Veulerie – lâcheté – démission – épuisement européens.
Par Anne Rovan.
COMMENTAIRE – Cet article est paru le 24 septembre dans Le Figaro. La journaliste signataire est correspondante à Bruxelles Sa contribution est présentée comme une « enquête ». Il nous paraît en effet déplacé d’y chercher une ligne politique si l’on peut dire, déterminée. Nous la prenons plutôt comme une honnête source d’informations utiles à notre propre réflexion. Sur le fond, il est clair que ce serait une étourderie de réclamer « moins » de l’Europe ici décrite. Comme dirait Pierre Boutang, d’elle, proprement dite, rien n’est à conserver. Elle est soumise, démissionnaire, avide de vassalité. Il faudrait donc, d’abord, refaire de la force française. Il faudrait ensuite que la diplomatie française travaille à la reconstruction d’une Europe européenne, qui ne serait pas sans ressemblance avec celle qui fut l’oeuvre du Congrès de Vienne. Dans Kiel et Tanger, Maurras lui-même la nomme : celle de Metternich. A qui l’on peut sans doute associer Talleyrand. Curieusement, les composantes d’un tel congrès s’il se tenait de nos jours seraient en quelque sorte les mêmes puissances : La France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne (la Prusse d’alors), l’Autriche-Hongrie dont on retrouve aujourd’hui les contours sous la forme ressemblante des Pays dits de Visegrad, et, naturellement, la Russie, aujourd’hui comme alors. Les réactions populaires de défiance et d’indépendance qui s’opèrent ou se sont déjà opérées dans tous ces pays envers les prétendues institutions « européennes » de Bruxelles, devraient, au contraire de ce que fait Emmanuel Macron, servir de base à l’action de la diplomatie française. Et à la réflexion ou à l’action des patriotes, nationalistes et esprits européens, au sens traditionnel. Est-ce difficile ? Sans doute. Mais sans cela, qui permettrait des rapports d’alliance à jeu égal avec les Américains, ce sera la vassalité prolongée, aggravée qui produit déclassement, pauvreté, éclatement sociétal et submersion migratoire. Ce serait ou sera la fin de notre Continent en tant que tel ? On ne peut tabler ni rien fonder sur une telle perspective. Sur un si grand malheur pour nous-mêmes et pour le monde.
« Il faut que l’Alliance demeure pour que les Américains puissent y reprendre demain toute leur place. » Un diplomate
Trump 1 avait été un cauchemar pour les Européens. Trump 2 pourrait être leur enfer. L’ancien président des États-Unis a déjà fait connaître sa position sur la guerre en Ukraine. Il répète à l’envi qu’il ne lui faudrait pas plus d’«une journée» pour régler le conflit.
La perspective de voir Donald Trump revenir à la Maison-Blanche fait trembler les Européens. Au siège de l’Otan, dans ce bâtiment qui fait la fierté du secrétaire général, Jens Stoltenberg, et que Donald Trump déteste – trop cher et tellement dépouillé! -, le scénario s’installe et enveloppe d’un voile sombre les couloirs silencieux de l’organisation. «L’Alliance se remet à peine des années 2016-2020, dont elle était sortie polytraumatisée», soupire un diplomate. À quelques kilomètres de là, dans le quartier européen de Bruxelles, une ville qualifiée de «trou à rats» par l’ancien président, l’inquiétude infuse dans les institutions de l’UE. «Ce serait un désastre pour l’Ukraine et pour l’Europe. Nous devons être prêts. Nous serons obligés de faire les choses seuls, sans les Américains», s’alarme-t-on dans l’entourage du haut représentant, Josep Borrell.
Être prêt? Si Kiev travaille activement à cette option, il est plutôt de bon ton à Bruxelles de ne pas prononcer le nom de Trump et de ne pas pointer les lourds enjeux qu’aura pour le Vieux Continent et pour l’ordre mondial le résultat des élections américaines de novembre 2024. Et, avant cela, une campagne qui risque d’effriter l’engagement de l’Administration Biden dans le soutien à l’Ukraine, laissant dès l’an prochain les Européens davantage face à eux-mêmes et face à la Russie. «Il y a une forme de déni, une peur d’aller sur ce sujet, observe Camille Grand, spécialiste des questions de défense au Conseil européen pour les relations internationales (ECFR) et ancien secrétaire général adjoint de l’Otan. Il ne faut surtout pas parler de Trump pour ne pas créer la prophétie autoréalisatrice ou envoyer le mauvais signal à l’Administration Biden.»
Ne pas insulter l’avenir
Les diplomates américains de l’Otan, tous tournés vers la préparation du prochain sommet de l’organisation, qui célébrera les 75 ans du traité, ne facilitent guère le dialogue. «Il existe un fort soutien bipartisan aux États-Unis quant à la nécessité de soutenir l’Ukraine aussi longtemps que nécessaire, et nous nous félicitons de la manière dont les Alliés européens intensifient également leur soutien à l’Ukraine», fait savoir l’un d’eux, passant donc sous silence l’érosion du soutien à l’Ukraine aux États-Unis, tant au Congrès que dans l’opinion publique américaine. Selon un sondage du Pew Research Center réalisé en juin, 44 % des électeurs républicains considèrent que les États-Unis apportent trop de soutien à l’Ukraine. Ils n’étaient que 17 % à penser cela en mai 2022. Les quatre cycles d’aide des États-Unis à l’Ukraine représentent 113 milliards de dollars. Soit 1,8 % des dépenses totales du gouvernement en 2022 (6 270 milliards de dollars).
Parmi les Alliés, seuls Emmanuel Macron et Viktor Orban ont mis les pieds dans le plat. À front renversé. «Soyons reconnaissants et remercions les États-Unis d’Amérique. Est-ce que cette administration sera la même pour toujours? Nul ne sait le dire, et nous ne pouvons déléguer notre sécurité collective et notre stabilité aux choix des élections américains dans les années qui viennent», a questionné fin mai le président français au Globsec de Bratislava, poussant encore cette autonomie stratégique qu’il défend depuis 2017.
Ce ballon d’essai, plusieurs fois lancé, est pour l’heure toujours tombé à plat. Le dirigeant hongrois, quant à lui, soutient ouvertement Trump et se réjouirait de le voir revenir. «Continuez à vous battre, monsieur le président! Nous sommes avec vous», postait-il sur X (ex-Tweeter), en avril dernier. Pour l’homme fort de Budapest, proche de Vladimir Poutine, les Occidentaux en font trop sur le soutien à Kiev. Un retour de Trump permettrait aussi de renforcer les illibéraux européens, en démontrant leur capacité de résistance.
Du côté des autres capitales et dirigeants de l’UE, c’est silence radio. Rome a la tête ailleurs, notamment sur la gestion des vagues d’arrivées de migrants depuis la Tunisie. L’Italienne Giorgia Meloni, qui soutenait naguère l’ancien président américain, a toutefois créé la polémique ces derniers jours en séchant à la fois le discours du président Zelensky à l’ONU et la traditionnelle réception organisée par Joe Biden dans le cadre de l’Assemblée générale des Nations unies.
Dans l’absolu, les Polonais, comme tous les Alliés du flanc est de l’Otan, pourraient redouter les conséquences du retour de Trump, synonyme d’un nouvel affaiblissement de l’Otan. Concentré sur les élections à venir, qui ont lieu le 15 octobre, le PiS, le parti au pouvoir à Varsovie, veut croire qu’il saura le gérer et nouer des partenariats bilatéraux avec les États-Unis. Après tout, Trump et Varsovie ont en commun une doctrine ultraconservatrice. Et le président Andrzej Duda avait été un des rares en Europe – avec le Hongrois Viktor Orban – à ne pas insulter l’avenir. Après les élections de 2020, il avait attendu que le chef d’État déchu admette lui-même sa défaite pour la reconnaître à son tour. «Les pays de l’Est ont fait le dos rond sous Trump 1, se montrant aimables avec lui pour qu’il ne fasse pas de gestes inconsidérés. Ils pensent toujours que les États-Unis n’abandonneront jamais l’Europe», analyse Pierre Vimont, l’ancien ambassadeur de France aux États-Unis.
Reste les Allemands. Ils seraient «tétanisés», affirment nombre d’interlocuteurs. Berlin n’a rien oublié de la manière dont Trump maltraitait l’ex-chancelière Merkel, lui mettant sous le nez les confortables excédents commerciaux de son pays et la faiblesse chronique des investissements allemands en matière de défense. Cette angoisse transpire jusqu’à «VDL», ex-ministre allemande de la Défense et probable candidate à un second mandat à la présidence de la Commission. «Certains pensent qu’il faut être d’autant plus gentil avec Biden que Trump peut revenir», critique un diplomate européen. La Commission tente, en tout cas, de boucler les dossiers à plus forts enjeux, notamment les taxes sur l’acier et l’aluminium, un héritage empoisonné de l’ère Trump.
Une Europe moins naïve
Redoutant d’être lâché par Washington dans le soutien à l’Ukraine, les Européens s’emploient aussi à dépasser l’horizon des élections américaines pour inciter l’Administration Biden à faire de même. Se projetant jusqu’à 2027, ils ont promis dès juin à Kiev 50 milliards d’euros de subventions et de prêts pour soutenir le pays et aider à sa reconstruction. Puis 20 milliards de plus pour le soutien militaire de l’UE à l’Ukraine. De son côté, l’Administration Biden tente de faire adopter par le Congrès un nouveau cycle d’aides de 24 milliards de dollars qui permettrait de répondre aux besoins de l’Ukraine jusqu’à… début 2025.
Si Trump est effectivement élu et avant cela candidat, ce qui est loin d’être acquis au vu des affaires le mettant en cause, il trouvera une Europe bien différente de celle qu’il avait laissée en 2020. Beaucoup moins naïve et plus sûre d’elle-même. Avec le Covid et la guerre à ses portes, l’UE a pris conscience de ses faiblesses et de ses dépendances. Elle essaie désormais de reconstituer des chaînes de valeur dans les technologies, s’est lancée dans des partenariats pour mettre la main sur des matériaux rares dont elle ne dispose pas, s’est dotée d’outils pour répliquer à l’agressivité commerciale de certains de ses partenaires, a rompu avec le gaz russe tout en cherchant actuellement à renforcer sa base industrielle de défense, etc. À marche forcée, les premiers jalons de la «Commission géopolitique» promise par «VDL» en 2019 ont été posés.
Mais, comme le souligne Fabrice Pothier, PDG du cabinet de conseil politique Rasmussen Global, «il y a un paradoxe. Si l’Europe est au clair sur ses déficits, sur ce qu’elle doit faire pour les compenser, les États-Unis sont devenus encore plus indispensables avec la guerre en Ukraine puisqu’ils donnent le la sur toutes les décisions critiques.» C’est aussi l’analyse que font Jérémie Shapiro et Jana Puglierin, de l’ECFR, dans une note consacrée à «L’art de la vassalisation: comment la guerre de la Russie contre l’Ukraine a transformé les relations transatlantiques».
«L’invasion russe à grande échelle de l’Ukraine en février 2022 a fait plus que simplement remettre en question cette idée (selon laquelle les Européens devaient être en mesure de diriger la réponse aux crises de leur région, NDLR). Elle l’a révélée presque entièrement vide. La forte réponse américaine et l’accueil favorable que cette réponse a trouvé dans toute l’UE ont ramené l’Alliance dans son mode traditionnel de guerre froide», soulignent les auteurs. Dans ce contexte, Trump 2, qui pivoterait davantage vers la Chine, pourrait à nouveau faire valoir que les Européens n’en font pas assez, voire réduire l’engagement des États-Unis ou, pire encore, saper la foi dans l’article 5 en menaçant de quitter l’Otan.
Car l’objectif des 2 % de PIB, fixé par Barack Obama et repris à son compte par Donald Trump, ne sera pas atteint en 2024. Seulement sept pays parmi les trente et un membres sont dans les clous. Et quinze pourraient l’atteindre l’an prochain. Les Européens n’ont guère d’autre choix que d’investir davantage l’Otan. «Il faut, assure un diplomate, que l’Alliance demeure pour que les Américains puissent y reprendre demain toute leur place.» ■