Par Michel Déon
de l’Académie française
C’est un document et un superbe témoignage, que nous vous invitons à lire ou relire aujourd’hui et qui n’avait probablement jamais été publié avant que Mme Nicole Maurras ait eu l’obligeance de nous le transmettre. .
Il s’agit du discours prononcé par Michel Déon dans le jardin de la maison de Maurras, lorsque, selon le vœu que ce dernier avait souvent exprimé, les clés en furent remises par Jacques Maurras son neveu, au maire de Martigues, Paul Lombard, le 27 septembre 1997.
La Municipalité de Martigues ayant arbitrairement décidé de fermer la maison de Charles Maurras aux visites, il est d’autant plus important de rappeler dans quelles circonstances elle en devint propriétaire. Des circonstances qui obligent. Écoutons Déon !
Permettez-moi d’évoquer un souvenir qui a déjà près d’un demi-siècle.
C’était à Tours, un matin affreusement grisâtre, sous un ciel si bas qu’il écrasait la ville. Toute la nuit, il avait neigé et le cortège qui accompagnait Charles Maurras à son dernier voyage pataugeait, transi, dans la boue. Le vieil et indomptable lutteur nous quittait, mais nous savions bien les uns et les autres qu’il n’était déjà plus avec nous. Certes, grande avait dû être sa tristesse de nous abandonner à nos tourments.
Mais à la seconde où ses yeux se fermaient pour toujours, quelle joie avait dû s’emparer de son âme envolée à tire d’ailes vers la lumière de Martigues dont les servitudes de la vie l’avaient si souvent éloigné. Il n’était pas là dans ce triste cercueil, dans le froid et la neige, il était retourné à ses origines, à son étang de Berre qui, écrivait-il dans sa belle adresse aux félibres de Paris, le matin blanchit et le soir s’azure, qui de ses mille langues vertes lèche amoureusement le sable des calanques et ronge les rochers où l’on pêche le rouget*.
La France avait été sa grande patrie aimée d’un amour si passionné qu’il s’autorisait à la rudoyer, la tancer de n’être pas toujours à la hauteur de ce qu’il attendait d’elle, mais la petite patrie, à laquelle il appartenait plus qu’à toute autre, n’avait connu de lui que les douceurs d’une pure piété filiale. Là, pour lui, s’arrêtaient les querelles des hommes. L’allée conduisant à sa bastide ne s’appelle-t-elle pas Le Chemin de Paradis, titre de son premier livre ? Cette minute où l’âme est enfin délivrée de ses colères et de ses joies terrestres, il ne l’avait jamais mieux exprimée que dans un poème écrit en prison**, publié sous le pseudonyme de Léon Rameau, ce rameau d’olivier tendu en signe de paix :
Lorsque, enfin déliés d’une chair qui les voile
Les bons, les bienfaisants bienheureux, les élus
Auront joint le nocher sur la mer des étoiles,
Le sourire du Dieu ne leur manquera plus.
Mais sur les pauvres os confiés à la terre
L’épaisseur de la nuit, le poids du monument,
La sèche nudité de l’adieu lapidaire
Font-ils la solitude et l’épouvantement ?
Une œuvre, une action, un chant ne s’éteignent pas avec leur créateur quand ils ont ce serein espoir. Ils éclairent les générations à venir. Encore faut-il que ce qui n’a pas été gravé dans le marbre soit conservé. Dans ses dernières lettres de prison, Charles Maurras n’avait cessé de se préoccuper du sort de ses livres, des documents et des lettres qui avaient accompagné sa vie intellectuelle, sa quête de la vérité tout au long de l’histoire de France en ce terrible XXème siècle, le plus sanglant de l’histoire du monde. Il y avait là un trésor à classer, déchiffrer, commenter. La justice des hommes, si faillible, peut croire qu’une condamnation sans appel rayera de notre patrimoine une pensée fût-elle controversée ou exaltée. Vaine prétention ! La pensée est comme l’arbre de vie : elle a ses racines dans la terre et tend ses branches vers le ciel. Dans l’histoire des civilisations, elle est le maillon d’une chaîne qui ne s’interrompra qu’avec la fin de l’humanité.
Le temps voile ses erreurs passionnelles pour n’en conserver que l’essence. En sauvant les murs de la maison de Charles Maurras, en l’ouvrant à des chercheurs venus de tous les horizons politiques et humains, la Municipalité de Martigues exauce les vœux derniers d’un homme sur qui l’on voudrait faire croire que tout a été dit alors que tout reste à découvrir et à méditer.
Succédant à Charles Maurras au seizième fauteuil de notre Académie française, cette Académie que Maurras appelait avec respect « sa mère », le duc de Lévis-Mirepoix terminait l’éloge de son prédécesseur par ces mots : Comme Socrate, il a encouru la colère de la Cité. Oui, mais pas la colère de sa Cité de Martigues. Soyez-en remercié, vous qui au nom de la liberté de penser, au nom de la poésie, avez su vous élever au-dessus des querelles de notre temps et reconnaître en cet homme debout un des grands philosophes politiques de notre temps, et un grand, un très grand poète. ■ MICHEL DÉON, de l’Académie française.
* Les trente beautés de Martigues
** Ainsi soit-il !
Déjà publié dans Je Suis Français le 27.09.2019 – Actualisé le 27.09.2023
Merci à Mme Nicole Maurras d’avoir permis que revive cette belle allocution, digne des deux grands français et grands hommes de lettres que furent, et que demeurent Charles Maurras et Michel Déon.