Par Pierre Builly.
Le tigre blanc de Karen Chakhnazarov (2012).
On ne se débarrasse pas du Mal.
Notre amie Wikipédia fait opportunément le rapport entre Le tigre blanc, invulnérable char d’assaut de la Wehrmacht à la toute fin de la guerre et notre vieux complice Moby Dick le cachalot géant féroce. De fait la blancheur commune prêtée au tank et au cétacé n’est pas fortuite, non plus que leur commune capacité à disparaître soudainement pour plus tard mieux ressurgir et mordre. Il faut donc bien admettre que le film de Karen Chakhnazarov est bien davantage qu’une mise en images spectaculaire et souvent impressionnante des combats qui se mènent à la fin de l’hiver 1945, alors que l’Armée rouge est en train de renverser les positions allemandes.
Avant de venir au fond des choses, je dois dire que j’ai trouvé bien venu de regarder un film qui se passe précisément de l’autre côté de l’Europe contre le même ennemi. Je conçois bien que la libération de la France par les Anglo-saxons occupe, dans notre pays et notre imaginaire la place majeure, d’autant que les héroïsmes du Débarquement de juin 1944 et des longs combats qui ont suivi ont été légitimement illustrés par une quantité de films.
Mais on aimerait aussi qu’en toute objectivité on insiste un peu davantage sur l’importance décisive de l’effort soviétique dans l’écrasement de la Bête ; il y a lieu de penser, au demeurant, que si Moscou n’avait pas tenu bon dans les mois qui suivirent l’Opération Barbarossa du 22 juin 1941, le sort de la guerre en aurait été changé. On va certes me dire que Staline n’aurait eu que ce qu’il méritait, après le Pacte germano-soviétique du mois d’août 1939, mais on pourrait dire tout autant que les folies pacifistes (les 14 points) de Woodrow Wilson aux temps du Traité de Versailles de juin 1919 et les palinodies et reculades de Roosevelt devant l’agressivité hitlérienne n’ont pas été pour rien dans l’éclatement du conflit.
Donc voilà que les Allemands commencent à refluer ; le film se passe peut-être au printemps 1945, après l’offensive Vistule-Oder. La neige ne recouvre plus le sol russe mais le dégel l’a avantageusement remplacé par la boue. Cela étant, on peut tout aussi légitimement penser que les débuts du récit se situent à un autre moment : la chronologie n’a pas d’importance réelle dans Le tigre blanc, sauf à la fin qui se passe dans Berlin dévasté, après la capitulation signée par le maréchal Joukov (Valeri Grichko) et le Feld-maréchal Keitel (Christian Redl).
Toujours est-il qu’à l’issue d’un violent combat on découvre dans un char russe un conducteur brûlé à 90%, ce qui ne lui donne aucune chance de survivre. Mais le garçon non seulement ne meurt pas mais cicatrise avec une rapidité exceptionnelle et sans aucune séquelle apparente. Ah, pourtant si ! Il a totalement perdu la mémoire et surtout a développé une sorte d’empathie mystérieuse avec les chars de combat.
On l’appellera donc Ivan Naydemov (c’est-à-dire trouvé) et comme il se montre remarquable conducteur de tank, on le nomme sous-lieutenant, chef d’un équipage qu’il dirigera avec l’adjudant Kryouk (Alexandre Vakhov) et le sergent Berdyev (Vitali Dordjiev). Et à partir de ce moment-là, Naydemov va consacrer toute son énergie à traquer l’invulnérable Tigre blanc, sorte de Moloch inatteignable, invincible, subtil et cruel. Cette bête méchante est celle qui a tué son propre tank, celui où il a été brûlé et qui lui a volé sa vie et ses souvenirs : il y a donc entre eux un lourd contentieux.
Un contentieux qui ne fera que s’accroître lorsque Naydemov prendra conscience que le Tigre blanc est l’image même du Mal, le Mal toujours présent dans le Monde, inatteignable et indomptable. Naturellement le film touche là au fantastique, quelquefois à l’onirique. Et c’est sans doute là qu’il devient profond alors qu’il est un curieux mélange entre la représentation presque documentaire des chars d’assaut de la deuxième guerre et la quête angoissée d’un type dont on ne saura rien de plus qu’il n’en sait lui-même, c’est-à-dire un chaos.
Mais qui est l’image arquée de la nécessité de combattre le Mal. Le Mal, gigantesque et protéiforme, qui se cache, se dissimule, se maquille et veut l’emporter sur tout et sur tous.
Éternelle question. Comment s’en sortir ? ■
DVD autour de 10€.
Chroniques hebdomadaires en principe publiées le dimanche.