Les Lundis.
Par Louis-Joseph Delanglade*.
« La démographe qui dérange » : c’est sous ce titre que Nicolas Journet présentait dans le mensuel Sciences humaines de juin 2010 l’ouvrage de Michèle Tribalat, Les yeux grands fermés. L’immigration en France. Déjà, en faisant prévaloir pour le recensement de 1990 une définition stricte de la catégorie « immigrés » puis en introduisant en 1992 dans ses recherches « le principe du décompte des origines ethniques », Michèle Tribalat avait détonné.
Elle récidivait donc en 2010 en affirmant que le « solde migratoire » ne représentait pas la réalité des flux migratoires en France et en dénonçant « la désinformation et la perte de contrôle des citoyens sur les enjeux de l’immigration ». Cela lui a valu le « Prix des Impertinents » en récompense d’un essai « s’inscrivant à contre-courant de la pensée unique ». Pourtant, en 1999 le Club de l’Horloge, mécontent de son ouvrage de 1998 (co-signé par Pierre-André Targuieff), Face au Front national : arguments pour une contre-offensive, lui avait attribué, pour des motifs inverses, son parodique et très critique « Prix Lyssenko » ! Ces deux prix, si opposés, et pourtant décernés tous deux par des jurys classés à droite, sont la preuve que Michèle Tribalat ne cherche ni à plaire ni à favoriser une quelconque idéologie mais à défendre – c’est le cas dans les deux livres « primés » – son attachement à des statistiques migratoires scientifiquement établies.
Vient de paraître en janvier 2022 son dernier essai Immigration, idéologie et souci de la vérité. Nous l’évoquions ainsi rapidement dans ces colonnes (JSF, 31 janvier) : une dénonciation de l’instrumentalisation idéologique des chiffres par ceux qui sont « du bon côté », c’est-à-dire ceux qui considèrent que l’immigration « est à la fois une chance et une fatalité » et qui s’élèvent par tous les moyens, y compris par « la mauvaise foi », contre « l’idée de Grand Remplacement ». Précisons aujourd’hui qu’à ce sujet Michèle Tribalat déclare qu’une approche scientifique ne peut en aucun cas avaliser la thèse en l’état de Renaud Camus puisque celui-ci « préfère se fonder sur les perceptions communes qui exprimeraient, d’après lui, beaucoup mieux la réalité que les statistiques. » On peut certes penser qu’elle renvoie ainsi dos à dos le manque de rigueur scientifique de certains chercheurs et la démarche de celui qui privilégie le ressenti au détriment de tout recours à des statistiques dûment chiffrées. Il n’y pas à s’en offusquer : c’est en fait une nouvelle preuve de son sérieux scientifique.
Cet essai est donc d’abord un plaidoyer pour la neutralité scientifique. Un démographe peut, comme tout un chacun, être influencé par ses convictions. Pour se prémunir contre cet écueil – s’en prémunir au mieux mais peut-être jamais complètement -, il lui faut faire preuve de la plus grande honnêteté intellectuelle et respecter de manière absolue la méthode scientifique propre à la démographie, c’est-à-dire « dater, sourcer, expliquer les limites et la fabrication des chiffres ». A défaut, on devient un chercheur dévoyé qui veut « confirmer ce qu’il croit au lieu de chercher ce qu’il en est ».
C’est bien ce manque de certains de ses confrères à ces deux exigences d’honnêteté et de méthode que Michèle Tribalat condamne dans son argumentation étayée par de très nombreux chiffres et graphiques : absence de sources sûres, approximations « au doigt mouillé », chiffres douteux voire fantaisistes. Ce manquement conduit ceux qui en sont coupables à confondre science et propagande et, pis, va servir de caution à des journalistes, à des politiciens, à des intellectuels qui, par complicité ou par méconnaissance, reprennent leurs paroles ou leurs écrits, accréditant un peu plus leurs douteuses conclusions.
Des démographes idéologiquement favorables à toute forme d’immigration vont donc, pour contrer le « ressenti » défavorable d’un vulgum pecus forcément méprisable puisqu’il penche ainsi dangereusement vers l’extrême-droite, mettre leur autorité scientifique au service de leur idéologie – celle que dans JSF nous qualifions d’immigrationniste. Ils jouent avec les chiffres et même avec les notions fondamentales de leur discipline, « prouvant » ainsi tout et son contraire : par exemple, une population musulmane plus ou moins nombreuse selon que l’on veut en souligner le caractère irréversible ou relativiser les dangers du jihadisme. Le tout avec la condescendance et l’arrogance de sachants membres de la même « chapelle », alors que leur démarche a pour conséquence d’affaiblir leur discipline par une préoccupante « déculturation technique ». ■ (À suivre, demain, samedi).
** Agrégé de Lettres Modernes.
Retrouvez les Lundis précédents de Louis-Joseph Delanglade.
Publié le 21 mars 2022 – Actualisé le 27 octobre 2023.