LE FIGARO. – Pedro Sánchez a été investi jeudi 16 novembre par le Parlement pour un nouveau mandat à la tête du gouvernement espagnol après quatre mois d’impasse politique consécutive aux élections législatives du 23 juillet dernier. Il a été investi au prix d’une amnistie promise aux organisateurs du référendum d’indépendance contesté de 2017. Était-ce inéluctable au vu de la crise traversée par le pays ?
Benjamin MOREL. – Il faut bien comprendre ce qu’il s’est passé. Pedro Sánchez, pour obtenir son investiture, a accepté d’amnistier 400 leaders et militants catalans qui ont été condamnés pour sécession. Amnistier, ce n’est pas gracier. Amnistier signifie que l’on considère que vous n’êtes pas coupable. Indirectement donc, Pedro Sánchez reconnaît la légitimité de l’acte de sécession. C’est une concession qui va bien au-delà de l’exemption de peines, la plupart assez légères, prononcées à l’encontre des leaders séparatistes.
Ensuite, Pedro Sánchez reproche à la droite de ne pas accepter le sort des urnes et sa défaite. Sauf que pour son investiture, il a, grâce à cette manœuvre, obtenu le soutien de Junts per Catalunya, qui est un parti libéral très à droite. Ce dernier n’a soutenu le gouvernement que parce que ce dernier a accepté de tout lâcher. Pour les sept voix de ce parti, quatorze si l’on compte également celles de la gauche indépendantiste catalane (l’ERC), le gouvernement Sánchez a accepté de remettre en cause tous les principes. Il a lâché sur l’application de la loi pénale pour tous. Il a lâché sur l’unité de l’Espagne. Il a également lâché sur la solidarité nationale. Que la Catalogne obtienne ou pas son indépendance, les nationalistes catalans demandent en effet (gauche ERC comprise) de ne plus payer pour les Andalous ou les Estrémaduriens. La gauche espagnole qui se veut sociale a donc capitulé, pour quatorze voix, la solidarité nationale.
Il y a donc une responsabilité historique de Pedro Sánchez. Il a voulu ces élections pour éviter une arrivée de la droite au pouvoir. Il a choisi de ne pas tenter une nouvelle dissolution pour se sortir de ce marasme et a préféré brader l’âme du PSOE. En faisant cela, il polarise également la société espagnole en pensant en tirer avantage. Restent ensuite les conditions globales de l’accord. Le mode de scrutin espagnol, une proportionnelle par région, est le plus favorable qui soit aux petites formations séparatistes. Par ailleurs, le caractère asymétrique en Espagne stimule ces dernières. Cette combinaison fatale fait qu’aujourd’hui même Madrid compte des formations autonomistes. Dans ce contexte, obtenir une majorité au Parlement devient une gageure pour quiconque, et ces petits partis peuvent vendre très cher leur soutien… contribuant par les concessions qui leur sont faites à aggraver le problème. Si l’Espagne veut survivre, il y a urgence pour elle à modifier son mode de scrutin. À défaut, il y aura toujours un Pedro Sánchez pour céder à Méphisto pour quelques mois de pouvoir.
Quelles seront les conséquences pour l’Espagne de cet accord de circonstance ?
Elles peuvent être dramatiques. Des négociations vont être lancées sur les évolutions possibles du statut de la Catalogne. Si jamais elles débouchent, un référendum peut avoir lieu sur l’indépendance. La Catalogne pesant 19% du PIB de l’Espagne, ce serait dramatique pour le pays, mais aussi pour la Catalogne dont les milieux économiques s’étaient affolés lors du référendum. Par ailleurs, si le gouvernement cède sur la Catalogne, le Pays Basque voire la Galice ne sauraient être en reste. Le Pays Basque se gargarise pour l’instant du statut de plus grande exception au sein de l’ensemble espagnol. Les Catalans lui jalousent notamment son régime fiscal. S’ils obtiennent satisfaction, les nationalistes basques qui réclament une nationalité basque avec des droits propres (notamment concernant la propriété et le vote) pourraient être amenés à redoubler de revendications pour ne pas paraître à la traîne.
Enfin, en légalisant ex post les référendums illégaux, Pedro Sánchez ouvre nécessairement la voie à de nouvelles tentatives un peu partout en Espagne, ce qui devrait fragiliser profondément et structurellement la stabilité du pays.
Cette amnistie promise aux organisateurs du référendum d’indépendance contesté s’inscrit-elle dans la continuité d’un mouvement de fond, la montée en puissance du régionalisme et de l’indépendantisme ?
Oui et non. Oui, car comme on l’a évoqué, l’Espagne a été pionnière en matière de décentralisation asymétrique, ce que l’on appelle en France la différenciation territoriale. Or, cette dernière stimule fortement les régionalismes. En liant identité, statut et compétences, on crée une surenchère. Plus mon identité est reconnue, plus mon statut est particulier. Or, si mon statut est moins autonome que celui du voisin, alors c’est que mon identité est méprisée, ce qui est évidemment insupportable. Lorsque le statut de communauté autonome a été créé pour les régions à «forte identité», d’autres régions ont également exigé de l’obtenir. S’y est alors également développé un régionalisme de réaction. Dans les régions comme la Catalogne ou le Pays Basque, la négociation sur le statut de chaque communauté autonome a conduit à une surenchère. Comme les Catalans n’ont pu obtenir des compétences fiscales sur le modèle du régime foral basque, le ton est monté vers l’indépendance. Or, ce régime a permis au petit Pays Basque de devenir une région prédatrice, asséchant le tissu économique de ses voisins en usant de leviers fiscaux sur lesquels ils ne peuvent répondre. L’accepter pour la Catalogne aurait été un drame pour le reste du pays. Par ailleurs, les nationalistes basques et surtout catalans ont formé une jeune génération extrêmement radicale. C’est elle qui a manifesté et contraint les barons de la droite autonomiste catalane à se rallier à l’indépendance. Le phénomène est très semblable à ce que l’on peut connaître, par exemple, en Corse.
En même temps, les régionalistes ont subi une sévère défaite lors des dernières élections, ne parvenant qu’à faire élire 28 députés. Ce n’est donc pas un raz-de-marée qui aurait poussé Pedro Sánchez à négocier, mais une pure combinaison parlementaire.
Quelles pourraient être les répercussions en France et en Europe ?
C’est assez difficile à dire. Le référendum en Écosse a conduit l’Union européenne à se montrer beaucoup plus réservée vis-à-vis des régionalismes. Le gouvernement Sánchez veut pousser la reconnaissance des langues régionales à un niveau européen, ce qui représenterait un danger de déstabilisation pour d’autres États et fragiliserait un peu l’organisation de l’Union. Il est probable que dans beaucoup d’autres capitales, cela crispe plus que ça n’inspire. Cela peut donc favoriser une prise générale de conscience du problème.
En revanche, une indépendance de la Catalogne pourrait créer un effet domino en Espagne mais aussi en Flandres, en Padanie, voire, hors Union, en Écosse. La question est : est-ce que ce qui se passe chez nos voisins espagnols va enfin réveiller la classe politique française qui croit encore vivre dans un petit village gaulois épargné par ces phénomènes, alors que la Corse est la région européenne, bien devant la Catalogne, qui vote le plus pour des partis ethnorégionalistes et que le président du Conseil régional de Bretagne a dit explicitement vouloir s’inspirer du modèle corse. Au regard du discours d’Emmanuel Macron à Ajaccio il y a un mois, qui, comme Pedro Sánchez, n’hésite pas à tout lâcher, et du peu de réaction à gauche comme à droite… ce n’est pas évident. La classe politique espagnole est cynique, la classe politique française est naïve ; politiquement, c’est là une faute encore plus grave. ■
Il serait tentant, au sortir de cet entretien de qualité, de conclure que les maux de l’Espagne viennent de sa trop forte décentralisation. L’Espagne paierait le prix des communautés autonomes instituées par le roi Jean-Charles Ier lors de son accession au trône. Le séparatisme serait consécutif aux libertés locales. C’est certainement l’avis de Benjamin Morel, auteur d’un livre sur les « ethno-régionalismes » d’inspiration apparemment jacobine.
À mon sens, c’est une grave erreur de jugement. D’abord parce qu’il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs : la demande d’autonomie ou d’indépendance précède toujours la concession des libertés. C’est ainsi que l’insurrection de Dublin en 1916 a éclaté dans une Irlande asservie à la Grande-Bretagne. Idem pour les nombreux soulèvements polonais contre les Russes au cours du XIXe siècle (le « royaume du congrès » institué par le congrès de Vienne étant une fiction). Idem aussi, et cela nous concerne plus directement, pour la Nouvelle-Calédonie, dont la très large autonomie est postérieure aux troubles indépendantistes, lesquels sont à présent calmés à défaut d’être éteints.
Ensuite parce que le problème n’est pas que les Catalans veuillent continuer de parler leur langue, de préserver leurs coutumes, leurs « fueros », etc. Je trouve cela plutôt respectable au contraire.
Non, le problème vient d’une part de la faiblesse de l’Etat, qui a laissé pourrir la situation pendant des décennies (en laissant les indépendantistes attaquer petit à petit la place de la langue espagnole par exemple) quand il eût dû faire preuve de force. Il vient d’autre part de la nature parlementaire, et donc « discutailleuse » pour reprendre les termes de Donoso Cortés, du régime espagnol. Les événements récents en fournissent une preuve éclatante : c’est la logique parlementaire qui permet à Pablo Sánchez de procéder ainsi. Une preuve de plus que le parlementarisme est aux antipodes de la démocratie comme d’une politique digne de ce nom. Voilà un énième politicard soucieux de son pouvoir personnel avant tout et à n’importe quel prix (y compris la division des Espagnes), qui eût été insignifiant si le pouvoir échappait aux magouilles des parlementaires ; pour le dire autrement, si le roi régnait et gouvernait, au lieu d’inaugurer les chrysanthèmes.
Ce roi pourrait cependant sauver la situation comme il l’avait fait il y a quelques années en prenant la parole pour défendre l’unité de la nation. L’effet de son discours de 2018 avait été frappant : la situation s’est calmée très vite et les indépendantistes ont perdu beaucoup de crédit. Philippe VI, alors, avait été grand. Il doit l’être à nouveau en désavouant les manœuvres de son indigne serviteur.
Décidément, Maurras avait raison : les libertés locales ne sont possibles que si l’Etat (fédéral ou unitaire) est fort. C’est dire si la restauration de l’Etat doit aller de pair avec celle des libertés.
Votre commentaire, Legrand, est, comme de coutume subtil et complexe. Intelligent bien sûr.
je ne peux pas, pour autant, être d’accord avec lui. Je vois dans la décentralisation la mère de beaucoup de mal que nous subissons, la mère des féodalités qui permettent à des roitelets ploutocrates de s’emparer de la nature de notre pays.
De notre pays et non pas « de nos pays ». Moi qui suis Provençal de vieille souche et n’ai aucun rapport avec des Bretons ou des Lorrains, je ne nous reconnais que le même amour de la France. Ça ne m’empêche de manger ni de la quiche, ni de la cotriade, mais enfin, c’est très dérisoire, puisque j’aime tout autant le cassoulet et la choucroute. La France doit être une et unie.
Le grand travail de nos Rois a été de museler ces irrédentismes féodaux.
L’Espagne montre ce qui nous arrivera si nous laissons les prétendues « langues » régionales et les prétentions régionalistes nous envahir.
Vive la Nation !
Ouais… Pour ce qui est de s’emparer de la nature de notre nation, la livrer à d’autres, il n’y aura rien eu de mieux, de plus efficace, de plus antinational que l’Etat lui -même ! Alors, bon… Les « séparatistes » qui ne sont rien en France, n’auront été pour rien non plus dans son éclatement programmé. Ça, au moins, c’est clair !!!
Certains souffrent d’une myopie « micrologique » sur ce sujet : les langues régionales ont leurs aficionados, tant mieux ! rien ni personne ne leur interdit de les cultiver et de les promouvoir, encore mieux ! J’ai hautement savouré, par exemple, « La bête du Vaccarès » écrit en provençal de Camargue (une des variantes de l’Occitan). On y trouve des mots et des expressions dignes de revivre dans la langue de tous les jours.
Cependant, toute une jeunesse délaisse le français classique au profit d’un globish de magasins, de magazines. C’est le français qui est en grand danger. Et ce danger n’est pas, selon le simiesque et médiatique pléonasme de plus en plus répandu, « potentiel » ! On peut même dire, en précieux ridicule, que « le pronostic vital du français est fortement engagé » !
Lorsque l’on voit combien notre langue française est en danger, comment comprendre que des parents veuillent faire apprendre le basque, Le Breton ou le corse À L’ÉCOLE !
Qu’on apprenne ces idiomes dans un cadre folklorique, culturel, divertissant,; comme on apprend la sardane, la farandole ou la bourrée, si l’on veut…