wokisme est la résurrection du puritanisme des Pères fondateurs de l’Amérique. Il a trouvé dans sa lecture aberrante de la French Theory les outils nécessaires à sa lecture et à sa réécriture du monde. Le mâle est le mal, le Prince ne sauvera pas Blanche-Neige, ce serait se placer sous l’autorité haïssable (par définition) d’un gars équipé d’une grande épée… Et les nains ne seront plus des nains, mais des créatures magiques : surtout, ne pas déplaire aux défenseurs des Personnes de Petite Taille. En fait, les précautions multiples qu’implique le respect de la pensée woke vident forcément les histoires de tout ce qui en faisait l’ambiguïté, c’est-à-dire l’efficacité. Lisez vraiment La Petite Sirène d’Andersen : c’est un conte d’une cruauté absolue, avec mutilations diverses à la clef, et une fin atroce.
L’antécédent du Bossu de Notre-Dame
Walt Disney nous avait fait le coup avec Le Bossu de Notre-Dame, si vaguement inspiré de Notre-Dame-de-Paris que le nom de Hugo n’était pas même au générique. J’ai souvenir d’avoir lu en classe le passage décisif, qui raconte l’exécution d’Esméralda, devant des hypokhâgneux terrifiés, qui croyaient encore qu’à la fin, la belle Bohémienne se mariait avec cette crapule de Phébus. Là déjà Disney n’avait pas voulu comprendre que les fins dramatiques ancrent l’histoire dans l’inconscient des gamins, qui en tireront la morale qu’ils veulent. Le Happy end américain désactive le mécanisme même de la mimésis, qui s’appuie (eh oui, Aristote en savait plus que Michael Eisner ou Robert Iger) sur le couple fatal qu’elle forme avec la catharsis. Et sans violence, pas de catharsis.
Mais ce sont là des concepts culturels assez loin des préoccupations (et des capacités) des partisans du wokisme. Tout ce qui s’appuie sur une histoire, sur une armature culturelle, est systématiquement nié par nos petits marquis de la pensée immédiate et du ressenti considéré comme mode absolu de savoir. Ce n’est plus seulement Blanche-Neige, mais le monde occidental tout entier que l’on enferme dans un cercueil de verre — sans prince charmant pour le délivrer. ■