Par Alexandre Devecchio.
Voir notre publication d’hier jeudi : Qui est vraiment Jérôme Fourquet, l’insondable sondeur ? Il publie La France d’après important ouvrage dont Alexandre Devecchio a réuni dans Le Figaro les bonnes feuilles que nous reprenons ici sans commentaire, l’ayant déjà donné hier.
EXCLUSIF- Jérôme Fourquet explore, dans La France d’après, les tréfonds de notre société et dresse le tableau politique, mais aussi social, économique et culturel de notre pays. Le Figaro Magazine a dévoilé de larges extraits de ce futur classique qui remonte aux sources des bouleversements politiques en cours.
« Dans La France sous nos yeux , nous avons mis en perspective, Jean-Laurent Cassely et moi, les spectaculaires mutations économiques, sociales, paysagères et culturelles que notre pays a connues du milieu des années 1980 à nos jours. De cette grande métamorphose est née ce que nous avons appelé «la France d’après», c’est-à-dire la France contemporaine, qui diffère singulièrement de la France d’avant. Bien entendu, cette métamorphose économique et socioculturelle de grande ampleur n’a pas été sans incidence sur le plan électoral. Après la déflagration politique de 2017, le scrutin présidentiel et les législatives de 2022 ont confirmé que le paysage partisan avait été «disrupté», pour reprendre un terme en vogue parmi les macronistes.
À la suite de ce très puissant effet de souffle, comparable à celui de la nitroglycérine maniée avec une belle maestria par James Coburn dans Il était une fois la révolution, «les cartes [politiques] du pays sont devenues obsolètes», comme il est dit dans ce chef-d’œuvre cinématographique. La vision du champ de bataille est en effet saisissante. Le score cumulé de Valérie Pécresse et d’Anne Hidalgo, représentantes des deux formations ayant dominé la vie politique des dernières décennies, atteint… 6,5 % des suffrages exprimés ; Jean Lassalle (3,1 %) devance le candidat du Parti communiste (2,3 % pour Fabien Roussel) ; Marine Le Pen accède pour la seconde fois au second tour où, avec 41,5 %, des voix, elle pulvérise le plafond de verre auquel s’était heurté son père vingt ans plus tôt, lui qui n’avait réalisé que 17,8 %. Last but not least, un conseiller élyséen inconnu du grand public au début du quinquennat de François Hollande remporte l’élection présidentielle en 2017, puis réussit le tour de force de se faire réélire pour un second mandat, une première sous la Ve République, hors période de cohabitation.
Cette performance s’accompagne d’un brouillage des points de repère traditionnels et d’évolutions spectaculaires des comportements électoraux. Ainsi, le président sortant, initialement marqué au centre gauche, recueille au premier tour 46,8 % dans le XVIe arrondissement de Paris, son score progressant de 20 points en cinq ans dans ce bastion de la droite! De son côté, Marine Le Pen vire en tête (26,5 %) à Château-Chinon, fief nivernais de François Mitterrand, ou à Carmaux (27,2 %), terre d’élection de Jean Jaurès.
Le vieux cadastre électoral ayant été totalement reconfiguré, il nous fallait redessiner et décrire cette nouvelle topographie. Pour ce faire, nous nous sommes inspirés du travail pionnier et fondateur d’André Siegfried, qui, il y a un peu plus de cent ans, avait publié son magistral Tableau politique de la France de l’Ouest. À sa manière, nous avons arpenté dans les deux sens du terme le territoire, collecté des données statistiques, dressé des cartes et tracé des graphiques mettant en regard tel ou tel paramètre sociologique ou économique avec les comportements électoraux. Si, dans la France de l’Ouest des débuts du XXe siècle, encore très largement rurale, Siegfried accordait une attention particulière à la nature des sols ou au poids de la grande et de la petite propriété, les variables contextuelles «déterminant» le vote sont aujourd’hui de tout autre nature: prix du mètre carré, poids de l’économie touristique, intensité de la délinquance, etc.
Mahomet versus McDonald’s
Dans la bataille pour l’hégémonie spirituelle et idéologique, le PC est confronté à une force religieuse qui n’est plus le catholicisme, mais l’islam… Une permanence politique, comme une mosquée, marque symboliquement un quartier ou une commune. Avec 27 permanences communistes contre 82 mosquées, le PC est désormais nettement surclassé par l’islam du point de vue de la capacité à imposer l’hégémonie culturelle dans le cœur de l’ancienne banlieue rouge. Tel un palimpseste, les paysages urbains de la Seine-Saint-Denis portent ainsi les traces des influences religieuses, idéologiques et culturelles qui se sont succédé sur ce territoire. Avec ses églises et la basilique de Saint-Denis, l’empreinte catholique affleure encore ponctuellement. Dans bon nombre de communes, l’urbanisme, le nom des rues et la survivance d’un maillage associatif et syndical constituent, quant à eux, le legs de l’hégémonie exercée par le PC pendant plusieurs décennies.
Dans les communes du «9-3» où subsistent les traces de cette strate culturelle marxiste-léniniste, les nombreux commerces halal, les mosquées et autres salles de prières ainsi que les pratiques vestimentaires (niqab et jilbab pour les femmes, qamis et barbe pour les hommes) attestent, de leur côté, de la prégnance de la couche musulmane en cours de sédimentation depuis une trentaine d’années dans le département, comme dans de nombreux autres quartiers et banlieues populaires partout en France. Dans certains de ces territoires, c’est même l’idéologie islamiste radicale qui s’est enracinée. Mais l’observation des paysages de ces villes communistes ou anciennement communistes révèle également qu’une autre couche culturelle, que nous appellerons la «couche yankee», s’est aussi massivement déposée. Dans ces territoires, l’adresse d’un certain nombre de restaurants McDonald’s illustre ainsi de manière hautement symbolique que nous avons changé de référentiel et que la culture américaine a désormais pignon sur rue dans l’ancienne banlieue rouge.
On rappellera que, dans les années 1950, l’implantation de Coca-Cola sur le marché français ne se fit pas sans peine. En pleine guerre froide, et alors que les communistes avaient quitté le gouvernement en 1947, le Parti communiste s’opposa à ce que L’Humanité nomma alors la «Coca-colonisation» et voyait dans la petite bouteille noire une arme insidieuse visant à asseoir l’influence yankee en France. Pour le poète communiste Louis Aragon, le Coca-Cola relevait clairement de la civilisation américaine qu’il qualifiait de «civilisation des frigidaires», ayant avant tout vocation à ses yeux à fournir des glaçons au consommateur de Coca-Cola. Ironie de l’histoire, et signe de la victoire du soft power américain, c’est à Grigny, commune de l’Essonne dirigée par le PC depuis 1945, que Coca-Cola a implanté en 1986 l’un de ses cinq sites de production en France. Dernière illustration du télescopage des différentes influences culturelles et idéologiques dans ces territoires, on rappellera qu’Amedy Coulibaly, l’auteur de l’attentat djihadiste contre le magasin Hypercacher de la Porte de Vincennes et du meurtre d’une policière municipale à Montrouge en janvier 2015, avait travaillé quelques années plus tôt en contrat de professionnalisation dans l’usine Coca-Cola de Grigny, ville où il avait grandi dans le quartier de la Grande Borne.
Le vote animaliste, symptôme de la déchristianisation
Les travaux de Maurice Agulhon ont montré que le Var avait été un département précocement déchristianisé. Cet élément joue sans doute également dans le score relativement élevé du Parti animaliste. D’une manière générale, on constate en effet que les zones où l’emprise du catholicisme a été la plus tardive correspondent la plupart du temps à des territoires de faible vote animaliste. Et inversement, les départements les plus anciennement déchristianisés sont en général des zones de force de ce parti. La correspondance entre ces deux phénomènes n’est pas fortuite. La couche culturello-religieuse catholique constitue un facteur limitant le vote animaliste, là où elle demeure encore un minimum présente. C’est assez logique dans la mesure où la distinction (et la supériorité) de l’homme sur l’animal a été théorisée et instituée par le catholicisme.
Les données de l’Ifop confirment ces observations. Le score du parti animaliste est proche de 0 % parmi les catholiques pratiquants. Il atteint 2 % auprès des non-pratiquants et 4 % parmi les personnes se déclarant sans religion. Au terme de cette analyse, l’émergence du vote animaliste, pour minoritaire qu’il soit, peut certes être considérée comme l’illustration d’une sensibilité croissante à la condition animale et comme la poursuite du cycle historique appelant à la création de nouveaux droits, désormais à accorder aux animaux. Mais on peut aussi l’analyser comme un symptôme d’un basculement anthropologique et du délitement terminal de la strate catholique.
Le prénom Kévin, emblème de la France populaire
Comme nous l’avions montré dans L’Archipel français, la prévalence des prénoms anglo-saxons au sein d’une population donnée constitue un bon indice de l’appartenance de ladite population aux milieux populaires. Ainsi, par exemple, c’est au RN que le nombre de candidats portant ce type de prénoms est le plus élevé (32 candidats), alors que c’est parmi les candidats de Renaissance qu’il y en a le plus faible nombre, 16 seulement, dont certains sont, de surcroît, candidats dans les circonscriptions des Français de l’étranger (et ayant souvent des ascendances anglo-saxonnes). Ce rapport du simple au double entre ces deux groupes illustre bien le fossé sociologique existant entre les deux électorats (et leurs représentants). Comme un symbole, le prénom Kévin, prénom emblématique s’il en est, fera pour la première fois de l’histoire son entrée au Palais- Bourbon lors de cette mandature avec l’élection de Kévin Pfeffer (6e circonscription de Moselle) et de Kévin Mauvieux (3e circonscription de l’Eure), tous les deux membres du RN, parti dirigé par un certain… Jordan Bardella.
Cette incapacité à s’offrir le « way of life » de la grande classe moyenne a constitué l’un des ressorts les plus puissants du mouvement des Gilets jaunes, qui ont d’ailleurs souvent bloqué l’accès aux zones commerciales et aux grandes surfaces. De la même façon que Jacques Séguéla affirmait que «si à 50 ans, tu n’as pas ta Rolex, tu as raté ta vie», la France qui s’est mobilisée sur les ronds-points en novembre 2018 considère que «si à 40 ans, tu ne peux pas payer des Nike ou du Nutella à tes enfants, alors tu es cassos».
Décivilisation
L’agressivité et la tension croissante s’observent dans tous les compartiments de la société, y compris dans les relations du quotidien entre individus. Le sociologue Norbert Elias avait bien montré comment les sociétés européennes avaient connu, à partir du XVIIe siècle, ce qu’il appelait un «processus de civilisation». Progressivement, les mœurs s’étaient pacifiées en vertu du développement de la civilité et de la courtoisie. Les individus avaient, au fil du temps, intégré et adopté des mécanismes d’autocontrôle, et le recours à la violence ou les manifestations d’agressivité avaient été canalisés, puis proscrits des normes sociales dominantes. Or on peut faire l’hypothèse que cette couche de vernis civilisationnel, qui avait été patiemment déposée au fil des siècles, s’est fissurée au cours des dernières décennies.
Ce phénomène psychologique et anthropologique trouve notamment son origine dans ce que l’on pourrait appeler la «sacralisation absolue du moi», qui a abouti à la modification de la psyché collective. La façon d’élever les enfants a, par exemple, considérablement évolué par rapport aux années 1950-1960, avec l’avènement de l’«enfant-roi», placé au centre de la sphère familiale. Du fait d’une éducation moins contraignante et moins stricte, on installe très tôt dans l’esprit des individus l’idée qu’ils sont uniques et qu’ils ont de nombreux droits, ce qui introduit souvent une rupture de l’équilibre entre droits et devoirs et génère une moindre capacité psychologique à se conformer aux règles et aux interdits et à accepter les différents cadres d’autorité. Ainsi formaté psychiquement selon la matrice de l’enfant-roi, l’individu contemporain va ensuite évoluer à l’adolescence puis à l’âge adulte dans la société de consommation, qui a pour leitmotiv la satisfaction et la valorisation du «client-roi», comme l’illustre le célèbre slogan de L’Oréal: «Parce que vous le valez bien», martelé par la marque en France depuis 1997…
Cette incapacité à canaliser l’agressivité et la violence renvoie sans doute également à une moindre maîtrise de la langue française dans toute une partie de la population. Écoutons à ce propos le linguiste Alain Bentolila: «L’insécurité linguistique, parce qu’elle condamne certains des élèves à un enfermement subi, à une communication rétrécie, rend difficile toute tentative de relation pacifique, tolérante et maîtrisée avec un monde devenu hors de portée des mots, indifférent au verbe… Cette impuissance linguistique impose alors que l’on utilise d’autres moyens pour imprimer sa marque: on altère, on meurtrit, on casse parce que l’on ne peut se résigner à ne laisser ici-bas aucune trace de son éphémère existence.» Or plusieurs études statistiques ont établi la baisse significative de la maîtrise du français parmi les élèves. Ces lacunes, observées initialement chez les enfants et les adolescents, se retrouvent dans le comportement des cohortes générationnelles, au gré de leur avancée en âge, et donc progressivement dans l’ensemble de la société.
C’est ainsi que la moindre maîtrise de la langue française dans des pans entiers de la population contribue également au recours à la violence comme mode d’expression ou de règlement des différends. Cette toile de fond psychologique et anthropologique ne constitue pas un terreau très propice à la bonne réception d’un discours politique réclamant un État régalien à poigne et une justice plus sévère. Mais, dans le même temps, la moindre intégration des mécanismes d’autocontrôle – incivilités, non-respect des règles, refus de l’autorité et recours plus fréquent à la violence – ont suscité dans une partie de la population, par un effet de backlash (retour de bâton), une puissante demande de reprise de contrôle et de sévérité sur le plan régalien, dont la dynamique frontiste constitue l’expression électorale.» ■
Extraits choisis par Alexandre Devecchio.
L’auteur lui-même semble mal résister à la culture yankee: « last but not least », « backlash », « way of life »…ça fait beaucoup en quelques pages. Suprême aveu: dans le cas de « backlash », c’est une traduction française plus ou moins pertinente qui est proposée entre parenthèses, aux arriérés, en somme !
De ces courts passages je retiens la référence à Georges Lavau qui semble avoir, comme Siegfried à son époque, bien débroussaillé le terrain.
Pour illustrer la (juste) lutte du Parti communiste français contre l’américanisation, voici un délicieux petit film de propagande que je recommande à tous : https://www.youtube.com/watch?v=1eDBc9Vjs04