Par Pierre Builly.
Affreux, sales et méchants d’Ettore Scola (1976).
Toute-puissance de la misère.
Résumé : Une famille italienne du quart-monde, originaire des Pouilles, dans un bidonville de Rome au début des années 1970. Parents, enfants, conjoints ou amants, petits-enfants et la grand-mère — s’entassent dans le taudis, vivant de larcins et de prostitution, sous l’autorité tyrannique du patriarche borgne, Giacinto, avare et violent. Celui-ci cache soigneusement une liasse d’un million de lires, reçues en indemnité à la suite d’un accident du travail où il a perdu un œil…
Extraordinaire cruauté, extraordinaire lucidité de réalisation d’Ettore Scola qui étale de manière fascinante les horreurs de la crasse et les horreurs de la vie dans ce qui aurait dû être un documentaire si l’auteur ne s’était rendu compte que la fiction est davantage porteuse de sens.
La fable est accablante, plus méchante encore qu’elle n’est narquoise, sans aucune échappatoire, sans aucune lueur. Comme il est étonnant, dans un des suppléments de l’édition DVD, d’entendre Scola continuer à tenir un langage marxisant idéaliste, estimant que la laideur, la saleté et la méchanceté des protagonistes sont dues à l’intrinsèque perversion de la société et au désir de possession de tous ceux qui la composent !
Peu de cinéastes ont pourtant autant que lui représenté le désenchantement, la déception, la désillusion, la gueule de bois des lendemains promis à chanter ! Nous nous sommes tant aimés et La terrasse dressent l’accablant constat des réveils douloureux des utopies. Affreux, sales et méchants est sans doute davantage encore désespérant : il n’y a rien à sauver, rien à espérer, et rien pour croire…
Si la figure de Giacento, potentat égocentrique joué par Nino Manfredi avec un talent bluffant dans l’outrance reste durablement dans les mémoires, c’est sans doute l’image accablante de la gamine à bottes jaunes qui est la plus emblématique et la plus affreuse : elle est parfaite, cette petite : c’est elle qui se lève la première de toute la maisonnée et qui, sans un mot, sans un bout de révolte va emplir d’eau bidons, cruches et jerricans à l’unique robinet du bidonville ; et puis, comme une fourmi industrieuse et sage, elle s’occupe des plus petits : elle les conduit dans cette sorte de cage où, toute la journée, ils jouent avec des riens, elle les console, les mouche, les torche ; elle est magnifique d’abnégation, de dévouement, de générosité. Plus que tout autre, elle mériterait de se sortir du cloaque, et on sent qu’il ne lui faudrait qu’un rien, une main tendue, un instituteur qui remarquerait sa lumière, un prêtre qui lui ouvrirait une porte, pour qu’elle puisse échapper à son destin…
Mais son destin est inscrit ; et les dernières images du film la reprennent, bouleversantes : comme chaque matin de sa pauvre vie, elle est première à se lever et à quitter la maison avec ses bidons pour, enfant encore, toiser le vide et jouer à une sorte de marelle dérisoire au-dessus des toits de Rome avant d’aller emplir ses récipients. Seulement elle est enceinte, d’on ne sait qui, et sans doute elle pas davantage, et sa vie est désormais tracée.
Constance de l’inéluctable. ■
DVD autour de 20€.
Chroniques hebdomadaires en principe publiées le dimanche.