PAR MATHIEU BOCK-CÔTÉ.
COMMENTAIRE – Cet article est paru dans Le Figaro de samedi matin 18 novembre. Mathieu Bock-Côté y parle d’un chanteur décédé et d’un groupe de son pays. Et voilà un bel article, sans idéologie, sans fardeau politicien, sans juridisme, sans valeurs de la République, sans laïcité, sans droits de l’homme, sans dilemmes démocratiques, sans calculs ni espérances droitières ou électoralistes quelconques. Et il en résulte un parler vrai, enraciné dans les lumières naissantes de l’enfance, la saveur des héritages et des traditions, la tristesse de ce qui tend à mourir et que l’on pleure. Il en résulte un article émouvant. Si Mathieu Bock-Côté nous y autorisait, nous lui dirions que nous le préférons patriote québécois que comme analyste lorsqu’il nous semble parfois concéder trop au logos dominant, sur les plateaux médiatiques et les cercles parisiens. Même si son mouvement naturel le ramène assez vite à ses instincts naturels de mise en cause des absurdités de notre époque. Et à les combattre avec la fougue, l’intelligence et le talent qui nous sont devenus familiers. Vive le Québec !
CHRONIQUE – Mathieu Bock-Côté en rendant hommage au chanteur des Cowboys fringants, Karl Tremblay, décédé le 15 novembre, dont le groupe, écrit-il, incarnait la part la plus intime de la culture québécoise, célèbre, en réalité l’âme historique et charnelle de son pays.
Le 15 novembre, Karl Tremblay, le chanteur du groupe Les Cowboys fringants, s’est éteint à 47 ans. Son combat contre le cancer était connu, et tous avaient compris qu’il ne s’agissait plus de le vaincre mais de lui tenir tête le plus longtemps possible. Il n’en demeure pas moins que la nouvelle a frappé profondément les Québécois, qui multiplient depuis les veillées pour lui rendre hommage. Tous sentent bien que ce n’est pas seulement un artiste aimé de son public qui vient de mourir, mais aussi un homme qui, avec son groupe, a su incarner et réanimer la part la plus intime de la culture québécoise, et cela, depuis près d’un quart de siècle.
Les Cowboys fringants apparaissent à la fin des années 1990 et au début des années 2000, dans un contexte marqué par l’échec du référendum sur l’indépendance. Les grands espoirs qui n’aboutissent pas engendrent un sentiment d’avortement collectif, et cela encore plus dans un pays inachevé comme le Québec, auquel il arrive souvent de douter de la valeur de son existence. Ne faudrait-il pas comme peuple mettre son drapeau En berne, comme le disait une de leur chanson ? À quoi bon vivre en français en Amérique ? Ne faudrait-il pas, quatre siècles après les premiers jours de l’Amérique française, et deux siècles et demi après la conquête anglaise, capituler, et devenir une région parmi d’autres dans l’empire nord-américain ?
Convictions indépendantistes
Cette question se pose concrètement pour les artistes : vaut-il encore la peine de chanter en français. Mais qui raisonne ainsi pense comme un automate mondialisé, pour qui la langue n’est qu’un instrument de communication. On pourrait passer de l’une à l’autre pour conquérir le grand marché mondial. André Belleau, à propos de la condition québécoise, l’avait pourtant dit à sa manière : nous n’avons pas besoin de parler français, nous avons besoin du français pour parler. La langue est l’expression de l’être intime d’un peuple. Autrement dit, un peuple qui s’arrache à sa langue et sa culture en croyant s’universaliser s’autodétruit. Karl Tremblay et les Cowboys fringants ont chanté en français, sans jamais effacer leur marque québécoise, sans jamais que cela ne leur ferme les portes du vaste monde. Il n’est pas inutile de rappeler qu’ils brandissaient toujours fièrement le drapeau québécois et qu’ils revendiquaient leurs convictions indépendantistes.
On me pardonnera la théorie suivante, je la sais bancale, mais elle me semble néanmoins vraie : il existe un « son » propre à chaque pays. Un son immédiatement reconnaissable par ses fils, mais aussi par les étrangers. Les Cowboys fringants ont su, sans même le chercher, car cela leur était naturel, exprimer le « son » québécois, et créer à partir de lui. On sentait chez eux un terroir qui n’était pas un simple folklore. Ils ont pris le relais, de Beau Dommage, un autre groupe qui a su, dans les années 1970, incarner le mieux la renaissance culturelle québécoise. Leur œuvre croise une autre, celle de Mes aïeux, qui font revivre à leur manière le vieux passé canadien-français. Le peuple québécois est un peuple qui a d’abord chanté sa culture, et il en est encore ainsi aujourd’hui. Le dernier grand spectacle, à l’été 2023 des Cowboys, sur les plaines d’Abraham, à Québec, a témoigné de ce lien intime qu’ils avaient avec leur peuple.
Mais je l’ai dit, Les Cowboys fringants, à la différence de Beau Dommage sont arrivés dans un contexte où le peuple québécois était désorienté par ses défaites à répétition. Ils arrivaient aussi dans un environnement où de nouvelles inquiétudes perçaient, qu’il s’agisse de la mondialisation ou de la crise écologique. Ils ont l’angoisse d’un monde qui s’effiloche. Mais si le groupe était « engagé », il n’était pas pour autant militant au sens propre.
On trouve dans sa musique tout à la fois la joie de vivre caractéristique du peuple québécois depuis ses origines et une tristesse, ou plus exactement, une mélancolie, qui ne s’explique pas seulement par des raisons politiques. J’insiste : la mélancolie était la tonalité propre des Cowboys, qui chantaient le temps qui passe, comme dans Toune d’automne, les amitiés qui durent, avec Mon chum Rémi, l’amour, avec Sur mon épaule, la folie d’un monde où l’homme se perd en de vaines conquêtes, avec Plus rien. L’Amérique pleure, leur dernier grand succès, un authentique chef-d’œuvre à mon avis, a su dire l’absurdité de notre époque.
Je ne crois pas me tromper en disant que les classiques des Cowboys fringants seront longtemps chantées, qu’ils sont désormais inarrachables de l’identité québécoise. Depuis mercredi, j’écoute en boucle leurs chansons, en constatant que je les connais à peu près toutes par cœur. Et il me suffit de les entonner pour me rappeler à quel point j’aime mon pays plus que tout, et que c’est à travers la voix de Karl Tremblay et de ses Cowboys fringants que cet amour s’est exprimé pour tant de gens depuis vingt-cinq ans. ■
Mathieu Bock-Côté
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques (éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois(éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Ses derniers livres : Le multiculturalisme comme religion politique, aux éditions du Cerf [2016] – le Le Nouveau Régime(Boréal, 2017) – Et La Révolution racialiste et autres virus idéologiques, Presses de la Cité, avril 2021, 240 p., 20 €.
Lire aussi dans JSF
L’arrogance des « élites » et la fin de la démocratie
Ècoutons-le, nous aussi :
Inquiet: l’Amérique pleure
https://www.youtube.com/watch?v=sYRp8oP0yiw
Désespéré: Plus rien
https://www.youtube.com/watch?v=WygtbPEtVWQ
Fraternel: Mon chum Rémi
https://www.youtube.com/watch?v=HDMHf96_W-M
etc….
Grande perte pour le Québec, en effet. Puisse leurs engagements passer à d’autres et aboutir.
Et comme disait le général De Gaulle, vive le Québec libre !