Nous ne commenterons pas cet entretien paru dans Le Figaro de ce matin (27.10.2023). Nous le livrons tel quel à l’appréciation et à la réflexion des lecteurs de Je Suis Français et des amis de l’Action Française. Ce qui nous paraît être remis en question ici c’est l’ordre mondial euro-étatsunien, en réalité sous domination américaine mondialiste, censé représenter l’Occident. Contestation qui, de fait, renvoie aux nations, notamment européennes, à leurs limites, à leurs énergies propres. L’auteur interrogé par Le Figaro y voit une chance pour chacune d’elles. Analyse intéressante et à méditer. Y compris et même surtout par ceux qui refusent la disparition ou la dénaturation de leur patrie. ■
Entretien par Ronan Planchon.
Dans son dernier livre, L’Ère de l’affirmation, l’essayiste Max-Erwann Gastineau décrit un monde en pleine mutation où l’Occident n’est plus le référent ultime. Mais, selon lui, la désoccidentalisation du monde est davantage une opportunité pour nos sociétés qu’une menace.
Dans un monde en pleine transformation, l’Occident n’est plus perçu comme le modèle à suivre, écrivez-vous. Comment en êtes-vous arrivé à cette conclusion ?
À la suite des effets désastreux des interventions irakienne et libyenne, à la crise économique et financière de 2008 ou aux conséquences sécuritaires de la crise migratoire de 2015, c’est tout le modèle occidental, centré sur les droits et les libertés de l’individu, qui est apparu défaillant, voire contraire à l’intérêt de ses propres peuples. Un ensemble d’indicateurs objectifs parachève ce sombre constat : natalité en berne, divisions culturelles exacerbées, désindustrialisation… Indicateurs qui contrastent avec l’essor économique, culturel et désormais aussi géopolitique des nations non occidentales. Selon un classement du FMI publié en 2018, exprimant le PNB des nations en PPA (parité de pouvoir d’achat), la Chine arrivait en tête devant les États-Unis – alors qu’elle ne représentait que 10 % de l’économie américaine en 1980 -, suivie de l’Inde, du Japon, de l’Allemagne, de la Russie, de l’Indonésie, du Brésil…
Comme le rapporte le grand politologue singapourien Kishore Mahbubani, les dirigeants chinois de l’ère post-Mao et du Sud-Est asiatique ont su bâtir leur propre modèle, ont compris qu’un bon mode de gouvernance, adapté aux besoins et à la personnalité de leur nation, pouvait offrir des résultats et emporter l’adhésion des populations. Je l’ai concrètement vécu en Chine, lorsque je travaillais pour une ONG environnementale située dans la province du Sichuan. Nombre de Chinois que je rencontrais avaient étudié en Occident, voyageaient, regardaient nos films et nos séries. Mais aucun ne me vantait le mode de vie occidental, son régime privilégié. « La démocratie n’est pas faite pour un pays si grand », me disaient-ils, convaincus de leur irréductible singularité et de la réussite qu’elle incarne.
La résurgence du conflit israélo-palestinien et la guerre en Ukraine vont-elles accentuer cette tendance ?
Je ne situerais pas ces deux conflits sur le même plan. La guerre en Ukraine a des conséquences mondiales irréversibles. Un article de l’agence russe RIA Novosti, « L’avènement de la Russie et du nouveau monde », publié dès février 2022, en rappelle la substance : l’avènement d’un monde désoccidentalisé, dans lequel les pays du Sud pourraient enfin évoluer « sans se soucier de l’Occident » (sic). Dans la mesure où les sanctions occidentales visant la Russie n’ont pas été approuvées par la plupart des pays du monde, y compris par des démocraties comme l’Inde et le Brésil, et où c’est in fine l’Occident qui apparaît plus isolé que la Russie, dont les liens avec l’Amérique latine, l’Arabie saoudite, la Chine, l’Inde, l’Afrique sahélienne se sont dernièrement renforcées, cette sentence mérite, en effet, méditation.
L’occidentalisation était-elle un leurre ?
Une des inventions les plus caractéristiques de la pensée occidentale a été la critique de l’ethnocentrisme, soit l’attitude consistant à ne voir le monde qu’à travers les lunettes déformantes de son propre groupe culturel. Attitude qui, en plus de nier la particularité des autres, conduit à nier ses propres limites, au nom d’une prétention à l’omniscience qui a légitimé, jadis, le projet colonial et qui, à partir des années 1990, s’est poursuivie avec la volonté d’exporter la démocratie, de libéraliser le non-libéral, d’ouvrir le fermé, de déconstruire le « replié », nouveaux barbares des temps post-modernes.
Or, l’occidentalisation est non seulement un leurre, mais une idée dangereuse pour l’Occident lui-même. En effet, si l’Occident se définit tel un mouvement appelé à émanciper le monde, jusqu’où sommes-nous légitimes à agir pour « faire avancer » les autres ? Prise comme une disposition d’âme mâtinée de curiosité pour le dessous des cartes, l’« ouverture » est un bienfait qu’il nous faut absolument cultiver. Prise tel un projet de conversion de l’humanité aux croyances occidentales, l’« ouverture » replace l’Occident en porte-drapeau d’un impérialisme, désormais plus moral que politique certes, mais d’un impérialisme tout de même, qui ne peut, dans un monde désoccidentalisé, qu’affaiblir le positionnement de ses nations. Nous le voyons bien en Afrique.
La désoccidentalisation du monde est une chance, dites-vous, car elle nécessite un effort de décentrement inédit… Comment pouvons-nous nous réinventer ? Quels sont nos leviers ?
En géopolitique, les leviers techniques (technologiques, énergétiques, militaires) priment, mais ils ne sont jamais que la traduction matérielle d’une raison d’être, d’une conscience spatiale et temporelle claire, incarnée par des frontières, des intérêts, une autorité politique légitime, une identité collective revendiquée.
En nous renvoyant à nos limites, le monde non occidental peut paradoxalement nous aider, aider les nations européennes à redécouvrir les sources de leur « longue durée » civilisationnelle (Braudel) et renouveler leur rapport au reste du monde.
L’enjeu est de taille. En s’enfermant dans un bloc occidental qui ne peut qu’à terme réduire son autonomie, l’Europe se neutralise, se dépersonnalise. Pour exister, elle ne devra pas réaliser coûte que coûte l’union, mais se reconnecter à l’énergie spirituelle de ses nations. « L’Europe est-elle interdite, écrivait Raymond Aron dont nous venons de célébrer le 40e anniversaire de la mort, faute d’une défense commune, par le veto américain ? Ou aussi, et peut-être surtout, par les Européens eux-mêmes, qui nombreux ont perdu leur patriotisme national sans en trouver un autre ? » ■