Commentaire – Cette chronique est parue dans le Figaro de ce matin (6 octobre). Nous n’ajouterons pas grand chose au papier d’Eugénie Bastié, riche d’information et d’aperçus pertinents. Penseur marxiste, intellectuel de gauche, ou plutôt traditionnaliste de la meilleure veine avec des formules, des réactions, une culture politique et / ou anthropologique qui renvoie souvent, mutatis mutandis, à la personnalité d’un Thibon ou à la puissance de l’enracinement chez Mistral ? Le lecteur se fera un avis. Nous en tenons plutôt pour la seconde hypothèse.
CHRONIQUE – Dans Extension du domaine du capital (Albin Michel), le philosophe, qui vit dans la France rurale, part en guerre contre la bourgeoisie verte et métropolitaine qui ne comprend rien aux aspirations populaires.
« Certains intellectuels sont hantés par le démon de la théorie, d’autres par le démon de la cohérence. Michéa, c’est peu dire, ne déplore pas des conséquences dont il aurait chéri les causes. »
Il y a sept ans, Jean-Claude Michéa a déménagé. Il vit désormais au cœur des Landes, dans un désert médical où le seul médecin des environs a 76 ans. « À dix kilomètres du premier commerce et à vingt kilomètres du premier feu rouge. » À mille lieues de cette gauche urbaine et élitiste dont les obsessions sont en complet décalage avec la vie des gens ordinaires. Il se déplace en voiture et cultive un potager. Il ne peste pas contre le chant du coq et le bruit des tracteurs. Il a découvert la convivialité de la chasse, la chaleur des fêtes de villages, le coup de main entre voisins, le combat du maire contre le préfet et la prolifération des sangliers. Dans cette vie épanouie loin des cénacles et des projecteurs, l’intellectuel trouve la saveur particulière d’une existence en accord avec ses principes. De discret, il s’est fait presque absent, et c’est avec plaisir qu’on le retrouve dans un nouveau livre.
Dans Extension du domaine du capital (Albin Michel), dont le titre est un hommage à Houellebecq, on ne trouvera pas d’intuitions véritablement nouvelles de la part de l’auteur du Complexe d’Orphée. Michéa fait partie de ces intellectuels qui ruminent toute leur vie quelques idées fortes qu’ils appliquent aux événements. Ceci n’est pas une critique, car Nietzsche lui-même disait que penser, c’est ruminer. Mélanges d’entretiens donnés à des revues confidentielles, de notes et de notes de notes selon un habile système de poupées russes qui lui est familier, ce nouvel essai est une actualisation de la pensée michéesque à deux données : son exil volontaire dans la France rurale et la radicalisation de la gauche métropolitaine avec l’apparition du wokisme.
Le progressisme, allié du capitalisme
Rappelons la pensée puissante de Jean-Claude Michéa. Disciple des socialistes utopiques français (Proudhon, Leroux) et de George Orwell, Michéa se réclame d’une tradition du socialisme populaire distincte à la fois de la gauche et du communisme. Marxiste et décroissant, il juge que le progressisme de la « gauche » est l’allié naturel du capitalisme prédateur. Libéralisme culturel et libéralisme économique sont selon lui indissociablement liés. Aussi, c’est une erreur d’analyse de croire que le capitalisme serait conservateur : il est au contraire éminemment révolutionnaire (comme Marx le pensait), et il broie impitoyablement les traditions et les modes de vie locaux sous le culte du profit. Il n’y a qu’à voir une entrée de ville de la France périphérique pour s’en convaincre.
On comprend mieux, à lire Michéa, pourquoi les grandes multinationales se sont emparées de l’écriture inclusive et des injonctions les plus folles du wokisme culturel. Le « droit de changer de sexe » et la gestation pour autrui participent de l’« atomisation continuelle du monde » (Engels) et du fantasme de l’individu intégralement autoconstruit, qui sont le moteur même du capitalisme. « C’est mon droit, c’est mon choix » est la devise aussi bien du consumérisme que du progressisme illimité. De même, Michéa démolit les acteurs de cette « bourgeoisie verte » – Sandrine Rousseau et Aymeric Caron en tête – qui attaquent le monde paysan et remettent en cause des traditions locales (notamment la corrida) qui maintiennent encore la convivialité dans la France périphérique. Il prône le marxisme old school contre la « gauche Netflix ». Michéa fustige les contradictions de son camp, mais aussi d’une droite libérale qui « vénère le marché et maudit la culture qui l’engendre » (selon une citation de Russel Jacoby formidable mais qu’il cite un peu trop souvent). Il pointe avec justesse le fait qu’à mesure que la logique marchande étend son emprise, bien souvent le millefeuille administratif s’épaissit. La bureaucratie et le marché ont partie liée, puisqu’il s’agit de compenser par des règles de droit abstraites les effets culturellement désintégrateurs de l’uniformisation marchande du monde. Les lois remplacent les mœurs. Le contrat d’assurance, la confiance.
Génie de la formule
Michéa est aussi un formidable lecteur, il le démontre dans ce livre généreux tissé de micro-recensions d’ouvrages divers et variés qu’il résume au lecteur avec l’admirable sens de la pédagogie qui caractérise cet ancien professeur de philosophie. Il possède un sens de la formule incomparable : « Le wokisme est une philosophie des Lumières devenue folle » ; « No border est le slogan libéral par excellence » ; la gauche terranovienne ? « l’alliance du burkini et de la trottinette électrique » ; « le macronisme est un thatchérisme de gauche » ; la vision « Disney » des animaux par les écologistes des métropoles.
« Quitter la ville » : tel est le mot d’ordre qui achève ce livre. Michéa pense qu’il est possible de le généraliser, qu’on peut produire tous les « besoins vitaux » de l’individu dans un rayon de trente à quarante kilomètres, que cela n’a rien d’utopique « puisque c’est bien ainsi qu’on vivait encore dans la plus grande partie de la France des années 1950 et 1960 ». Certainement la démétropolisation du monde est une nécessité, mais elle entraînera une « répartition des difficultés » (pour reprendre l’expression pudique de notre président de la République) sur l’ensemble du territoire, y compris dans les chers Landes de Jean-Claude Michéa. Le bonheur qu’il y trouve aujourd’hui ne provient-il pas justement de son caractère oublié ?
Michéa ne change pas. Certains intellectuels sont hantés par le démon de la théorie, d’autres par le démon de la cohérence. Michéa, c’est peu dire, ne déplore pas des conséquences dont il aurait chéri les causes. Il réclame le droit de s’en aller ? À le lire, on est cependant tenté de réclamer un peu de ce « droit de se contredire » cher à Baudelaire. Il y a parfois chez lui un esprit de système qui ne laisse plus de place à la contingence et à l’insondable pluralité du facteur humain. Voir dans la gestion de la pandémie de Covid une occasion ayant servi la « contre-révolution culturelle néolibérale » parce qu’elle aurait euthanasié les petits commerces et dématérialisé les relations humaines est un peu fort de café quand on sait l’effort investi par l’État dans l’économie. Le consensus de Washington est devenu ringard. Le « télétravail » a été réclamé par les salariés. Quant à l’existence d’un « lien systémique entre les progrès du capitalisme et ceux de l’insécurité et de la délinquance » , il reste à démontrer en Suisse. De même, sa démonstration selon laquelle le « totalitarisme stalinien » trouverait sa source dans les mutations sociales du capitalisme développé fait songer à la loi de Maslow : « Toute chose ressemble à un clou, pour celui qui ne possède qu’un marteau. » ■