Ce Grand Entretien Philippe de Villiers – Alexandre Devecchio est paru dans Le Figaro du 15 octobre dernier. Il s’agit ici d’Histoire et de grande politique. Qui, comme notre littérature invoquée par ailleurs aujourd’hui dans ces colonnes à propos du nouveau spectacle de Fabrice Luchini, nous renvoie à nos racines immémoriales sans lesquelles un pays comme la France perd son âme. Au reste, les grands historiens, comme Michelet et Bainville sont aussi de grands écrivains. Et les hommes politiques qui ont marqué leur temps étaient pétris d’Histoire et de littérature et ne concevaient leur action que de ce double angle de vue historique et littéraire. Ce n’est sans doute pas le cas de toutes les nation, ni de tous les Pouvoirs. C’est le nôtre.
GRAND ENTRETIEN – Dans son nouveau livre, Le Roman du Roi-Soleil (Plon), le fondateur du Puy du Fou raconte la vie de Louis XIV à la première personne. Après Clovis, Saint Louis, Jeanne d’Arc, il ajoute un nouveau chapitre à sa monumentale histoire de France romanesque. Une leçon d’histoire et de politique qui a la force de l’épopée.
Au cadran solaire de tous les continents sonne l’heure du réveil des nations Philippe de Villiers
Clovis, Saint Louis, Jeanne d’Arc, Charette et maintenant Louis XIV, c’est une véritable histoire de France romanesque que vous construisez depuis des années. Avez-vous l’intention d’écrire un véritable roman national ?
Oui. Si la Providence m’en laisse le loisir. À l’heure où, sous nos yeux distraits par les gesticulations consuméristes des histrions, s’active la grande fabrique de l’homme de sable, on commence à comprendre que l’évangile des droits de l’homme ne suffit plus à étancher la soif des mémoires en manque et des âmes appelantes, palpitantes. Il est urgent de renouer avec les anciens serments tramés dans l’étoffe des songes et d’inventer une mise en image allégorique pour déposer dans le sillage de chaque petit Français, un peu de nos tendresses enfouies.
L’Histoire a-t-elle besoin de romanesque pour être transmise? Vous inscrivez-vous dans la filiation des Michelet, Bainville, Taine ?
Je n’ai pas cette prétention. Mais j’ai pu observer, depuis plusieurs décennies, les trois étapes du mémoricide français. La première étape, c’est avec Giscard et son «libéralisme avancé», établi sur l’idée de «sortir la France de l’Histoire pour l’abriter du malheur». Son ministre de l’Éducation, René Haby, lui emboîte le pas et entonne la nouvelle antienne des «disciplines d’éveil». L’Histoire perd son droit d’aînesse. La deuxième étape, c’est sous Mitterrand, avec l’arrogance des universitaires qui livrent l’Histoire aux sciences sociales jargonnantes et mortifères. On tue l’épopée. Les historiens deviennent des médecins légistes. La troisième étape correspond au changement de peuplement: voici venir le temps de l’héroïsme inversé qui ouvre les voies à la mémoire pénitentielle. On passe à la vision doloriste et repentante. On halalise et on wokise le livre d’heures.
Ce travail de romancier de l’histoire nationale vous l’effectuez également à travers le Puy du Fou. Malgré son succès populaire qui ne cesse de s’accroître d’année en année, une partie du monde médiatico-politique continue d’attaquer votre parc. Comment l’expliquez-vous ?
La panique des déconstructeurs, qui ont fait du roman national un roman noir, souligne le grand basculement. Christopher Lasch nous avait prévenus: «Le déracinement déracine tout, sauf le besoin d’enracinement». Le Puy du Fou restitue le grand Mémorial et le fait vibrer. On y vient en masse boire à la source d’eau vive. Plus personne ne prête attention au murmure de la crapaudaille qui coasse dans la douve croupissassante qui passe.
Alors que certains militants tentent de déboulonner les statues, votre travail consiste-t-il au contraire à ériger des statues aux grands personnages de l’Histoire ?
Fustel de Coulanges nous avait alertés: «Les nations qui ne rêvent plus sont condamnées à mourir de froid.» Le va-et-vient entre la vie et la statuaire passe par l’imaginaire. On a besoin de fixer des modèles, de croiser l’idéal en bas de chez soi. L’Histoire, c’est du Faux qui s’incarne ; la Légende, c’est du Vrai qui se déforme. La Rome impériale a cessé de vivre lorsqu’elle a perdu en même temps la Fides devant ses marbres allégoriques, la garde de son Limes confié aux Barbaricum, et les ferveurs du Mos Majorum.
Pourquoi Louis XIV ?
À regarder pendant des heures et depuis des années le célèbre portrait d’un Louis XIV vieilli, aux traits tirés, désincarné, et qui tient son sceptre à l’envers, par le célébrissime Hyacinthe Rigaud, je me suis laissé gagner par l’idée de lui rendre la vie, de le restituer à ses enfances, à sa jeunesse, à ses plus belles années, d’entrer dans son for intime, afin de le suivre en ses desseins, ses doutes, ses fulgurances.
J’ai rêvé de descendre le tableau, de lui redonner des couleurs, de le faire revivre par un rajeunissement baroque. J’ai rêvé de lui parler et de le faire parler, de retrouver ses accents, ses élans, son coup d’œil, son génie, son esprit en cascade, sa manière de jardiner, ses pensées et ses broderies d’orangers…
J’ai écrit ce livre comme un journal intime, un mémorial imaginaire du Roi-Soleil. Je n’ai guère forcé le trait pour le mettre en confidence. Je n’ai mis dans sa bouche que des propos tenus ou probables. Il a beaucoup parlé. Il avait du goût pour la métaphore et l’éthopée. Nombre de ses répliques sont passées à la postérité. Il prenait les mots et les frappait comme des médailles.
Maintenant que je l’ai quitté, je le vois encore plus grand qu’avant de prendre la plume. Il a laissé, derrière lui, des actions d’éclat mais aussi des leçons incomparables dans la conduite des peuples. Mais surtout, il fut un artiste. Et, dans un acte d’amour inouï, il a conçu et enrichi la France comme une œuvre d’art.
Vous avez voulu écrire la biographie de Louis XIV à la première personne, pourquoi ?
Pour atteindre son for intime. Le règne personnel de Louis XIV a duré cinquante-quatre ans, après la mort du cardinal Mazarin. Il a vécu soixante-dix-sept ans. Ce qui est fascinant dans cette longue vie, pleine de tumulte, de troubles et d’ascensions, c’est l’immense contraste entre son équanimité et la somme de toutes les contrariétés qu’il lui a fallu endurer. Le choc traumatique d’une enfance ballottée aurait dû produire un roi malingre, schizophrène, toujours sur ses gardes, se méfiant de ses collaborateurs. Avec Louis XIV, c’est le contraire. Il cherche des gens plus intelligents que lui, il convertit le mal en nouvelle chance, dans une alchimie intime qui échappe à l’historien. Il faut entrer dans son âme pour en comprendre les mélodies et les harmonies.
Vous insistez sur le contraste entre le calme du règne et les orages des premières années. Quelle est donc la clé du mystère de ce contraste?
Quand Louis XIV meurt, son adversaire, Frédéric- Guillaume de Prusse, lui rend ainsi hommage en cinq mots: «Messieurs, le roi est mort.» Il est le roi de l’Europe française. Voltaire écrira plus tard, d’une plume admirative: «Tout fut tranquille sous son règne.» Cette tranquillité contraste avec les désordres, les rébellions, les trahisons vécus dans son enfance. Il a tout vu, tout connu, tout supporté: les humiliations, la fuite en pleine nuit, les lance-pierres des douves du Palais Cardinal, l’arrogance des juges qui veulent transformer le Parlement en un parliament à l’anglaise qui fera décapiter le roi Charles Ier .
Le petit monarque a tiré toutes les leçons de cette enfance incertaine, traquée, où il lit chaque jour, dans le regard de la Régente, les angoisses d’une mère qui ne veut pas faillir. C’est de toutes ces obscurités que sortira le Roi-Soleil. Il rendra à la monarchie son prestige. Il jettera les bases de l’État moderne. Il assurera l’ordre en exerçant une autorité bienfaisante, salvatrice. Il nous a laissé une belle méditation sur l’humeur des peuples qui ne ressentent l’utilité du commandement que lorsque celui-ci leur manque: «Tant que tout prospère dans un État, on peut oublier les biens infinis que produit la royauté et envier seulement ceux qu’elle possède: l’homme, naturellement ambitieux et orgueilleux, ne trouve jamais en lui-même pourquoi un autre lui doit commander jusqu’à ce que son besoin propre le lui fasse sentir. Mais ce besoin même, aussitôt qu’il a un remède constant et réglé, la coutume le lui rend insensible.»
Sa vie fut une œuvre d’art. Il était un artiste. Il fut un grand danseur et un grand politique. Son règne est un chef-d’œuvre de l’art politique. Ce n’est pas un hasard si les présidents successifs choisissent, pour recevoir les chefs d’État et leur faire impression, la Galerie des Glaces. C’est là que le Roi-Soleil recevait les excuses du Doge de Gênes et les lettres de créance des ambassadeurs du Siam, de la Perse et la Chine. À cette époque-là, l’empereur de Chine appelait son vis-à-vis Louis XIV, le roi du monde.
Plus que tout autre, le Roi-Soleil a été le roi des lettres et des arts. Au-delà de sa politique, incarnait-il une forme d’esprit français auquel vous êtes particulièrement attaché ?
Il a inauguré une nouvelle ère où s’entremêlent, dans de fécondes harmonies, le politique et le poétique. Il a fait du gouvernement des arts un art de gouverner. Il a ouvert le lys à trois pétales, en cultivant, au royaume de France, les fleurs de rhétorique, les fleurs de régale et les fleurs d’âme. Il accepte d’être le parrain du fils de Molière, à qui il confie la mission de seconder Colbert comme législateur: «Une pièce de Molière vaut vingt édits royaux pour corriger les mœurs des Grands.» Il a laissé un dialogue saisissant avec Le Nôtre, à qui il commande un jardin régalien ; «L’Ordre, en esthétique, c’est la Symétrie. La Justice, en esthétique, c’est la Perspective.» Le jardin à la française est né. Il presse Bossuet de lui donner accès à l’ultime floraison de ces belles périodes où se loge la Transcendance et la Grandeur. Les humilités offertes de ses ultimes souffrances et de son agonie resteront à jamais comme un modèle des effacements royaux.
Quelles leçons les hommes politiques contemporains peuvent-ils tirer de son règne ?
Dans tout ce qu’il approchait, dans tout ce qu’il touchait, il avait toujours un temps d’avance. Sa leçon de vie est immense: c’est le plus politique de tous nos politiques depuis Clovis. Il a tout compris sur la nécessité des frontières, avec la Ceinture de Fer de Vauban, sur le pouvoir et son usure, sur les juges et leurs prétentions, sur les courtisans et leurs intrigues, sur les services irremplaçables de l’impôt du sang, mais aussi sur les richesses incommensurables de la tradition oblative de la Chrétienté.
Il nous aide encore aujourd’hui – surtout aujourd’hui – dans ses réflexions sur le subtil composé de la potestas et de l’auctoritas. Nous avons perdu les deux. Pour le Roi-Soleil, il n’y a pas de pouvoir sans le double lien du Temps long et du Sacré que garantissent la filiation familiale et la sacralité d’incarnation.
D’une certaine manière, il a gouverné une France fracturée en proie aux divisions religieuses. Que pensez-vous de sa décision controversée de révoquer l’édit de Nantes. Était-ce une erreur, synonyme d’intolérance, ou la seule manière de garantir l’unité du royaume ?
Ce fut l’acte le plus populaire du règne. L’intention fut portée par tout un peuple. Bossuet parle même «d’un nouveau Constantin». Un peu plus tard, Vauban, interrogé par le roi, esquissera une métaphore éloquente: «Eh bien, Sire, la France est comme un cheval qui a manqué une haie d’approche. L’éventration ne se voit pas sous le poitrail ensablé, mais il perd beaucoup de sang. Il ne gémit même plus, il s’en va…»
Le roi lui demande:
– De quel sang parlez-vous?
– Du meilleur sang français. C’est l’exil d’une foule d’hommes de mérite.
La Révocation fut une erreur politique.
Pour terminer, une question liée à l’actualité politique dont vous restez un observateur. Que pensez-vous du contexte des élections européennes? Et qu’en attendez-vous ?
Ce que j’en attends, c’est qu’on ne tourne plus la mêlée. Qu’on affronte le Réel, qu’on dise la Vérité ; et la Vérité est tragique: cette Europe nous a abandonnés. C’est une Europe de la Soumission – soumission à l’OTAN, à l’américanisation, à la marchandisation planétaire, à l’islamisation. Elle a fait le choix du basculement sous nos yeux. Elle est engagée en Ukraine dans une voie sans issue et elle a choisi d’échanger le gaz russo-azéri contre la liberté du peuple arménien. Elle se déshonore. Il est urgent, il va être temps, le moment arrive de faire autre chose. Car, au cadran solaire de tous les continents, sonne l’heure du réveil des nations. L’Europe n’est plus dans le bon fuseau horaire. Qui osera remettre les aiguilles à l’heure? ■