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Cette tribune de Bérénice Levet, consacrée à l’école est parue dans le Figaro du 12 de ce mois. On sait que nous suivons les publications et les travaux de Bérénice Levet depuis plusieurs années, En effet, avec sa réflexion dans son ensemble, nous nous sentons en termes de réelle proximité. Sur de nombreux sujets, nous sommes sur la même ligne. Et surtout, en dernière analyse, ses travaux sont une contribution sans prix à l’œuvre de préservation de la civilisation dont nous sommes héritiers et même, de la nature dont nous sommes faits.
TRIBUNE – Si Gabriel Attal a pris une décision considérée comme salutaire par la plupart des Français, ses prédécesseurs se sont engagés dans la promotion de la théorie du genre, rappelle Bérénice Levet. Or, estime-t-elle, l’institution scolaire ne doit pas être le lieu de manifestation d’un identitarisme ; elle doit au contraire s’affirmer comme l’endroit où chacun se forme au savoir et à la culture.
« gardons-nous de l’absolutisation de l’émancipation, péché originel de la modernité et du progressisme. »
La rentrée des classes a eu lieu. Les professeurs et les parents ont désormais reçu la lettre du ministre Attal. Le port de l’abaya et du qamis est interdit dans les établissements scolaires. La détermination dont fait montre le nouveau titulaire du ministère de l’Éducation nationale est heureuse et salutaire, mais pourquoi s’arrêter en si bon chemin? N’est-ce pas des identités dans leur ensemble – identité de sexe, de «genre», de sexualité, de «race» – qu’il conviendrait de libérer l’école, et d’abord les élèves?
Celles-ci ont pénétré l’institution scolaire depuis plus d’une décennie – la théorie du genre est introduite dans les manuels de sciences de la vie et de la terre en 2011, sous la présidence de Nicolas Sarkozy et sous l’autorité de Luc Chatel, alors ministre de l’Éducation nationale. Les six dernières années ont marqué un coup d’accélérateur.
On rappellera la circulaire de mai 2021 sur l’écriture inclusive, dans laquelle le ministre Blanquer bannissait certes le point médian – à quoi ne se réduit pas l’écriture inclusive -, mais pour mieux exhorter au recours à ce que les linguistes appellent la double flexion, autrement dit la pulvérisation du masculin à portée générique au profit du féminin et du masculin: «L’intitulé des fonctions tenues par une femme doit être systématiquement féminisé, pouvait-on lire sous la plume du ministre. (…) Il est également demandé de recourir à des formulations telles que “le candidat ou la candidate” afin de ne pas marquer de préférence de genre, ou à des formules telles que “les inspecteurs et les inspectrices de l’Éducation nationale” pour rappeler la place des femmes dans toutes les fonctions.»
« Vivre pleinement son identité »
Le ministère accréditait par là même le procès intenté à la langue française par le féminisme ambiant, l’accusant d’être inamicale et inhospitalière aux femmes. Quatre mois plus tard, en septembre 2021, nouvelle circulaire Blanquer, «Pour une meilleure prise en considération des questions relatives à l’identité de genre en milieu scolaire», était reconnu, entre autres choses, aux élèves le droit de faire usage du prénom qu’il se sera choisi, avec l’accord des deux parents pour les mineurs.
Enfin, ultime geste remarquable de Pap Ndiaye avant son remplacement: le 17 mai 2023, le ministre lançait une campagne de «sensibilisation» dans les collèges et les lycées en faveur des identités LGBT+ avec pour slogan: «Ici on peut être soi». Et le prédécesseur de Gabriel Attal d’ajouter, dans un communiqué, que cette campagne s’adressait «à la fois aux élèves LGBT+ et à tous ceux qui pourraient, pour quelque raison que ce soit, être empêchés de vivre pleinement leur identité».
Personne n’y trouva donc rien à redire, pas même le président Macron. Et pourtant. Soyons cohérents: si, à l’école, on doit pouvoir «être soi», s’il s’agit de pouvoir «y vivre pleinement son identité», alors on ne voit vraiment pas pourquoi on n’y serait pas ostensiblement musulman.
La lettre et l’esprit des lois
Nous avons là un concentré du peu de foi qu’ont en réalité nos dirigeants dans le modèle proprement français, c’est-à-dire dans les vertus de cette exigence, qui nous distingue des autres pays, de déposer ses bagages personnels dès lors qu’on franchit le seuil de l’école, comme, d’ailleurs, celui de l’espace public et politique ; ils invoquent, bombant le torse, la laïcité, la République, les «valeurs» républicaines, les opposent aux revendications religieuses au nom de l’exigence de neutralité.
«La loi, c’est la loi», assénait encore, le 2 septembre sur Europe 1, Sonia Backès, secrétaire d’État chargée de la Citoyenneté. Oui, assurément, mais ce qui importe, c’est l’esprit de la loi et non la lettre seulement ; or, sur ce chapitre, je crains que nos gouvernants ne soient un peu courts.
Nos ministres, notre président, mais, non moins, nombre de nos professeurs: ne sont-ils pas pleinement et désespérément de leur temps? D’un temps où les questions identitaires, le «droit» à la «visibilité», à la reconnaissance et la promotion des «minorités» et de la «diversité» ont acquis une autorité et une légitimité exorbitantes, et où s’orienter selon ses catégories semble relever de l’évidence. Où l’on ne conçoit plus même qu’on puisse leur être parfaitement indifférent.
Encapsuler l’individu
Alors, il n’est peut-être pas vain de rappeler l’esprit qui préside à cette exigence de laisser son identité à la porte de l’école, de faire rayonner la noblesse, la générosité et la saveur de la composition française. Oui, générosité et saveur, en effet. On voudrait nous faire passer pour des crispés, des racornis, des rabougris, mais qui l’est davantage ?
Quand les uns encapsulent l’individu dans sa prétendue identité, l’incarcèrent dans la prison de son moi et du présent, la France, et d’abord son école, est cette belle audacieuse qui fait le pari de la liberté, une liberté du pas de côté (et non de l’arrachement, car jamais, contrairement à l’inique procès intenté à l’idéal d’assimilation, notre pays n’a exigé l’oubli des origines ; il en a circonscrit la mémoire et le culte à l’espace privé).
On parle volontiers des vertus émancipatrices de l’école. Assurément. Mais de quoi l’école, la culture, le savoir libèrent-ils, sinon d’abord de nous-mêmes, de notre moi étroit, immédiat, spontané, suffisant, vaniteux?
L’école est ce dispositif où il est exigé, et ainsi permis, à chacun de s’oublier, de se mettre entre parenthèses, d’être libéré de soi afin d’être libre pour des réalités plus vastes, plus hautes que soi, d’entendre d’autres voix que la sienne propre. Où l’on apprend, dans le contact avec les grandes œuvres du passé, à emmener celui-ci en voyage, à se dépayser dans des significations autres, où l’on forme, développe et cultive l’art de se mettre à la place d’autrui, ce que Kant appelait l’imagination et Hannah Arendt, avec la Bible et le roi Salomon, un cœur intelligent. Aptitude à se mettre à la place d’autrui non moins essentielle, et je renvoie à cet égard aux remarquables travaux du Dr. Maurice Berger, au fameux processus de civilisation, remis à l’honneur par notre président.
Fétichisme de la liberté
Mais l’école ne se contente pas de nous libérer – gardons-nous de l’absolutisation de l’émancipation, péché originel de la modernité et du progressisme ; le fétichisme, à partir des années 1970, de la liberté de l’enfant, de sa créativité originelle, nous a perdus et a permis aux identités multiples d’envahir l’espace commun. L’exigence de mise entre parenthèses de soi, de suspension des identifications premières, n’est pas un jeu à somme nulle, à cette liberté du pas de côté la France associe le génie de l’incarnation.
Si l’école délie l’élève de ses appartenances premières, privées et privatives, ce n’est pas pour le jeter dans un grand vide identitaire, mais pour relier, rattacher l’homme en devenir qu’il est à la civilisation particulière dont il est appelé à devenir sociétaire et citoyen, dont il aura à répondre devant les morts, les vivants et ceux qui viendront après lui. Il n’est pas d’autre définition de la citoyenneté, celle-ci est irréductible à des «valeurs», on ne cimente pas un peuple autour de généralités. Il a besoin de réalités concrètes, charnelles, bref, d’un imaginaire. Si l’école demande à l’élève d’oublier qui il est, c’est afin de rencontrer, et d’élire, ceux qui, parmi les grandes figures du passé, parmi les héros de la littérature, seront ses compagnons de vie et de pensée.
Quel funeste contresens que le postulat selon lequel l’élève doit «se retrouver» dans les œuvres et l’histoire qu’il étudie: nul ne se retrouve à proprement parler dans Jeanne d’Arc ou Napoléon ; mais tous et chacun y trouvent ceux qui ont fait la France. Quelle morne et dévastatrice obsession, et profonde méconnaissance de l’être humain que celle de «désacraliser» la littérature et l’art en général – c’est de sacré que nous avons besoin (le succès rencontré par l’essai de Sonia Mabrouk, Reconquérir le sacré, suffirait à l’attester).
La « peur de n’être rien »
Que l’école n’exige la mise entre parenthèses de soi que pour mieux doter chacun d’un héritage commun – encrier dans lequel tremper sa plume, car la transmission est passage de témoins -, et pas seulement de « valeurs », est un point capital. Notre ministre, comme notre président de la République doivent impérativement l’entendre, au double sens du terme.
«Ils se sont faits dévots de peur de n’être rien», disait Voltaire. La «peur de n’être rien», tel est le fruit le plus assuré de l’école de la République depuis les années 1970. Dévots, c’est-à-dire musulmans, certes, mais femmes, mais homosexuels, lesbiennes, transgenres, noirs. Identités au doux parfum de victime, de surcroît, de quoi combler, pour le dire avec Musset, une âme vide et ennuyée. Ils se sont donné, autrement dit, une histoire, un récit, une identité que l’école de la République ne leur raconte plus, ne leur donne plus à connaître et à aimer.
Ceux qui renvoient dos à dos identités particulières et identité nationale manifestent une profonde méconnaissance de l’humaine nature. L’homme a besoin de réalités concrètes, charnelles, bref, d’histoires et d’incarnation. Si les identités particulières prolifèrent ainsi, à l’école comme dans la société, c’est qu’elles ont profité du refus de fabriquer des héritiers – le mot et la chose doivent être réhabilités: l’héritier est celui qui non seulement prend soin, entretient ce qui lui est confié, mais aussi enrichit le legs dont il est le dépositaire. La transmission des fondamentaux (orthographe, calcul, lecture), et des fondements de la France doivent redevenir le cœur de l’école.
L’école du bon plaisir
«Autorité du savoir», «autorité des maîtres», «école de la transmission», de tous ces nobles principes, le président Macron se fait le chantre dans l’entretien qu’il a accordé à l’hebdomadaire Le Point en août dernier. Mais, pour, dans le même temps, comme fatidiquement rattrapé par son démon libéral-libertaire de la start-up nation, prêcher «une école flexible» c’est-à-dire une école où, selon sa propre description, «les élèves peuvent être debout, assis ou à genoux pendant la classe».
Bref, une école où chacun peut être soi et comme chez soi, selon son bon plaisir. Assis, debout, et pourquoi pas dans la position du poirier – le yoga est à la mode! « La peine d’être homme (et singulièrement d’être homme politique), commence avec le choix », disait Paul Ricœur.
Nous voudrions tant, en ce domaine, comme en tant d’autres, un président qui ait le courage de choisir: soit de restaurer l’école comme institution et sanctuaire et donc comme lieu de transmission, avec l’oubli de soi et la verticalité que cela implique, soit de la convertir définitivement en grand parc de loisir où chacun vient comme il est dans la vanité et la suffisance de son moi.
«Si l’école, telle que nous la connaissons, n’existait pas, écrivait en 2013 Jacques Julliard, qui vient de nous quitter et dont la liberté d’esprit et la pénétration de vue nous manqueront profondément, on ne l’inventerait pas aujourd’hui. C’est une certitude», concluait l’historien-journaliste. Hélas, cela demeure vrai, quels que soient les espoirs que nous voudrions placer dans le ministre Gabriel Attal. ■
Professeur à l’IPC-Facultés libres de philosophie et de psychologie et essayiste, Bérénice Levet a notamment publié «Le Courage de la dissidence» (Éditions de l’Observatoire, 2022).
À lire….
Bravo ! Une analyse magistrale …. qui devrait être digérée par les pitres qui nous gouvernent ( mais ils n’en sont guère capables )
Que c’est complet, clair et précis.
Madame devrait être, a minima, conseillère de notre ministre.
Tous les couillons de Droite – si nombreux – avaient basé devant la nomination de Blanquer parce qu’il paraissait avoir les sourcils durs et le verbe haut. On voit bien que c’était un ectoplasme, aussi néfaste que N’Diaye.
Mais que voulez-vous; les électeurs de Droite ne se préoccupent que de la « Dette », du déficit, des impôts (toujours trop lourds – et se contrefichent des vrais sujets…