The Line, ou l’hybris de la modernité.
Par Laurent Làmi.
« La termitière future m’épouvante »
Antoine de Saint-Exupéry
1/2 Un projet central dans la modernisation de l’Arabie Séoudite
Au début de l’année 2021, l’Arabie Séoudite présentait un projet monumental, The Line, une ville hyper moderne à l’aspect tout aussi surprenant et futuriste.
Véritable mégapole condensée, celle-ci s’étale sur 170 km de long pour à peine 200 mètres de largeur prenant la forme d’un mur gigantesque auquel le design extérieur donne l’apparence d’un énorme miroir (de tout de même 500 mètre de hauteur). Voulu comme une merveille du 21e siècle, par sa taille, mais aussi par la concentration de technologies de pointe impliquées dans son fonctionnement et mises à disposition de ses habitants, elle s’inscrit en fait dans un projet plus large, qui bien que plus vertigineux encore, relève en réalité d’objectifs plutôt terre à terre. L’annonce de The Line précise la vision 2030 lancée en 2016 par le Prince héritier Mohammed Ben Salman (MBS). Ce plan comprenait à l’intérieur Neom, une mégalopole-nouvelle comprenant plusieurs « villes nouvelles » en son sein, dont les dimensions et la nature sont étonnantes. On y trouvera Trojena et ses stations de ski en neige artificielle qui accueillera les JO asiatiques d’hiver de 2029, Sindalah, une île artificielle axée sur le tourisme haut de gamme, Oxagon une immense ville-port flottante, et enfin la gigantesque The Line.
Mais pourquoi ces projets pharaoniques dont The Line semble être l’immense joyau ?
Neom, aujourd’hui en phase de construction, doit être situé à l’extrémité nord de la province de Tabuk. Lorsque l’on jette un coup d’œil sur une carte du monde pour situer ce point précis, bordé par le Sinaï et la mer Rouge à l’ouest et frontalier au nord avec la pointe sud d’Israël, on comprend très vite qu’il s’agit d’un lieu stratégique que l’Arabie Séoudite a intérêt à mettre en valeur.
À proximité du Canal de Suez, entre l’Afrique, l’Asie et la Méditerranée, créer un grand pôle démographique lié à des ports (Oxagon le petit nouveau) complèterait la façade occidentale séoudienne où siège déjà Djeddah, et permettrait de prendre plus activement part au trafic commercial de la mer Rouge, porte entre l’Asie et l’Europe.
Une sorte de Saint Petersbourg à la séoudienne, le rêve occidental de MBS ? Pas vraiment.
Il est certain que le prince héritier, mène une politique d’ouverture de son pays, notamment aux touristes occidentaux, cherchant à la fois sa modernisation par le biais de villes hyper modernes sur le modèle des Emirats Arabes Unis, et un certain « allégement » des mœurs. Les femmes sont depuis 2017 autorisées à conduire des voitures et passer leur permis. Le port de l’abaya est qualifié de « décision personnelle » par le Prince (interview à la chaîne CBC en 2021) mettant en porte à faux la police des mœurs. Le pays redonne accès au divertissement, avec la réouverture en 2018 des cinémas. Si cela peut paraître timide et encore très embryonnaire, il n’en reste pas moins que la graine est semée, et celle-ci témoigne de l’ambition modernisatrice de son jardinier. Plus tacitement, le Prince a réduit l’influence des soufis wahabites (le wahabisme est un courant religieux radical prônant un retour à l’islam épuré des origines), dans une nouvelle version de l’histoire nationale d’avantage centrée sur la famille royale et y limitant l’importance du courant wahhabite dans la construction du pays.
Mais la comparaison avec le très occidentalisant Pierre le Grand reste limitée. MBS a bien montré que sa politique interne et externe étaient axées sur une diversification pragmatique. Celle-ci se manifeste par la fin de l’axe relationnel unique avec les Etats Unis, qui se désengagent d’ailleurs progressivement du Moyen-Orient. Cette diversification des liens à l’international s’est d’ailleurs fait sentir cette année. Sommets arabo-chinois promettant des investissements et partenariats économiques (le 10e ayant eu lieu en juin de cette année), organisation d’un sommet pour régler le conflit ukrainien (début d’août) ou encore entrée remarquée dans le concert des BRICS en même temps que ses pairs du Moyen-Orient, depuis le 24 août de cette année. L’Arabie tâche de monter en gamme, par la diversification de ses relations, permettant d’adopter la posture d’arbitre et d’observatrice des conflits internationaux et de première puissance du Moyen-Orient. [Un Moyen Orient qu’elle s’attache à pacifier, comme en témoigne la normalisation de sa relation avec Israël mais surtout sa détente avec l’ennemi iranien.]
Ainsi, loin de vouloir épouser l’Occident, MBS mène une politique d’équilibriste, pour concilier « l’ancienne Arabie », traditionnelle, wahabite et privilégiant l’allié américain, avec son projet de modernisation, qui passe par la diversification de ses relations internationales et de ses fondements économiques.
Et c’est justement là que ces villes prennent une grande importance, dans les ambitions économiques de MBS. Déjà géographiquement bien placée pour devenir un pôle économique majeur, The Line et la mégalopole Neom sont au centre de la seconde diversification, une diversification économique. En effet, en 2016, 90% des revenus de l’Etat séoudien reposaient sur le pétrole dont elle est le premier producteur mondial. MBS essaie donc de développer de nouveaux secteurs pour anticiper « l’après pétrole ». Pour cela, il veut miser sur le tourisme, et les technologies de pointe, dont Neom est le condensé à elle toute seule.
Il inaugure en 2019 la création de visas touristiques, une première, et tâche de prendre modèle sur son ancien mentor et désormais rival, Mohammed Ben Zayed (MBZ) président des Emirats-Arabes-Unis, dans une modernisation spectaculaire, passant par le gigantisme urbanistique et le développement des nouvelles technologies. Si Riyad ne parvient pas seule à détrôner Abou Dabi et Dubaï comme symboles de la modernisation du monde arabe, Neom le fera.
De fait, celle-ci doit pouvoir être vue comme la Silicon Valley du Moyen-Orient, tout en se voulant, comme nous le verrons, pionnière mondiale dans de nombreuses technologies. Un lieu d’innovation, de vie, et de divertissement où le touriste est bienvenu, et même nécessaire. Ainsi, partant d’une optique stratégique économiquement, cette ville doit pouvoir symboliquement participer, par sa portée mondiale, à asseoir l’Arabie Séoudite comme une nouvelle puissance, et la couronner leader du monde arabe.
2/2 The Line, ou la métaphore de la modernité.
Au-delà donc, des annonces et des dimensions peu communes du projet Neom, on comprend vite que celui-ci intègre des plans bien plus larges, stratégiques et, en somme répond à des objectifs politiques assez banals.
Mais attardons-nous plus particulièrement sur The Line, le « building-ville » coupant le désert en deux jusqu’à la mer rouge. Celui-ci, bien qu’étant un projet parmi d’autres en apparence, est présenté comme unique, et particulier, et à raison. Ce modèle de ville futuriste écologique est le premier à être envisagé sérieusement et à être mis en travaux. Imaginer des millions de personnes vivre dans une unique et immense structure où tout est inclus pour permettre d’y évoluer sans avoir besoin d’en sortir a tout d’une révolution, urbanistique mais aussi sociale.
Les villes se sont souvent construites puis développées de manière horizontale et excentrique. Puis, après la Seconde Guerre Mondiale grosso modo, l’avenir, au regard de la croissance démographique, est apparu dans un développement vertical. C’est toute la pensée du Corbusier. Une ville aux bâtiments verticaux et fonctionnels, pour éviter l’étalement au sol. Ici, The Line, propose un building unique pour contenir toute la ville, et horizontal pour palier les contraintes d’une tour trop haute, mais en conservant l’idée d’éviter l’étalement urbain. À la source de cette apparence, des défis nouveaux sont invoqués, et notamment le problème écologique qu’un étalement toujours croissant aggrave en augmentant l’emprunte carbone et l’artificialisation d’un environnement toujours plus grignoté.
Les nombreux clips de promotions du projet, d’interview et de vidéos ne finissent pas de décrire les atouts de cette cité. Celle-ci, plus qu’un symbole d’innovation limité au monde arabe est présenté comme un exemple pour l’avenir de la civilisation humaine. Quatre grands axiomes irriguent le discours des promoteurs du projet et de ses créateurs.
Tout d’abord, le principal, relevé précédemment, l’atout écologique. L’ambition de cette ville futuriste est justement de se présenter comme une solution d’avenir face aux crises environnementales. En plus de son relatif faible étalement, le projet The Line est présenté comme alimenté à 100% par des énergies renouvelables, privilégiant les transports en commun et la marche à pieds, les voitures étant proscrites. L’intérieur serait couvert d’une végétation omniprésente dans sa structure intérieure, tel une véritable arcologie*. L’eau utilisée devrait être issue de la désalinisation de la mer, le sel lui-même étant apparemment recyclé. Magnifique.
Ensuite la proximité. La vie en trois dimensions est mise en avant, des trains verticaux et horizontaux permettant de parcourir 400m en 5min. Un espace rapidement couvert donc par le piéton, et qui de plus, doit pouvoir trouver tout ce dont il a besoin dans chacun des « tronçons » qui divisent la structure.
Sans avoir osé le terme de ville égalitaire, les promoteurs n’hésitent pas non plus à assurer que cette ville de science-fiction garantira plus d’égalité, par le système de santé et éducatif d’un haut niveau et pour tous, tout en appuyant cette assertion par une mise en avant de la jeunesse et des femmes dans les clips de promotions.
Enfin, l’argument ultime pour éteindre les doutes sur l’utopie auto proclamée et assurer sa viabilité, résiderait dans sa « sustainability », à entendre au sens de durabilité économique. L’assurance que le rêve devienne réalité résiderait dans l’abondance permanente de l’économie de la cité, qui permettrait apparemment de produire assez pour répondre à toutes les nécessités.
Une justification assez maigre.
Quid de la nature sauvage, du rapport à l’espace et au monde (ciel, terre, natures, mer, air extérieur, horizon, faune). Bouleversant le rapport de l’homme à son environnement, on le cloître dans un monde où tout est artificiel. La vue, l’odorat, l’ouïe ; tous ses sens astreints au contact du faux. Son avenir idéal serait d’être contenu dans une cage où ses besoins sont reconstitués pour l’adapter à cette vie nouvelle.
Dans cette perception du monde, l’homme est vu comme extérieur à la nature, on l’en extrait, on « l’émancipe », pour le plonger dans les désirs et l’artifice.
The Line est un véritable symbole de l’homme moderne, dont l’aboutissement résiderait dans un bonheur absolu permis par le progrès technique. Un bonheur confondu avec le plaisir perpétuel, la consommation, le caprice, la facilité, qui pousse à toujours plus artificialiser, toujours plus de techniques pour y satisfaire. Cet homme esclave du divertissement, loin de l’essence même de notre espèce, mourra en même temps que The Line, lorsque l’abondance ne pourra plus maintenir pareil rêve éveillé, ou que la faiblesse des générations qu’elle produira la fera chuter toute seule.
Et tout en niant « l’écologie humaine », The Line ne constitue qu’un simulacre de protection de l’environnement. Vouloir concilier écologie et plaisirs de consommation, conservation du sauvage et croissance économique, c’est ne pas vouloir comprendre le fonctionnement du monde. La croissance économique, le développement démographique et le progrès technologiques nécessitent intrinsèquement de piocher dans les ressources naturelles et donc d’organiser l’espace au détriment de la nature sauvage. Je n’ai pas besoin non plus d’expliquer en détail, une banalité que l’on tâche de se voiler sans cesse. Les énergies renouvelables n’existent pas.
Les éoliennes et panneaux photovoltaïques pour ne citer qu’eux, nécessitent pour être produits, construits, transportés, installés, des énergies carbonées, tout en étant peu productifs en proportion, intermittents et, il faut l’avouer, plutôt laids. De plus, l’énergie produite par le « renouvelable » est inutile au transport, ne remplace pas les dérivés du pétrole (asphalte, plastique, nylons…), le potentiel énergétique et les propriétés uniques du charbon, du gaz et du pétrole. Enfin, qui pourrait croire que l’importante structure de The Line sera construite avec des énergies renouvelables ? Comment seront produits les pièces, les matériaux ? Comment seront-ils transportés ? Comment les ouvriers travaillant sur le chantier s’y rendent-ils ? Comment viendront les touristes qui visiteront la ville ? D’où viennent les investissements de l’Etat séoudien ? La ville 100% renouvelable est un mythe. The Line, dépendra entièrement du pétrole et des énergies carbonées pour sa construction, pour son approvisionnement et donc pour sa durabilité et l’abondance qui y est souhaitée. Cette cité sera plus que toutes les autres, la fille des énergies fossiles.
L’organisation sociale et la nature des mœurs dans pareille structure est également sujette au doute. Comment annoncer le bonheur dans un monde aussi artificiel et dépendant de l’extérieur ? La paix et la concorde ne pourra nécessairement que dépendre de la prospérité économique de la cité une fois de plus, et de l’accès aux divertissements et plaisirs en tous genres. Si l’inverse se produit, elle sera désertée. De plus, la santé mentale d’un humain naissant, vivant et évoluant dans une structure où tout n’est qu’artificiel, est un point important à relever. Les villes actuelles sont déjà des nids à malheur et à aliénation, qu’en sera-t-il d’une cité où l’on ne voit plus le ciel et où le sol devient un étage parmi d’autres ?
De plus, l’ordre dans pareil bâtiment devra être assuré totalement et d’une main de fer, pour assurer le fonctionnement de cette machine de plusieurs kilomètres. Le chaos, ou la moindre déviation, signifierait le délitement rapide d’un monde créé de toutes pièces. Un contrôle total, où les libertés sont sacrifiées pour la survie du système et l’accès aux plaisirs.
Loin d’être autonome elle dépendra fortement de l’énergie qui lui sera allouée, des approvisionnements et des investissements extérieurs.
Ainsi, l’abondance, tant portée au pinacle, sera permise uniquement par la richesse énergétique du pays, qui assurera le fonctionnement de tous ces artifices technologiques, permettant de faire vivre Babylone dans le désert.
L’homme ne peut ni créer indéfiniment à partir de ressources finies, ni poursuivre sa croissance en préservant l’environnement. Ni ne peut s’extraire de la nature et de sa nature sans ruiner la civilisation. The Line est un nouvel avatar d’une hybris humaine, se pensant en dehors des grandes règles universelles. L’homme fait partie intégrante de ce monde et de son organisation. Plutôt que de croire pouvoir l’exploiter indéfiniment pour se hisser au dessus, ne doit-il pas y chercher un équilibre dont il ferait partie pour préserver l’ordre naturel des choses ? La vraie « durabilité » est dans la mesure, et non dans l’abondance. ■
*Arcologie : architecture, intégrant des objectifs écologiques, notamment par la végétalisation de sa structure et son élévation en hauteur.
Voir aussi de Laurent Làmi …
Les Émeutes « pour » Naël, ou la délinquance anti-française
Surprenant, inquiétant, fort intéressant en tout cas. Merci pour cette étude.
Lu avec intérêt cette description intelligente d’un projet de folie mené par quelqu’un qui a les moyens de se l’offrir. J’approuvela conclusion qui est donnée. C’est l’hybris d’un prince d’Arabie égaré dans la « modernité » la plus douteuse. Biendit et bien vu.