Les Dialogues des Carmélites ont été écrits par Georges Bernanos en Tunisie dans le courant de l’hiver 1947-1948. Ils étaient destinés à un film dont le scénario avait été composé par le R. P. Raymond Bruckberger d’après la célèbre nouvelle de Gertrud von Le Fort : La Dernière à l’Échafaud. Bernanos, qui avait lu cette nouvelle jadis, ne l’avait pas sous la main au moment où il travaillait à ces dialogues. C’est donc du seul scénario qu’il partait, mais en prenant avec ce canevas toutes les libertés qui lui parurent nécessaires. Tantôt il abrège une scène, tantôt il lui donne plus de poids ou en modifie le sens, récrivant les indications de décors ou de situations, écartant aussi ce qui ne lui convient pas. Ainsi naquit une œuvre qui lui appartient en propre, même si le dessin des caractères et la succession des épisodes proviennent du récit de Gertrud von Le Fort. C’est que ce travail, répondant à une commande, était bientôt devenu entièrement bernanosien. L’auteur de La Joie retrouvait dans ce sujet, – dans l’histoire de Blanche de la Force dominée par la Peur et allant au martyre avec son angoisse finalement conformée à la Sainte Agonie de Notre Seigneur, – l’une des préoccupations dominantes de sa vie spirituelle et de son œuvre.
L’agenda où, de janvier à mars 1948, il consigna scrupuleusement son emploi du temps quotidien, jusqu’au jour où la maladie l’interrompit définitivement, est à cet égard bouleversant. Déjà malade, il consacrait à ses Dialogues des journées de labeur de huit et de dix heures, dont les manuscrits successifs portent la marque. Et les méditations qu’il y notait, en vue de la Vie de Jésus à laquelle il songeait depuis quinze ans, prouvent à quel point, se sentant gravement atteint, il vivait alors tourné vers la mort, s’y préparant comme à une imitation de la Sainte Agonie.
Les Dialogues étaient achevés, à la mi-mars, quand Bernanos dut s’aliter pour ne plus se relever. Fidèle à la méthode de travail qui fut toujours la sienne, il avait établi un texte mis au net, transcrivant de sa belle écriture claire la prose lentement obtenue par d’incessantes corrections dans les cahiers à peu près indéchiffrables où se faisait la première élaboration. Vers la fin pourtant, le second manuscrit montre une écriture plus hâtive, avec des surcharges assez nombreuses, qui exigent un déchiffrage parfois délicat. La version définitive, qui couvre dix petits cahiers d’écolier, a été copiée par Mme Armel Guerne, secrétaire bénévole de Bernanos à cette époque. C’est cette copie qui, après une minutieuse confrontation avec les manuscrits, a servi à établir notre édition.
Nous n’y avons ajouté que ce qui, laissé de côté dans le texte destiné au film, était nécessaire à l’intelligence de l’œuvre proposée à la lecture, c’est-à-dire le résumé des scènes qui, ne comportant pas de dialogue, n’avaient pas été traitées par Bernanos. Nous avons rédigé ces résumés en nous inspirant tantôt du scénario, tantôt de la nouvelle de Gertrud von Le Fort. Le lecteur les reconnaîtra aisément, car nous imprimons en italiques tout ce qui n’est pas dans les manuscrits, soit les scènes I et II du prologue, II du deuxième tableau, IV et V du troisième, IV et V du quatrième, I, IV, XIII et XVII du cinquième tableau. Nous n’avons pas cru devoir distinguer par une typographie spéciale les quelques rares indications de scène qui sont empruntées littéralement au scénario, Bernanos les ayant faites siennes en les copiant dans son manuscrit ou en ménageant le blanc où elles seraient reproduites.
La division en cinq tableaux n’existe pas non plus dans le manuscrit, qui suit la continuité du scénario. Elle nous a paru faciliter la lecture, sans attenter à l’œuvre conçue par Bernanos.
En fin, nous avons précisé, dans les scènes où la communauté est réunie, l’attribution de certaines répliques à l’une ou l’autre des Sœurs, attribution que Bernanos n’a pas toujours indiquée et qu’il se réservait sans doute de fixer au moment de l’impression des Dialogues.
Le lecteur soucieux de savoir ce qui appartient en propre à Bernanos dans la conception des personnages et dans le sens spirituel donné à ces dialogues, se reportera à la nouvelle de Gertrud von Le Fort, La Dernière à l’Échafaud, dont une traduction française, parue jadis dans Les Îles de Jacques Maritain, vient d’être réimprimée par les Éditions Desclée de Brouwer. Il serait intéressant aussi – mais ce n’en est pas ici le lieu – de savoir exactement ce qui, dans la nouvelle allemande comme dans les dialogues français, appartient à la vérité historique. Bornons-nous à indiquer, avec un ou deux faits à l’appui[1], que Gertrud von Le Fort – tout en s’inspirant de l’histoire authentique des seize carmélites de Compiègne guillotinées le 17 juillet 1794 à Paris – s’est accordé l’entière liberté de l’invention romanesque. Marie-Françoise de Croissy, Mère Henriette de Jésus, née en 1745, a bien été Prieure du Carmel, mais de 1779 à 1785, date à laquelle lui succéda Madeleine Lidoine, Mère Thérèse de Saint-Augustin, née en 1752. Quant à Mère Marie de l’Incarnation, elle a non seulement existé, elle a survécu à ses compagnes et s’est faite leur première historienne. Née en 1761 à Paris, elle s’appelait Françoise-Geneviève Philippe, mais tout permet de croire qu’elle était l’enfant illégitime d’une personne de sang noble et peut-être royal. Guérie miraculeusement d’une paralysie précoce, entrée au Carmel en 1786, elle se trouvait à Paris pour affaires personnelles lorsque ses Sœurs furent arrêtées. Elle vécut cachée et on perd sa trace jusqu’en 1823, date à laquelle elle va vivre en qualité de pensionnaire au Carmel de Sens, où elle meurt en 1836. C’est là qu’elle écrivit la Relation qui sert de source commune à tous les travaux sur les Carmélites de Compiègne. Cette Relation, très remarquable, donne de la plupart des Sœurs des portraits très vivants.
Les autres victimes de l’exécution du 17 juillet 1794 étaient : Marie-Anne Brideau, Sœur Saint-Louis, sous-Prieure, née à Belfort en 1752 ; Anne-Marie Thouret, Sœur Charlotte de la Résurrection, née à Mouy (Oise) en 1715 ; Marie-Anne Piedcourt, Sœur de Jésus-Crucifié, née à Paris en 1715 ; Catherine-Charlotte Brard, Sœur Euphrasie de l’Immaculée-Conception, née à Bourth (Eure) en 1736 ; Marie-Antoinette Hanisset, Sœur Thérèse du Cœur de Marie, née à Reims en 1742 ; Marie-Gabrielle Trézel, Sœur Thérèse de Saint-Ignace, née à Compiègne en 1743 ; Rose Chrétien de la Neuville, Sœur Julie, née au Loreau (Eure-et-Loir) en 1741 ; Anne Pebras, Sœur Marie-Henriette de la Providence, née à Cajarc (Lot) en 1760 ; Antoinette Roussel, Sœur du Saint-Esprit, née à Fresnes en 1742 ; Marie Dufour, Sœur Sainte-Marthe, née à Beaune en 1742 ; Juliette Verolot, Sœur Saint-François, née à Laighes en 1764 ; les deux tourières, laïques, Catherine et Thérèse Soiron, nées à Compiègne en 1742 et 1751 ; enfin, cadette de toutes, Marie-Jeanne Meunier, Sœur Constance, née à Saint-Denis en 1766.
Cette dernière Sœur mérite une attention particulière. Car, si Blanche de la Force ne figure nulle part dans cette liste des seize martyres, Gertrud von Le Fort n’a pas entièrement inventé le personnage central, dont elle a imaginé la dramatique histoire. De Marie-Jeanne Meunier, elle a fait les deux jeunes novices Constance de Saint-Denis et Blanche de l’Agonie du Christ. On nous rapporte, en effet, que Sœur Constance, entrée au Carmel le 29 mai 1788, y prit l’habit le 30 décembre suivant et allait prononcer ses vœux lorsqu’un décret de décembre 1789 l’en empêcha. Son frère vint alors la réclamer, mais la petite novice refusa de retourner dans sa famille[2]. Elle ne céda pas davantage aux pressions des commissaires. Là s’arrêtent les ressemblances.
L’inventaire du couvent eut lieu le 4 août 1790, l’interrogatoire des Sœurs le lendemain, l’expulsion le 14 septembre 1792. Elles vécurent ensuite, dispersées en petits groupes, dans la ville de Compiègne jusqu’à leur arrestation le 22 juin 1794, leur transfert à la Conciergerie quelques jours plus tard et le jugement du 17 juillet, exécuté séance tenante. Constance Meunier mourut la première, et toutes montèrent à l’échafaud en chantant le Salve Regina puis le Veni Creator. ■
Note de l’éditeur Albert Béguin (1949).
[1]Nous suivons le précis de Victor Pierre : Les Seize Carmélites de Compiègne, Lecoffre, 1905, que Bernanos a pu consulter.
[2]Cette circonstance, dont G. von Le Fort n’a pas tiré parti, tient une place importante dans les Dialogues.
Nombre de pages : 196
Prix (frais de port inclus) : 25 €
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Publié le 8 juillet 2023 – Actualisé le 8 novembre 2023
Transfiguration romanesque ( ‘ le chant secret de la réalité) où le personnage principal est de fiction pas les autres, la ( Blanche de la Force -anagramme de Gertrud von le Fort) N’oublions pas que selon son biographe Bernanos a emporté la nouvelle de Gertrud von le Fort, nouvelle un peu méconnue, qui a pourtant ressuscité cette histoire enfouie, avec en filigrane le sort de son amie Edith Stein, dont elle pressentait le sort dès 1932 ou 1933. L’adaptation de Bernanos est impressionnante pour exorciser la peur de la mort et totalement sublime, la nouvelle de Gertrud von le Fort est peut être supérieure pour exorciser la folie révolutionnaire et ses spasmes , elle est peut-être plus actuelle aujourd’hui.Elle le évoque aussi le sort du « Petit Roi » .. que Blanche va casser d’un geste maladroit. Prémonition. Les 2 œuvres sont inséparables et Julien Green a botté en touche quand Gertrud von le Fort a intenté un procès pour plagia, estimant que le personnage de Blanche sortait d’elle, était son enfant.
Merci pour le texte d’Albert Beguin!
Henri, «Blanche de la Force» n’est pas une anagramme de «Gertrud von Le Fort» (il n’y a pas de redistribution des lettres de l’un en l’autre nom) ; je pense donc que tu dois vouloir dire autre chose, mais je me demande bien quoi… Dis-le nous, s’il te plaît. Merci.
David, as tu essayer la traduction de Blanche de la Force en allemand, la langue de Gertrud von Le fort ?
David, certes « Blanche de la Force » , l ‘ héroïne de la dernière à l’échafaud n’est pas au sens strict l’anagramme de Gertrud von le Fort, mais laissons lui la parole : « « Le point de départ de ma propre création ne fut pas en premier lieu le destin des seize carmélites de Compiègne, mais la figure de Blanche. Elle n’a au sens historique jamais vécu, mais elle reçut le souffle de son être tremblant de ma propre intériorité et elle ne peut absolument pas être détachée de cette origine qui est la sienne. Née de l’horreur profonde dans une temps où l’on pressentait des destins en marche , cette figure s’est levée devant moi quelque sorte comme l’incarnation de l’angoisse mortelle d’une époque allant tout entière à sa fin « .
Blanche de la Force est bien l’enfant de la Baronne von le Fort, ce qu’elle a voulu préciser. Bernanos a transfiguré ( son angoisse) sa mort en s’en inspirant, lui qui avait gardé le texte de GVLF au Brésil où il a fait son chemin;.
PS Je pourrais ne dire bien plus en suivant le père Xavier Tilliette sur l’actualité de cette oeuvre. ( les deux! )