Jérôme Fourquet publie La France d’après ouvrage dont on nous dit qu’il consiste s’agissant de notre pays en un état des lieux d’une précision inouïe. Alexandre Devecchio a rencontré Fourquet. Et il rend compte de cet entretien avec son talent habituel. La lucidité, l’expertise, l’objectivité de Jérôme Fourquet, son honnêteté d’esprit, sont reconnus, y compris de nous-mêmes. Et il s’agit des légitimes inquiétudes – c’est encore peu dire – que l’on peut nourrir au sujet de la France. Inquiétudes qui, par-delà les données objectives, deviennent de plus en plus « existentielles » comme on s’est accoutumé à dire, pour signifier qu’on se rend compte chaque jour davantage – et Jérôme Fourquet se situe dans un vaste courant allant dans le même sens – que ce qui est désormais en question, c’est l’existence même de la France – du moins de la France historique. De la France et, Russie comprise, de l’Europe entière, à laquelle on aurait tort d’ignorer à quel point le destin de la France – dans l’occurrence actuelle – est lié. Le Figaro publie par ailleurs des bonnes feuilles du livre de Jérôme Fourquet. Nous ne manquerons pas de les reprendre également dans ces colonnes.
Durant des décennies, il a enquêté sur les Français, analysant leurs opinions, sondant les cœurs et les reins, tout en restant très discret sur sa propre vision du monde. Son nouveau livre est un état des lieux saisissant de la France contemporaine.
« Qu’est-ce que vous voulez savoir ? Si j’aime le cassoulet ? » C’est de mauvaise grâce que Jérôme Fourquet a accepté de se prêter au jeu du portrait. Rendez-vous a tout de même été pris dans un restaurant italien du 9e arrondissement. Pour parler de son nouveau livre. La France d’après (Seuil), état des lieux foisonnant et d’une précision inouïe de notre pays qui, après L’Archipel français et La France sous nos yeux, vient clore sa trilogie. Une somme colossale et un classique instantané qu’il faudra classer sur l’étagère quelque part entre les livres de son ami, le sociologue Jean-Pierre Le Goff, et ceux du grand géographe, Fernand Braudel.
Lorsqu’il s’agit d’évoquer la France, sa géographie, son histoire politique et sociale, la grande mutation qui la bouleverse, ses yeux de Droopy s’allument. Le politologue jubile, se montre intarissable. En revanche, lorsqu’il s’agit de parler de lui-même, d’aborder son parcours et ses opinions, Fourquet se montre évasif, impassible, se réfugie derrière son masque de clown blanc.
Durant des décennies, le maître sondeur a enquêté sur les Français, scruté leur vie, cartographié leurs états d’âme, radiographié les cœurs et les reins. Fourquet connaît tout de ses compatriotes: de leur niveau de diplôme à leurs goûts musicaux, en passant par leur consommation de Nutella! Dans La France d’après il a même été jusqu’à mesurer le taux d’équipement en machines à café en capsules et en dosettes par catégories socioprofessionnelles (le café en capsules est l’apanage des CSP + et le café en dosettes celui des milieux populaires). Mais de lui, ses lecteurs ne connaissent rien ou presque. Le sondeur demeure insondable. C’est tout le paradoxe du personnage. Et sans doute sa force.
Style minimaliste et constats dérangeants
En 2019, le triomphe deL’Archipel français, qui s’est écoulé à plus de 100.000 exemplaires, fait du discret directeur du département opinion de l’Ifop une star. Désormais omniprésent sur les plateaux télé, il s’abstient cependant de recourir aux effets de manche dont sont friandes les chaînes d’infos, cultivant au contraire son style minimaliste. S’il n’hésite pas à faire des constats dérangeants, comme lorsqu’il révèle qu’en France un garçon sur cinq reçoit un prénom arabo-musulman à la naissance, c’est toujours avec la plus grande sobriété. Cette apparente placidité lui permet de se saisir de tous les sujets, y compris les plus explosifs, sans encourir les procès en sorcellerie.
«Il a un vrai sens de la pédagogie et une posture en retrait qui n’est pas celle du militant ou de l’intellectuel engagé et que les Français apprécient, analyse Jean-Laurent Cassely coauteur de La France sous nos yeux. Au point que si C dans l’air pouvait l’inviter tous les jours, il le ferait.» Ses diagnostics, toujours chiffrés et argumentés, sont repris aussi bien par l’Élysée que par la gauche (il travaille souvent avec l’Institut Jean-Jaurès) ou le RN. Dans l’univers des sondeurs, garder ses opinions politiques pour soi est une règle de survie. Mais chez Fourquet cela s’inscrit aussi dans une véritable démarche intellectuelle et traduit son appétence pour la réalité et les faits plutôt que pour les idéologies et les postures morales.
Origines modestes et provinciales
Ces analyses découlent d’ailleurs souvent de l’observation du quotidien des Français: de leurs habitudes de consommation, de leur mode de vie. Martial Bourquin, maire socialiste de la ville d’Audincourt, raconte comment Fourquet est venu plusieurs fois présenter ses livres dans la commune du Doubs marquée par des restructurations industrielles lourdes et la montée de l’insécurité. «La discussion qui suivait la présentation de son livre était une manière pour lui de vérifier la validité de ses thèses en observant l’état d’esprit des personnes présentes. La conversation continuait ensuite à la pizzeria.» Fourquet écoute, enregistre, analyse sans pour autant s’épancher sur ses propres opinions. «Ses convictions politiques sont une énigme, explique Jean-Pierre Le Goff. Je pense qu’il vient plutôt de la gauche, mais s’en est éloigné peu à peu, constatant l’aveuglement de cette dernière sur certaines questions. C’est le réel qui l’intéresse avant tout.»
Un point de vue partagé par Éric Benzekri, le scénariste deBaron noir, avec lequel il a sympathisé et collabore sur sa prochaine série. «Je ne sais pas pour quel candidat il vote aujourd’hui, mais ça ne m’intéresse pas du tout. En tant qu’auteur de fiction qui essaie d’explorer la France contemporaine, ce qui m’intéresse, c’est sa description du réel. Il a des intuitions géniales, probablement des convictions, mais si le réel contredit ses intuitions ou ses convictions, il n’hésitera pas une seconde à se soumettre au réel. C’est ce qui le rend précieux.» Benzekri et Le Goff louent tous deux son humilité et son authenticité qui le distinguent du monde intellectuel germanopratin de la capitale. Tous deux y voient la marque de ses origines modestes et provinciales. «Je viens de banlieue et lui de province, constate Benzekri. Mais nous sommes tous les deux des enfants de la classe moyenne et des derniers feux de l’école républicaine classique.»
Incontestablement, son appartenance à la classe moyenne, son enfance en province, sont des clés de compréhension du personnage et expliquent l’acuité de son regard sur cette France. Lorsqu’on lui demande quelle est son île préférée, son refuge, au sein de l’archipel français, la réponse de Fourquet fuse: Belle-Île-en-Mer, où il passe toutes ses vacances. «Je suis un petit gars de l’Ouest, originaire du Mans. J’y ai mes racines.» Lorsqu’il évoque son enfance dans les années 1980 dans la périphérie du Mans, il retrouve la gouaille à la Bourvil dont il se départit sur les plateaux télé pour faire plus sérieux. Ses racines? Arrière-petit-fils de paysans, petit-fils d’ouvrier (son grand-père travaillait dans une fonderie de la Sarthe dont le jeune Jérôme Fourquet a vu la fermeture en 1989). Ses parents, eux, seront fonctionnaires: son père, professeur de chimie, et sa mère, bibliothécaire.
La France des lotissements
Le petit Fourquet grandit dans la France des lotissements qu’il décrira si bien et où il se souvient avoir passé une enfance et une adolescence heureuse. La famille Fourquet habite à la sortie du Mans où ses parents «ont fait construire». Lorsque Jérôme est encore gamin, le premier village est à cinq kilomètres: entre celui-ci et le lotissement, il n’y a que des champs. Ces derniers ont peu à peu été remplacés par une immense zone commerciale qui s’étend désormais sur les cinq kilomètres et constitue «le cœur battant de la ville». Fourquet se souvient de l’arrivée du premier Auchan en 1982, puis un peu plus tard du premier McDo, et du premier restau vietnamien qui coïncide avec la troisième vague des boat people.
«S’y rendre constituait alors une grande sortie, se souvient-il. Aujourd’hui, il y a des pizzerias, des kebabs et au moins 15 sushis bars.» Fourquet fait toute sa scolarité dans la même rue: «Il y avait trois groupes scolaires (maternelle, primaire, collège) qui regroupaient les gamins de la périphérie du Mans, tous des enfants de la petite classe moyenne, explique-t-il. J’y suis resté de mes 3 ans à mes 14 ans, avant d’aller dans le lycée du centre-ville.» Durant ses trois premières années à l’école primaire, au tout début des années 1980, il a de vieilles institutrices, chacune à un an de la retraite. Ces dernières, sorties de l’École normale en 1945-1946, lui font faire ses exercices de grammaire dans le Bled. «En revanche, mes deux dernières maîtresses avaient été formées après 1968. Les méthodes n’étaient pas les mêmes, l’ambiance dans la classe non plus. Quelque chose était en train de bouger.» Jérôme Fourquet vient d’une génération qui a connu les derniers feux de la France d’avant et le décollage de la France d’après. Il a grandi dans une époque charnière annonçant la rupture que nous sommes en train de vivre et qu’il raconte dans ses livres.
La passion de la géographie et de l’Histoire
Après le bac, il entre à l’institut d’études politiques de Rennes, puis étudie la géographie à l’Université Paris 8, où il a notamment pour professeur Yves Lacoste, considéré comme le père de la géopolitique. Mais c’est avant tout la géographie de la France qui passionne le jeune Fourquet marqué par les lectures de Fernand Braudel (L’identité de la France) ou Paul Bois (Paysans de l’Ouest qui se focalise sur l’étude de la Sarthe où est né Fourquet). Il est aussi inspiré par l’École des Annales, courant historique fondé par Lucien Febvre et Marc Bloch à la fin des années 1920 qui accorde davantage d’attention aux modes de vies et aux processus économiques du quotidien qu’à la trajectoire biographique des grands hommes. Cependant, le livre qui influencera le plus Fourquet n’est autre que Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisième République, d’André Siegfried paru en 1913 et considéré comme le livre pionnier de la sociologie électorale. Siegfried y fait le lien entre le vote et la nature du sol: «Le granit produit du curé, le calcaire de l’instituteur.» Dans la lignée de Siegfried, il entreprend l’écriture d’une thèse qu’il n’achèvera pas faute d’obtenir une bourse.
Tableau d’une France morcelée
Il entre à l’Ifop en 1996 car c’est l’endroit où il peut s’approcher le plus de ses centres d’intérêt, mais l’envie de faire de la recherche ne le quitte pas. «Commenter les cotes de popularité et les intentions de vote revenait pour moi à faire de la course de petits chevaux», explique-t-il. Après avoir lu, réalisé et analysé des centaines de sondages, il éprouve le besoin de dresser un tableau plus large et plus complet de la France nourri par sa formation de géographe et sa passion pour l’histoire, la sociologie, l’économie. C’est ainsi que naîtra L’Archipel français, pavé de 400 pages regorgeant de cartes et de courbes, qui dresse le portrait d’une société française divisée en multiples îlots: banlieues communautarisées, centres-villes mondialisés et France rurale et périphérique reléguées. L’essai devient un best-seller, inspire les politiques et infuse dans les médias et la société au point que le concept d’archipellisation devient une expression consacrée. La crise des «gilets jaunes» qui éclate en 2019 parallèlement à la parution du livre vient confirmer son diagnostic et l’encourage à approfondir ses travaux. «Mon enfance et mon adolescence sont remontées à la surface. Je me suis dit que je venais de là et que je pouvais en parler.» Dans La France sous nos yeux (2021), nouveau succès de librairie coécrit avec Jean-Laurent Cassely, il poursuit son exploration d’une France profondément recomposée.
La France d’après, son nouveau livre, vient clore sa trilogie et se présente comme la radiographie de la France contemporaine la plus précise jamais faite. Fourquet y reprend le corps de la thèse qu’il avait entamé il y a près de vingt-cinq ans. Sous-titré Tableau politique de la France, l’ouvrage s’inscrit de manière évidente dans la filiation de Siegfried et de son Tableau de la France de l’Ouest. «Ce livre est un moyen de payer ma dette et de reprendre le flambeau», confie-t-il. Comme Siegfried, il conjugue différentes approches (historique, économique, géographique, sociologique), ajoutant sa pierre à l’édifice, sa spécialité de sondeur. Cependant, si les travaux de Siegfried mettaient en évidence nombre de permanences, ceux de Fourquet font apparaître une métamorphose radicale.
La grande mutation
La France du début du XXe siècle dessinée par Siegfried, encore rurale et structurée par la matrice catholique, n’était pas si différente de la France de la Révolution française deux siècles plus tôt, au point que dans beaucoup de régions la géographie électorale demeurait immuable. Jusqu’aux années 1980, cette matrice a continué de structurer la société française et le débat politique. Dans la France de 2020, disséquée par Fourquet, non seulement la dislocation de la matrice catholique est achevée, mais la plupart des «vieilles couches sédimentaires» qui irriguaient le pays ont disparu. Seuls quelques vestiges affleurent encore, comme des résurgences d’un monde englouti. «La France paysanne» de Bois a cédé la place à une «France de la conso» houellebecquienne, la virée chez Ikéa a remplacé la messe dominicale, les antidépresseurs, le yoga et les coaches de vie se sont substitués au prêtre et à l’instituteur, le bleu de travail a été troqué contre le gilet jaune, la zone commerciale a pris la place de l’usine, la mosquée celle de la permanence du Parti communiste.
Plusieurs facteurs ont joué un rôle dans ces bouleversements à commencer par l’immigration de masse. Dans L’Archipel français, Jérôme Fourquet soulignait déjà, non sans courage, l’ampleur du basculement démographique et ses conséquences. Mais la grande mutation ne saurait être réduite à cette question. L’accélération de la mondialisation et l’européanisation ont joué un rôle. L’américanisation aussi souligne Fourquet. «L’imaginaire américain a su produire des modèles adaptés à chaque île de l’archipel français, analyse-t-il: ‘‘Start-up-nation’’ pour les macronistes ; ‘‘Country’’ et ‘‘Johnny’’ pour la France périphérique et même l’île d’extrême gauche, censée être la plus antiaméricaine sur l’archipel, importe son logiciel woke des campus américains.» Le basculement d’une économie productive à une économie de services, dominée par la consommation, est aussi venu modifier profondément les mentalités transformant le citoyen en consommateur et le pouvoir d’achat en nouveau droit de l’Homme.
La question existentielle
Ce nouveau paysage physique et mental a redessiné, à son tour, le vieux paysage électoral et politique. À l’ancien clivage droite-gauche se sont substitués trois blocs sociologiques et idéologiques: la gauche urbaine et les banlieues coalisées dans la Nupes, le bloc central macronien réunissant les gagnants de la mondialisation et, enfin, le Rassemblement national, qui rassemble les perdants de la France rurale et périphérique. «Cette nouvelle tripartition plus ou moins instable, corollaire de transformations économiques et sociales de longues durées, pourrait perdurer encore de longues années, voire des décennies, prophétise Fourquet. À court ou moyen terme, l’évolution de la dynamique du RN rend désormais sa victoire envisageable, d’autant que le bloc qu’il représente est le plus cohérent. Un scénario qui m’apparaissait encore rigoureusement impossible lorsque j’ai écrit L’Archipel français en 2019», précise-t-il.
Jérôme Fourquet regrette-t-il la France d’avant, celle de son enfance? Retrouvant son ton de sondeur, celui qu’il affecte sur les plateaux télé, il se défend d’une quelconque nostalgie. «Sur le plan matériel, il n’y a pas photo: l’espérance comme le confort de vie ont augmenté significativement», détaille-t-il. Puis après une courte pause, il laisse de nouveau tomber son masque et laisse transparaître l’inquiétude du «petit gars du Mans» qu’il n’a jamais cessé d’être. «Comme dirait Braudel, sur le plan de la civilisation matérielle, des progrès énormes ont été accomplis. Ce que l’on touche assez confusément, c’est un énorme vide existentiel, de transcendance, qui s’est creusé.» Quelle peut être la matrice de la France d’après? Le ciment qui permettra de recoller les morceaux de la France déchirée ? Telle est la question qui obsède Fourquet et est au cœur de toute son œuvre. ■