Notre confrère Jean-Louis Gouraud, anciennement à « Jeune Afrique », connu pour son savoir hippologique et aussi pour son regard farouchement indépendant sur les affaires du monde, rentre cette fois de Russie et nous livre tout chaud tout bouillant son constat de voyage, à contre-courant bien sûr des idées reçues et surtout de la propagande … Cette visite au pays des Romanoff est un peu le pendant, mutatis mutandis, de son périple passé dans la Syrie d’Assad II qu’il nous montra, malgré les cris perçants du « Boboistan », sous un jour que, par pur conformisme idéologique, l’Euro-amérique veut ignorer … Chez les Marocains, nation hippophile du monarque aux portefaix, Gouraud est une figure notoire, surtout depuis que Sa Majesté chérifienne l’a reçu en audience particulière, en présence de son frère le prince Rachid, pour parler chevaux. (Photo ci-dessus). Il faut dire que Mohamed VI a fait racheter en France les derniers percherons, race française indigène, que l’Hexagone a abandonné et qui se perpétue donc dans les haras royaux du Maroc. ■ Péroncel-Hugoz.
Russie 4 – 22 octobre 2023
Notes de voyage
par Jean-Louis Gouraud
Moscou est une ville grandiose et magnifique, plus resplendissante aujourd’hui que jamais.
Evidemment, ce genre d’affirmation ne peut que déplaire à tous ceux qui espéraient au contraire l’affaiblir, la mettre à genoux. Mais je suis bien obligé de le constater : apparemment, les Russes se débrouillent très bien sans nous. Je dirai plutôt « malgré » nous : malgré nos embargos, nos sanctions, nos punitions. A Moscou, comme à Saint-Pétersbourg, où je viens de passer trois petites semaines, tout a l’air de fonctionner normalement. Il n’y a plus de touristes ? Pourtant, les hôtels affichent complet, les restaurants sont pleins, les trains sont bondés, les musées, les salles de concert ne désemplissent pas.
Pas le moindre signe de pénurie dans les magasins. Les petites échoppes qu’on trouve à tous les coins de rue, comme les grandes surfaces (souvent ouvertes 24 heures sur 24) proposent tout ce qu’on peut désirer – y compris des produits de grandes marques étrangères (bières, ketchup, confitures, etc.). Seul a disparu, ce n’est pas une grande perte, le nom de Coca Cola, vite remplacé d’ailleurs par des appellations diverses proposant la même boisson.
Je sais bien que Moscou et Saint-Pétersbourg, ce n’est pas toute la Russie, mais dans ces deux villes au moins, il est difficile de deviner qu’on est dans un pays en guerre. Pas seulement parce que les boutiques sont bien approvisionnées mais surtout parce que règne dans la rue une sorte d’insouciance qui étonne. Les jeunes garçons – nombreux et joyeux – qu’on y croise ne paraissent pas angoissés par la menace d’une mobilisation imminente. Les jeunes filles, souvent élégantes, font le succès des innombrables salons de coiffure et de manucure ouverts dans les beaux quartiers. Des musiciens amateurs animent les allées des nombreux parcs et jardins qui font partie du charme de la mégalopole moscovite auxquels le maire Sergueï Sobianine (récemment réélu) a apporté le plus grand soin, comme au reste des aménagements urbains. On est frappé par la beauté, la propreté de cette gigantesque ville où des terrasses de bistrots – phénomène nouveau – ont fait leur apparition sur les trottoirs ou les placettes. Fleurie, illuminée, nettoyée : moi qui la fréquente depuis bientôt un demi-siècle, jamais je ne l’ai vue aussi éblouissante.
En écrivant cela, j’ai bien conscience du fait qu’on va m’accuser de poutinisme ou de poutinolâtrie, voirie d’émarger aux registres secrets du FSB ou, pourquoi pas, de contribuer au massacre d’Ukrainiens innocents. C’est dommage. Non pas tant parce que tout cela est évidemment faux, mais parce que cela dénote un refus de regarder et d’accepter la réalité. Que cela plaise ou déplaise, Moscou et, dans une moindre mesure, Saint-Pétersbourg sont des villes propres, entretenues et sûres. Surtout par comparaison avec d’autres capitales, suivez mon regard…
A destination de ceux qui me reprocheraient d’apporter, par ma seule présence ou par ce seul témoignage, une forme de soutien au régime honni, je dirai simplement que je ne me souviens pas qu’on m’ait accusé de soutenir la guerre au Vietnam ou en Irak lorsque je me suis rendu aux Etats-Unis au temps de Reagan ou de Bush.
Les seules conclusions politiques que l’on puisse tirer des observations qui précèdent sur la vie quotidienne dans deux des principales villes de Russie sont primo que, dans ce cas comme dans tous les autres, les embargos n’ont jamais les résultats escomptés par ceux qui les imposent et ont, au contraire, des effets inverses aux buts recherchés ; secundo que Poutine a fait preuve en la circonstance d’une indiscutable habileté : plutôt qu’à une mobilisation massive – qui aurait eu des conséquences désastreuses dans l’opinion – il a choisi de faire procéder, de préférence dans des grandes villes, à des recrutements de volontaires attirés par les avantages matériels extrêmement séduisants puisqu’ils assurent à une jeune recrue inexpérimentée un salaire qui dépasse cela d’un professeur d’université ou (j’ai vérifié !) d’une directrice de musée en fin de carrière.
Il est bien possible que l’argent soit devenu en Russie (comme ailleurs) un moteur plus puissant que le patriotisme, étant entendu qu’il n’y a pas nécessairement antinomie entre les deux, comme l’a prouvé de façon spectaculaire et tragique l’aventure Prigojine.
On s’est beaucoup étonné chez nous de l’existence de l’entreprise Wagner. Comment un pays aussi puissant, aussi centralisé, aussi surveillé, aussi « vertical » que la Russie pouvait-il tolérer l’existence de groupes armés privés échappant au contrôle de l’administration présidentielle ? D’autant plus que les mercenaires de Prigojine ne présentaient pas un cas unique, une exception : il y avait aussi (et il y a toujours) les fameuses milices tchétchènes de Kadyrov (Photo ci-dessus) – sans parler de celles, plus discrètes, dont disposeraient, paraît-il, des entreprises comme Gazprom ? Surtout, pourquoi l’une des plus grandes armées du monde avait-elle besoin du renfort ou du secours de troupes irrégulières ?
Se poser ces questions, c’est mal connaître l’histoire et les usages de ce pays, où l’emploi de troupes auxiliaires est presque une tradition. Les empereurs successifs ont eu souvent recours à ces irréguliers cupides mais en général patriotes qu’étaient les cosaques. Quitte à ce que parfois, leurs chefs perdent la tête et commettent l’erreur de se retourner contre le souverain. Ce fut le cas d’Evgueni Prigojine et, avant lui, celui d’Emelian Pougatchev. Dans les deux cas, mal leur en prit.
En ce qui concerne les sanctions, on peut observer que les Russes ont su chaque fois les transformer, sinon en avantages, du moins en incitation à procéder à des réformes finalement bénéfiques.
On a pu constater cette étonnante résilience lorsqu’en réaction aux sanctions économiques décrétées par l’Union européenne et les Etats-Unis en 2014, la Russie a décidé de se passer des produits alimentaires venant de ces pays. Loin de déclencher une pénurie et encore moins la famine, cette mesure a au contraire donné un coup de fouet à la production locale et redonné à l’agriculture russe un certain dynamisme.
Impossible de dire aujourd’hui si les innombrables trains de sanctions infligés à la Russie depuis le lancement de son opération très spéciale en Ukraine auront des effets aussi positifs. On peut penser que non. Mais ce que l’on peut d’ores et déjà constater, c’est que, dans le domaine du tourisme au moins, les Russes ont réussi à éviter la catastrophe, en développant de façon spectaculaire le tourisme intérieur. Les millions de Russes qui voyageaient autrefois à l’étranger découvrent enfin les innombrables possibilités qu’offre leur immense pays.
Dans le domaine culturel aussi, des mesures très positives ont été prises pour que les échanges internes soient plus nombreux qu’autrefois et que les trésors qui dorment dans les réserves des grands musées de Moscou ou Saint-Pétersbourg circulent enfin, sous forme d’expositions temporaires ou de prêts à longue durée dans les musées de province.
Il est un autre domaine, dans un genre très différent, où les Russes ont fait preuve également d’une étonnante résilience. C’est dans leur capacité à renouveler leurs élites. Ou plutôt à les reconstituer, car il faut bien reconnaître que, depuis un siècle et demi, ils ont mis un acharnement extraordinaire à les mettre en fuite, les décourager ou les décapiter.
Ce fut d’abord l’exil de la quasi-totalité de l’aristocratie fuyant la terreur bolchévique. Ce fut ensuite la folie paranoïaque de Staline, qui s’est abattue sur les intellectuels, les médecins, les cadres, condamnés au goulag ou à la mort. Puis, au moment de la perestroïka lancée par le brave Gorbatchev, la bousculade des artistes, des savants vers l’étranger, profitant de l’aubaine que leur offrait l’ouverture des frontières.
A chaque fois, la Russie a su recomposer, reconstruise, réactiver sa prodigieuse machine à fabriquer une élite. Malgré une indéniable baisse du niveau des études supérieures depuis l’effondrement du système soviétique, la Russie avait réussi, au cours de ces vingt dernières années, à reconstituer ses stocks de scientifiques et d’artistes de haut niveau. Hélas, la menace de réquisitions pour aller combattre en Ukraine, mais aussi l’enfermement dû aux sanctions imposées par presque tous les pays de l’OTAN auraient provoqué un exode massif de jeunes (et de moins jeunes) entrepreneurs, businessmen, informaticiens, mathématiciens et autres.
Terminons sur une note d’espoir : on me dit que beaucoup sont d’ores et déjà revenus. ■
Ouvrage disponible en librairies…
Texte d’une vraie élégance et d’une jubilatoire indifférence aux propagandes et aux poncifs. Merci à l’auteur !