Par Robert Redeker.
Cette tribune est parue vendredi 8 septembre dans Le Figaro. Nous n’y ajouterons pas de commentaires. Les sportifs et / ou amateurs de rugby, football, et autres sports, les écriront s’ils le souhaitent. Sur le fond, Redeker déplore le déracinement, la financiarisation du sport qu’ils avilissent. Il s’en tient à son attachement à la beauté gratuite, qu’il appelle beauté du « dérisoire ». Paradoxalement considéré comme un « essentiel ». Comment lui donner tort ?
« Chaque nation joue dans le rythme de son hymne, comme s’il contenait la partition suivie par son équipe. »
TRIBUNE – Ce vendredi 8 septembre, le XV de France lance la Coupe du monde de rugby. L’écrivain, autrefois passionné de football, et aujourd’hui devenu un inconditionnel du ballon ovale, nous fait partager sa passion pour ce sport.
À Saint-Étienne, capitale historique du football populaire disparu, avant le coup d’envoi d’un France-Écosse de rugby, la foule et les sélectionnés, de concert, entonnèrent a capella une Marseillaise d’une inoubliable puissance et beauté. Peut-on rencontrer au monde chose plus bouleversante? La peau alors est balayée par des frissons de chair de poule, revenant en vagues désordonnées. Quelques larmes mouillent les yeux. Comme si, échappés des profondeurs de notre inconscient collectif, les innombrables ancêtres qui ont dessiné le visage de notre pays, profitaient de cette émotion pour se rappeler à nous! Comme s’ils revivaient dans nos cœurs et sur nos épidermes. L’histoire est résurrectionnelle, constatait Michelet: elle rend présents les hommes du passé. Le peuple devenu chorale, sous la lumière du rugby, est résurrectionnel au même titre.
Le rugby reste territorialisé – quand les penseurs de la déconstruction, idéologiquement soumis à la mondialisation, célébraient la «déterritorialisation». Le football s’est engouffré dans cette logique déterritorialisante, jusqu’à organiser sa compétition majeure dans un pays désertique dénué de tradition footballistique, jusqu’à arracher toutes les racines liant un club à son environnement humain, tandis que le rugby, lui, résiste. Le hakka des All Blacks, les hymnes celtes ouvrant les matchs à Dublin, à Cardiff, à Édimbourg, en témoignent tout en envoyant un message: nous sommes encore là, peuples obstinés, sur la terre de nos ancêtres. L’hymne écossais, entonné à chaque sortie du XV du chardon, dit : «Ô fleurs d’Écosse/ Quand reverrons-nous/ Les hommes dignes/ Qui se sont battus et sont morts pour/ Tes humbles collines et vallées?» L’hymne fait intimement partie du match international de rugby, il n’est pas un divertissement superficiel, un décorum extérieur. Athanor, il fusionne en des noces incandescentes les joueurs, le public, et au-delà, la nation. Public est un mauvais mot: «il n’y a pas de public au rugby», affirme Michel Serres, mais un chœur, à la semblance de la tragédie grecque. Ainsi, «les Biterrois y sont le chœur des héros rouge et bleu».
Tant qu’il y aura les hymnes fusionnels entonnés avec ferveur, il y aura les styles différents de rugby. L’enracinement permet à ce jeu d’échapper à la standardisation planétaire qui stérilise le football. Aucune des grandes nations du rugby ne joue comme ses rivales. Mieux: chaque nation joue dans le rythme de son hymne, comme s’il contenait la partition suivie par son équipe. Un livre digne des plus excellents écrivains, né sous la plume de Daniel Herrero, ce fameux joueur, L’Esprit du jeu, articule les styles du rugby avec «l’âme des peuples». L’hymne exprime l’âme des peuples. Qu’appelle-t-on, d’un syntagme romantique popularisé par Hegel, «l’âme d’un peuple»? Un «je ne sais quoi» rassemblant ces éléments: son art de vivre, sa sensibilité, son folklore, son rapport à la nature, au cosmos, aux autres, toutes choses trouvant leur aboutissement dans sa culture. Cette âme est toujours singulière. Âme, ici, ne prend pas le même sens qu’en théologie: loin d’être une entité éternelle d’essence spirituelle, abstraite, elle est un produit historique toujours menacé de disparition – d’où, devant cette précarité, le désir farouche des peuples de la sauvegarder, de rester eux-mêmes.
Le rugby de notre XV national ne représente pas la France, il l’exprime. La représentation est abstraite, implique une distance, l’expression est charnelle, signalant une identification. Parallèlement, tous différents, les rugbys de Toulouse, d’Agen, de Toulon, de Castres, de La Rochelle, de Clermont, des deux principaux clubs parisiens, expriment un terroir. Le XV de France exprime l’âme d’une nation, la France comme territoire, quand les clubs locaux expriment l’âme des «petites patries» (comme disait Jaurès), un terroir. Le mot «expression» désigne une extériorisation: une intériorité repliée sur elle-même se déplie et se déploie à la faveur d’une activité. Ce mot appartient également au lexique des vignerons. Un vrai vin – non un breuvage standardisé usurpant ce nom – exprime toujours un terroir. Il en déplie les possibilités gustatives. Élever du vin et conduire une équipe de rugby sont deux arts parents qui reposent sur l’expression de leur terroir. France, ton rugby et tes vins t’expriment jusqu’à l’accent occitanophone de nombre de tes joueurs!
L’âme d’une équipe, précise Jean Oyarsabal dans Friandises rugbystiques, est «ce que ses incarnations, ses hommes donc, ne peuvent définir, mais qu’ils ne doivent pas perdre». Dans le rugby, les nations, exprimant leur âme, restent elles-mêmes. La vertu de ce conservatisme fait de ce jeu le sport romantique par excellence. Comment expliquer la dilection croissante des Français pour leur rugby? Le XV de France endosse, à travers la liturgie du match, un rôle dont le peuple a faim et soif: celui d’incarner l’éjecté de l’enseignement, de la culture, et du football, que l’on veut effacer par la péroraison sur les valeurs, le résumé de l’âme du peuple, le roman national. Le peuple conquis par le rugby n’attend pas des leçons de morale aux standards éthiques de la dernière mode, propres à humilier les joueurs, mais un exaltant concentré de notre identité nationale. ■
Auteur de nombreux livres, Robert Redeker a notamment publié «Le Soldat impossible» (Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2014), «L’Éclipse de la mort» (Éditions Desclée de Brouwer, 2017) et «Les Sentinelles d’humanité. Philosophie de l’héroïsme et de la sainteté» (Desclée de Brouwer, 2020). Dernier ouvrage paru: «Sport, je t’aime moi non plus» (Éditions Robert Laffont, coll. «Homo ludens», 112 p., 10 €).
Je précise que je me suis éveillé au sport de compétition devant France-Galles de 1959 qui nous valu notre première victoire seul en tête dans le Tournoi des 5 nations. Et que j’ai assisté en Angleterre, en Irlande, au Pays de Galles, en France évidemment à un grand nombre de matches.
C’est dire si j’aime le rugby et si je partage le point de vue de Redeker.
Mais on ne peut oublier pour autant que le rugby, au contraire du football ou plus encore de l’athlétisme, est très loin d’être un sport universellement pratiqué. Des contrées entières sont indifférentes à ses enchantements.
Qu’est ce que ça prouve ? Rien du tout, si ce n’est que le retentissement de notre possible victoire sera bien limité.
Le rugby n’a pas le monopole des frissons collectifs, souvenez-vous .
L’hymne breton au Stade de France, chanté par Nolwen Leroy :
https://www.youtube.com/watch?v=DzckoZ3v_gQ