Par Nicolas Granié.
CRITIQUE. Dans son livre Les profs ont peur. Ecole et laïcité : le grand renoncement (ed. de l’Observatoire), Jean-Pierre Obin s’appuie sur bon nombre de témoignages et de chiffres pour montrer à quel point rien n’a changé depuis l’assassinat de Samuel Paty en octobre 2020. Les professeurs, pour ne pas subir de représailles, sont contraints de se taire et de s’autocensurer. Captivant… et déprimant.
« Il y aura un avant et un après Samuel Paty. » Cette phrase, fût-elle sentencieuse, était sur toutes les bouches après l’assassinat, en octobre 2020, du professeur d’histoire-géographie dans un collège de Conflans-Sainte-Honorine par l’islamiste Abdoullakh Anzorov. Un peu moins de trois ans plus tard, un autre professeur, de lettres cette fois, a été tué de plusieurs coups de couteau à Arras. Dans un livre paru quelques jours avant ce drame, l’ancien inspecteur général de l’Éducation nationale Jean-Pierre Obin évoque l’abandon des enseignants, contraints de se taire et de s’autocensurer. Malgré les promesses venues d’en haut, la mort de Samuel Paty n’a rien changé sur le terrain.
« L’attitude de défausse a depuis trouvé un nom plus commode à prononcer : on l’appelle le “pas-de-vaguisme” », écrit l’auteur. Du manque de soutien de la hiérarchie de proximité – directeurs d’école ou chefs d’établissement – à la rouerie électoraliste du chef de l’État, qui a envoyé des signaux contradictoires voire hostiles au moment de nommer Pap Ndiaye au poste de ministre de l’Education nationale en mai 2022, c’est une longue et large chaîne de responsabilités qui avarie l’école. « La plupart des chefs d’établissement ont parfaitement intériorisé qu’une des attentes tacites de leur hiérarchie (directeurs académiques et recteurs) est qu’on entende le moins possible parler de leur établissement. Du moins dans la rubrique des dysfonctionnements internes, des conflits avec les parents, des débrayages d’enseignants, des atteintes à la laïcité et des faits de violence dont la presse locale et les journalistes de France 3 font parfois leurs choux gras », assène l’auteur.
Un professeur sur deux s’autocensure
Son livre foisonne de témoignages poignants et glaçants, de ces professeurs qui ne peuvent plus enseigner librement et sereinement. Près de huit professeurs sur dix craignent d’avoir à affronter une situation potentiellement conflictuelle avec leurs élèves, près de neuf sur dix chez les plus jeunes. Un sur deux s’autocensure « régulièrement » ou « de temps en temps ». Chaque enseignement est touché : certains professeurs de SVT n’évoquent plus l’éducation sexuelle, d’autres en EPS sèchent la natation ; pour ceux d’histoire-géographie, il devient de plus en plus difficile de parler de la Shoah, de la colonisation ou du conflit israélo-palestinien sans se faire interrompre (ou pire). Pour Jean-Pierre Obin, « les contestations les plus fréquentes n’affectent pas l’enseignement d’une discipline mais l’enseignement des valeurs. L’égalité entre les hommes et les femmes, la mixité, la laïcité, la liberté de l’orientation sexuelle sont particulièrement vilipendées ».
Incontestablement, les revendications d’élèves de confession musulmane se font de plus en plus nombreuses. Et cela se voit de manière saisissante dans les chiffres : 16% des enseignants (34% dans des zones d’éducation prioritaire) déclarent avoir déjà vu une organisation des tables à la cantine ou au restaurant scolaire en fonction de la religion des élèves, et 27% des professeurs (42% dans des réseaux d’éducation prioritaire) ont déjà observé le port d’abayas pour les filles ou de qamis pour les garçons. Comment enseigner face à une telle offensive de l’islam politique ? Prendre le risque de lancer un signalement au risque de subir des représailles ? Un enseignant sur deux confesse avoir déjà été menacé ou agressé par des élèves ou parents d’élèves pour des raisons liées à la religion.
25% des élèves musulmans n’ont « pas totalement condamné » l’assassinat de Samuel Paty
Interrogé dans ce livre, François Kraus, directeur des études politiques de l’Ifop, affirme « qu’une proportion croissante d’enseignants, par peur, par lassitude ou par désaccord à l’égard de la législation, a décidé ne plus signaler nombre d’entorses à la laicité ». Selon le même institut de sondage, un professeur sur deux déclare ne pas signaler à son chef d’établissement le port d’un hijab en sortie scolaire et 25% ne demandent même pas aux élèves de l’ôter. Lâchés en rase campagne, les « hussards noirs » plongent dans l’autocensure, le meilleur moyen pour y exercer son métier sans prendre trop de risques pour sa vie. Un propos mal interprété, une phrase sortie de son contexte, une réprimande qui passe mal auprès de l’élève, et tout peut basculer. Au moindre « faux pas », le corps enseignant risque gros. Incapables de faire cours sur un tas de sujets, les professeurs se taisent. En catimini, les islamistes souhaitent faire main basse sur tout ce qui a trait à l’éducation des mineurs, et ne reculent pas d’un iota. Avant l’interdiction de l’abaya et du qamis décidée par le nouveau ministre de l’Éducation nationale Gabriel Attal à la rentrée, l’offensive salafo-frériste était très organisée, laquelle utilisait à merveille les réseaux sociaux pour propager son idéologie. Malgré les hourras pour le jeune ministre, cette interdiction ne changera pas les mentalités. De citoyens éclairés dans nos écoles, nous avons bien laissé place à des automates zélés et endoctrinés.
Des chiffres très inquiétants attestent d’une désagrégation de l’école républicaine. Jean-Pierre Obin rappelle que 25% des élèves musulmans n’ont « pas totalement condamné » l’assassinat de Samuel Paty, contre 9% des non musulmans. 81% d’entre eux pensent que les lois qui encadrent en France la place des religions sont discriminatoires envers les musulmans. Ils ne sont que 22% à être favorables à la liberté de critiquer voire de se moquer des religions. « Samuel Paty l’a bien cherché », s’entend même dire Sonia, professeure d’histoire en lycée professionnel.
Au fil de la lecture, le désespoir prend forme lorsqu’on y lit que les jeunes enseignants sont les plus enclins à lâcher du lest. Trois enseignants de moins de trente ans sur quatre sont favorables à un assouplissement des règles de la laïcité. Et Jean-Pierre Obin de citer dans son livre Iannis Roder, secrétaire général adjoint du Conseil des sages de la laïcité : « Il est évident qu’une minorité agissante de fonctionnaires, non pour des raisons religieuses, mais pour des considérations idéologiques et politiques, cherche à faire de la lutte contre la loi de 2004 un cheval de bataille contre le “racisme systémique” que véhiculerait la République française. » À l’évidence, l’école reste encore le bastion de la gauche. Mais ne lui mettons pas tout sur le dos : elle n’est que le reflet de l’évolution de la société française, de ses fractures et de son éclatement.
Malheureusement, l’auteur ne semble pas comprendre que l’immigration accélère l’effondrement de l’école républicaine qu’il regrette, et tape sur l’extrême droite pour qui, selon lui, « la laïcité est devenue une arme offensive pour s’en prendre aux musulmans et plus généralement à l’immigration, ce qui leur permet de dissimuler une xénophobie devenue gênante pour accéder à la respectabilité ». Peut-être la seule mauvaise note du livre. ■