Commentaire par Grégoire Legrand.*
Il serait tentant, au sortir de cet entretien de qualité, de conclure que les maux de l’Espagne viennent de sa trop forte décentralisation. L’Espagne paierait le prix des communautés autonomes instituées par le roi Jean-Charles Ier lors de son accession au trône. Le séparatisme serait consécutif aux libertés locales. C’est certainement l’avis de Benjamin Morel, auteur d’un livre sur les « ethno-régionalismes » d’inspiration apparemment jacobine.
À mon sens, c’est une grave erreur de jugement. D’abord parce qu’il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs : la demande d’autonomie ou d’indépendance précède toujours la concession des libertés. C’est ainsi que l’insurrection de Dublin en 1916 a éclaté dans une Irlande asservie à la Grande-Bretagne. Idem pour les nombreux soulèvements polonais contre les Russes au cours du XIXe siècle (le « royaume du congrès » institué par le congrès de Vienne étant une fiction). Idem aussi, et cela nous concerne plus directement, pour la Nouvelle-Calédonie, dont la très large autonomie est postérieure aux troubles indépendantistes, lesquels sont à présent calmés à défaut d’être éteints.
Ensuite parce que le problème n’est pas que les Catalans veuillent continuer de parler leur langue, de préserver leurs coutumes, leurs « fueros », etc. Je trouve cela plutôt respectable au contraire.
Non, le problème vient d’une part de la faiblesse de l’Etat, qui a laissé pourrir la situation pendant des décennies (en laissant les indépendantistes attaquer petit à petit la place de la langue espagnole par exemple) quand il eût dû faire preuve de force. Il vient d’autre part de la nature parlementaire, et donc « discutailleuse » pour reprendre les termes de Donoso Cortés, du régime espagnol. Les événements récents en fournissent une preuve éclatante : c’est la logique parlementaire qui permet à Pablo Sánchez de procéder ainsi. Une preuve de plus que le parlementarisme est aux antipodes de la démocratie comme d’une politique digne de ce nom. Voilà un énième politicard soucieux de son pouvoir personnel avant tout et à n’importe quel prix (y compris la division des Espagnes), qui eût été insignifiant si le pouvoir échappait aux magouilles des parlementaires ; pour le dire autrement, si le roi régnait et gouvernait, au lieu d’inaugurer les chrysanthèmes.
Ce roi pourrait cependant sauver la situation comme il l’avait fait il y a quelques années** en prenant la parole pour défendre l’unité de la nation. L’effet de son discours de 2018 avait été frappant : la situation s’est calmée très vite et les indépendantistes ont perdu beaucoup de crédit. Philippe VI, alors, avait été grand. Il doit l’être à nouveau en désavouant les manœuvres de son indigne serviteur.
Décidément, Maurras avait raison : les libertés locales ne sont possibles que si l’Etat (fédéral ou unitaire) est fort. C’est dire si la restauration de l’Etat doit aller de pair avec celle des libertés. ■
* Commentaire paru dans JSF hier dimanche.
** Plus précisément le 3 octobre 2017, après une proclamation restée sans effet d’indépendance de la Catalogne par le gouvernement catalan.
Voir…
Quel honneur d’être publié dans JSF ! Au passage, merci d’avoir corrigé mon erreur, Philippe VI a bien prononcé son discours en 2017 et non en 2018, comme je l’avais écrit.