Par Pierre Builly.
Dr. Folamour de Stanley Kubrick (1964).
« Dérision majuscule »
On a peine à imaginer, aujourd’hui, ce que fut, pendant une vingtaine d’années, dans le monde, l’Équilibre de la terreur qu’on pourrait presque mieux nommer la Terreur en équilibre. La certitude, alors à peu près communément répandue, que l’Humanité tout entière allait évidemment disparaître dans un grand feu d’artifice spectaculaire et conclusif finissait d’ailleurs à laisser place, dans les populations, à une certaine indifférence fataliste.
Comme le dit la grande Danielle Darrieux, Ce qui est inéluctable est sans importance. De la même façon que la perspective évidente de notre mort individuelle ne nous empêche pas de jouir des beautés de la vie, la certitude de notre collectif holocauste nous laissait en paix, si je puis dire.
Sauf, bien sûr, aux pires moments des crises qui agitaient la planète : blocus de Berlin en 48/49, guerre de Corée en 50/53 (avec son acmé en juin 51, lorsque le général Mac Arthur proposa de bombarder atomiquement la Mandchourie), affaire de Suez et soulèvement de la Hongrie, en novembre 56, construction du Mur de Berlin en août 61, et, pour finir, crise des missiles de Cuba en octobre 62… On avait alors tellement montré ses biscottos qu’on ne pouvait plus que refluer en s’invectivant…
Après 62, la tension baisse et les deux grandes puissances s’affronteront désormais moins directement, sur des terrains d’opération plus extérieurs, par ennemis interposés, en Afrique ou en Asie. Lors de la guerre des Six Jours en Israël en 67, ou du soulèvement de la Tchécoslovaquie, on n’évoque plus, sinon par rodomontades, l’anéantissement nucléaire de l’ennemi…
Le risque s’efface donc, en fait, mais l’imaginaire collectif a été durablement marqué ; il n’y a donc rien d’étonnant que Dr. Folamour ait été un immense succès, d’autant que, évidemment, c’est un film formidable et profondément sarcastique, idéal pour monter en fable un sujet tragique. C’est sûrement le film qui a fait éclater au premier plan le génie et l’originalité de Stanley Kubrick de plein fouet, les films précédents (notamment le sublime Lolita) étant de facture plus classique.
Ce qui fonctionne admirablement bien, dans Dr. Folamour, c’est, notamment, le savant et délicieux mélange de séquences presque documentaires, réelles dans leur minutie (ou qui, en tout cas, donnent cette impression d’hyper-réalité) et des développements les plus rationnellement déments qui aboutissent à l’explosion ultime. Il me semble que le rythme imposé par le réalisateur est un des atouts formidables de l’œuvre, et que le passage virtuose entre la Salle de Guerre du Pentagone, ou la base du Strategic Air Command de Burpelson, moments à la fois burlesques et désespérés et d’autre part le calme très professionnel du bombardier B52 permet à la parabole kubrickienne de prendre toute sa force sarcastique.
Autre qualité éminente, la distribution des acteurs ; on savait depuis longtemps la capacité de Peter Sellers à se fondre dans des personnages extrêmement différents, mais il surpasse encore sa réputation, notamment dans l’incarnation d’un Président des États-Unis lucide et accablé.
Mais les autres grands rôles sont parfaitement tenus aussi : Sterling Hayden en brute illuminée, obsédée par la corruption de ses précieux fluides corporels, pollués par le communisme, ou Slim Pickens, commandant Kong du B52, Texan sans états d’âme… Une mention spéciale à George C. Scott, léger, compétent, paranoïaque, fou furieux tout à la fois…
L’avion blessé, rendu sourd et aveugle, vole vers son objectif sur l’air martial d’un vieux standard musical nordiste de la Guerre de Sécession ; et les gens raisonnables se rendent compte qu’on ne va plus pouvoir rien arrêter ; je regrette un peu que la bataille de tartes à la crème finale, prévue par Kubrick, qui a été tournée, mais non montée, n’ait pas fonctionné : comment mieux représenter la folie et la danse sur un volcan ?
Tout ça s’est donc arrêté, mais je ne crois pas que Dr. Folamour ait été pour quelque chose dans le début du démantèlement des arsenaux ; bien davantage c’est le coût démesuré de la course aux armements qui a mis sur le flanc l’Union soviétique et, d’une certaine façon, a abouti à son explosion de 1991. N’empêche que ça a drôlement secoué le monde, Dr. Folamour, bien davantage que Le dernier rivage, trop prêchi-prêchant de Stanley Kramer ou Point limite de Sidney Lumet… C’était la magie de Kubrick… ■
DVD autour de 13 €
Chroniques hebdomadaires en principe publiées le dimanche.
Publié le 18.08.2019 – Actualisé le 14.10.2023
Excellente analyse Pierre, comme toujours.